La Baronne trépassée

III.

Mlle Hélène Borelli, fille du fermier desgabelles de ce nom, avait vingt-trois ans, une tête grecque, degrands yeux noirs bordés de longs cils, des yeux de velours, commeon dit ; une taille bien prise, assez haute, des mains destatue et une peau d’une blancheur éblouissante, et si mate quelorsqu’elle était immobile on l’eût volontiers prise pour unemadone de marbre.

À deux heures de l’après-midi, M. le baron de Nossacn’avait pas vu sa femme encore ; à quatre, il lui futprésenté ; à six, il dînait avec elle chez son beau-pèrefutur, et à onze il montait en carrosse pour aller àSaint-Germain-l’Auxerrois, où le petit abbé de Morfrans, soncousin, célébrerait la messe de mariage.

– Eh bien, demanda Simiane au baron, au moment où ilconduisait sa fiancée à son carrosse, comment latrouves-tu ?

– Ma foi, cher, dit le baron avec fatuité, elle est assezbelle, et je crois que je l’aimerai un grand mois tout desuite.

– Monsieur le baron, lui dit Hélène d’une voix douce, jedésirerais fort causer dix minutes en tête-à-tête avec vous.Voudriez-vous prier votre ami, le marquis de Simiane, de monterdans le carrosse de mon père ?

– Marquis, dit tout bas M. de Nossac à Simiane,c’est le premier entretien et le dernier, sans doute, que j’auraiseul à seule avec mademoiselle avant qu’elle soit ma femme…

– Je te comprends, baron ; ne te gêne pas…

Et Simiane monta près du fermier des gabelles, quis’épanouissait dans son habit brodé d’or sur les coussins debrocart de son carrosse.

Le beau monde de la ville et de la cour était prié au souper denoces chez le bonhomme Borelli, mais le marquis de Simiane avait eule tact exquis d’inviter peu de personnes à la messe demariage.

Il n’y avait donc qu’une dizaine de carrosses à la suite decelui des futurs époux.

– Monsieur le baron, dit Hélène à son mari, quand le leurs’ébranla, onze heures sonnent, nous ne serons mariés qu’àminuit.

– Cette heure est un siècle, mademoiselle, réponditcourtoisement le baron.

– Voulez-vous me permettre un quart d’heure de conversationsérieuse ?

– Je suis tout à vos ordres.

– Et me répondre avec une entière franchise ?

– Foi de gentilhomme !

– Eh bien, monsieur le baron, je serai franche aussi. Monpère a voulu notre mariage, par ambition et par orgueil. Moi, aucontraire…

La jeune fille hésita.

– Vous ? interrompit le baron.

– Si je n’étais si près d’être votre femme, je n’oseraisvous l’avouer : c’est par amour.

– Ah ! mademoiselle, fit le baron avec joie, vous meconnaissiez donc ?

– Je vous ai vu une heure, il y a deux mois. Or, monsieur,je sais bien que vous ne pouvez m’en dire autant, et que ce mariagen’est pour vous…

– Ce mariage, interrompit le baron, aurait pu être, hierencore, une spéculation de ma part. Aujourd’hui, tout est changé,je vous aime.

– Dites-vous vrai ?

Et la jeune fille attacha, malgré la demi-obscurité où ilsétaient plongés, un regard ardent sur Nossac.

– En pouvez-vous douter ? Vous êtes sibelle !

– C’est que, dit Hélène, je ne veux pas vous tromper, moi,et il faut que vous me connaissiez bien…

– Oh ! oh !

– Vous me dites que vous m’aimez, je le crois ; maissi vous me trompiez…

– Ah ! fi !

– Je ne vous le pardonnerais de ma vie.

Et une étincelle qui fit tressaillir le baron jaillit de l’œilnoir d’Hélène.

– Mon Dieu ! oui, fit la jeune fille. Je ne suis pasde noblesse, mon père n’est pas même d’épée, et je n’ai personned’église dans ma famille. Nous sommes de pauvres bourgeoisenrichis, et je conçois qu’un gentilhomme qui daigne nous éleverjusqu’à lui se fasse peu de scrupule de tromper une femme de macondition…

– Je vous jure que la pensée en est loin de moi.

– Je vous crois encore, monsieur le baron ; maisécoutez : nous ne serons mariés que dans une heure, et il estencore temps de rompre.

– Fi ! quelle proposition !

– Me jurez-vous d’abandonner l’existence un peu débauchéeque vous avez menée jusqu’à ce jour ?

– Je vous le jure.

– Vous ne me donnerez jamais le droit de ne pas être unehonnête femme ?

– Oh ! jamais.

– Si un jour je prenais un amant, auriez-vous le courage deme tuer ?

– Oui, fit résolument le baron.

– Me donnez-vous le même droit ?

Le baron hésita, mais il jeta un regard à la jeune fille, et latrouva si belle qu’il répondit aussitôt d’une voix ferme :

– Oui, je vous le donne.

– Et vous me jurez que vous m’aimez ?

– Je vous le jure.

– Assez, monsieur le baron, dit Hélène ; je seraivotre femme devant les hommes dans quelques minutes, je la suis dèsà présent devant Dieu.

Et elle lui tendit son front d’ivoire, qu’il baisa.

Le carrosse s’arrêtait au même instant sous le porche de lavieille église.

Le baron descendit de voiture le premier et offrit ensuite lamain à sa femme.

Elle s’appuya sur son bras avec une noble lenteur, et gravitavec lui les marches du temple.

Sur la dernière elle s’arrêta.

– Monsieur le baron, dit-elle en le regardant en face, ilen est temps encore, voulez-vous que je vous rende votreparole ?

– Quelle folie !

– Vous tiendrez vos serments ?

– Oui.

– Prenez garde ! Ils sont lourds pour un homme commevous.

– Ils pourraient l’être avec une autre femme, mais non avecvous. Je vous l’ai dit, Hélène, vous êtes belle… et je vousaime !

– Eh bien, dit-elle, tandis que son œil de velours brillaitd’une flamme pudique, allons alors, je serai votre femme !

 

Le prêtre était à l’autel, les assistants avaient déjà prisleurs places dans le chœur.

Simiane et Villarceaux étaient les témoins du baron. Lechevalier de Mirbel et le comte d’O… ceux de la jeune femme.

À minuit et demi, la bénédiction nuptiale avait été donnée auxépoux, et Hélène Borelli remonta en voiture baronne de Nossac.

– Ouf ! murmura Simiane, voilà qui est fait. Lebonhomme Borelli ne me refusera plus les deux cent mille livres queje lui demande à emprunter sur ma terre de Sault, déjà si forthypothéquée.

– Ouf ! murmurait en même temps le baron, on peut àprésent annoncer et crier la mort de Mgr le régent, je suis assezriche pour renoncer de bon gré à mon gouvernement de Normandie.

– Ouf ! murmurait pareillement le bonhomme Borelli, onne dira plus que je suis un homme de rien, je m’imagine ! Mongendre est Nossac, et nous aurons sous peu le gouvernement deNormandie. Encore un gentilhomme encanaillé ! ajouta-t-il avecson gros rire épais et béat.

Quant à Hélène, elle se dit bien bas :

– Il est beau… et il m’aime… Je suis heureuse !

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