La Baronne trépassée

Chapitre 3

 

L’étonnement de la jeune fille, du marquis, et de celui que lebaron prenait pour Samuel ou Wilhem, ces deux frères jumeaux quiavaient joué un rôle au manoir de Holdengrasburg, fut au moinsaussi grand que la stupéfaction du baron lui-même à la vue de cejeune homme qui venait de se montrer à côté de la châtelaine deKervégan.

Cet étonnement fut suivi d’un moment de silence, que le marquisde Simiane rompit enfin le premier.

– Mademoiselle, dit-il, je vous présente M. le baronde Nossac, qui, sans doute, a rencontré quelque part votrecousin…

– C’est Samuel ! dit le baron vivement. Wilhem avaitles yeux d’une nuance plus foncée.

– Samuel ? fit le jeune homme en regardant lebaron ; je ne m’appelle pas Samuel, monsieur.

– Mon cousin se nomme Hector, dit la châtelaine avec unsourire.

– C’est Samuel ! persista le baron.

– Quel Samuel ? demanda Simiane impatienté.

– Le frère de Wilhem !

– Je n’ai pas de frère, monsieur, répondit le jeune hommed’une voix douce.

– Oh ! je ne me trompe pas ! s’écria le baronavec une ténacité de regard et d’accent qui attestaient saconviction profonde.

– Je me nomme Hector de Kerdrel, je suis fils unique,orphelin, et le neveu du comte de Kervégan, chez lequel j’ai passétoute mon enfance.

– Et vous ne l’avez jamais quitté ?

– Jamais.

– Vous n’étiez point à Holdengrasburg ?

– Qu’est-ce que Holdengrasburg ?

– Le château du veneur noir.

– Alors qu’est-ce que le veneur noir ?

– C’est un étudiant allemand du nom de Berghausen, et quiprétendait être le fils du diable.

Le jeune homme fit un mouvement d’épaules quisignifiait :

– Décidément, je n’y comprends plus rien.

– Ni moi, fit la châtelaine, en remplaçant par un sourirele haussement d’épaules du jeune Hector.

– Ni moi, murmura le marquis.

M. de Nossac était redevenu silencieux, et regardaitalternativement l’éblouissante jeune fille, le marquis, quisemblait pétrifié, et cet Hector de Kerdrel, qui ressemblait sifort à Samuel.

Il y avait sur les lèvres du jeune homme et sur la bouche roséede la jeune fille un sourire si ingénu, si naïvement étonné, il yavait dans leurs réponses une candeur telle, qu’il était difficilede soupçonner une nouvelle mystification.

Et puis, comment croire que Samuel avait fait près de millelieues et quitté la Bohême montagneuse pour une vallée de laBretagne, dans le seul but de continuer au baron ces mauvaisesplaisanteries du château de Holdengrasburg, qui avaient eu une sifatale issue, un dénouement si terrible ?

Cependant, la ressemblance était, à ses yeux, frappante,étrange, aussi parfaite que celle de Gretchen avec sa femme dont ilvenait de voir, il y a deux heures, le cadavre à demi rongé desvers.

– Mon cher, dit Simiane avec un accent de compassionprofonde, je commence à croire que tu es réellement fou par un côtédu cerveau et que tu trouves partout des ressemblances.

Cette réflexion fit tressaillir M. de Nossac, et, prêtà y croire, il regarda de nouveau Hector de Kerdrel.

Hector lui rappelait si bien Samuel, Hector et Samuel avaient sibien l’air de n’être qu’un seul homme, que pour queM. de Nossac ajoutât foi à cette accusation de folie quele marquis laissait insoucieusement tomber de ses lèvres, ilfallait que le veneur noir, le manoir de Holdengrasburg, Gretchen,Roschen, Wilhem et ses frères n’eussent jamais existé, que ce fûtun long et pénible rêve fait une nuit de bivouac ou de tranchée, etqu’il avait pris pour la réalité elle-même.

M. de Simiane, la jeune fille et Hector suivaient duregard sur son visage les rapides émotions du doute et del’angoisse qui se partageaient son esprit et l’avaient de nouveauabsorbé et rendu muet.

Il sentit ce regard peser sur lui ; il se prit à trembleren pensant qu’on était tout près de le taxer de folie, et il relevasoudain la tête, fit un suprême effort, et ramena un franc souriresur ses lèvres blêmies.

– Rassurez-vous, dit-il, je ne suis pas fou…

– Espérons-le, murmura Simiane.

– Seulement, monsieur ressemble d’une manière si parfaite àun jeune homme que j’ai connu en Allemagne et qui avait un frèrejumeau qui lui ressemblait trait pour trait, que j’ai pu, que j’aidû témoigner mon étonnement profond.

– Je ne croyais pas, reprit Hector en riant, avoir le typeallemand aussi prononcé.

– Vous êtes blond, dit le marquis.

– C’est juste.

– Mademoiselle, reprit le baron, redevenant soudain l’hommede cour que nous avons vu déjà, je suis honteux que notre premièreentrevue ait été signalée par une scène aussi ridicule et dont jesuis à la fois l’acteur médiocre et l’auteur malheureux ;permettez-moi de vous offrir mes humbles excuses.

– Je les agrée, monsieur, répondit Yvonnette enrougissant.

– Mon ami Simiane, poursuivit le baron, est venus’installer chez moi aujourd’hui même ; et, comme je neconnaissais aucun de mes voisins de château, il a bien voulu meprésenter à M. le comte de Kervégan, votre père…

Yvonnette s’inclina.

– Quand vous nous avez rencontrés, mademoiselle, nous nousrendions au château.

– Vous y serez le bienvenu, monsieur, balbutia Yvonnette unpeu troublée.

M. de Nossac remarqua cet embarras, se souvint desconfidences de Simiane à l’endroit de la pauvreté du comte, et ilcomprit qu’Yvonnette songeait peut-être à ce que l’amour-propre deson père pourrait souffrir.

Et, alors, comme les natures d’élite se comprennent entre ellessans qu’il soit besoin d’échanger quelques paroles, il se sentitentraîné spontanément vers cette enfant si belle, si chaste, sidigne, si gracieusement coquette et élégante sous sa robe de simpletoile et son simple chapeau de grosse paille du pays deTréguier.

– Puisque mon ami Nossac a jugé convenable de se présenterlui-même, ma belle cousine, dit Simiane, je n’ai plus de missionofficielle, et je vais reprendre mes attributions de vieux parent.Donnez-moi la main.

Le marquis mit pied à terre, passa au bras la bride de soncheval et offrit la main à la jeune châtelaine, qui s’y appuyanonchalamment, comme on s’appuie sur un père ou un vieil ami.

Le baron eut un mouvement de jalousie, mais il était trop hommed’esprit pour ne pas le comprimer ; et, imitantM. de Simiane, il descendit de cheval à son tour, et,tandis que le marquis prenait les devants avec Yvonnette, il pritfamilièrement le bras d’Hector.

– Mon oncle sera ravi de vous voir, dit le jeunehomme ; il y a fort longtemps qu’il le désire vivement ets’informe de l’époque de votre arrivée.

M. de Nossac tressaillit.

Hector avait la voix de Samuel autant qu’il en avait déjà levisage, la taille et le geste.

Le doute, cette chose affreuse, ce mal presque incurable, luirevint à l’esprit et s’empara de lui avec ténacité.

– Avez-vous voyagé ? demanda-t-il, à peu près de ceton qu’avait M. le lieutenant-criminel arrachant des aveux àun accusé.

– Hélas ! non, monsieur, répondit tristementHector ; je suis sans fortune, je suis, malheureusement ouheureusement, très fier ; et pour voyager selon son rang et sanaissance il faut de l’or. Je n’en ai pas.

– Au moins avez-vous quitté la Bretagne parfois ?

– Jamais.

– Vraiment ?

– Mon excursion la plus lointaine a été un voyage à Nantes,où j’allais voir le lieutenant du roi.

– Le connaissez-vous ? demanda M. de Nossacinterrogeant toujours le visage impassible et naïf à la foisd’Hector de Kerdrel.

– À peine. Mais mon oncle, qui a été colonel d’artilleriedans le même corps d’armée que lui, m’avait donné une lettre derecommandation.

– Alliez-vous donc solliciter ?

– Sa protection, monsieur, fit Hector sans humilité niarrogance.

– N’est-ce point M. d’Aiguillon ?

– Oui, monsieur.

– Je le connais beaucoup, et si je puis…

– Oh ! dit Hector, je demandais peu de chose…

– Quoi, encore ?

– Une casaque dans les mousquetaires du roi.

– Et vous n’avez pas obtenu ?

– Pas encore… Mais M. d’Aiguillon a chaudementapostillé ma lettre ; et j’espère…

– Cordieu ! Monsieur ! espérez ; vous ferezun trop joli mousquetaire pour que le roi ne vous agrée passur-le-champ.

– Vous êtes bien bon, monsieur, mais je crois que lameilleure de mes recommandations…

– Est… ? demanda le baron.

– Le nom de mon père.

– En effet, dit M. de Nossac rappelant sessouvenirs, vous êtes de bonne et vieille maison. Les Kerdrel sontbien connus et apparentés dans l’Ouest.

– Mon père était colonel des Suisses.

– Je m’en souviens maintenant, et je crois même avoir serviavec lui sur le Rhin.

– C’est possible, monsieur, car il a fait toutes lesguerres d’Allemagne.

Il y avait un accent de vérité tel dans les réponses du jeunehomme, il citait des noms si connus, si honorables, qu’il eût falluêtre fou pour conserver encore quelques doutes à l’endroit de sonidentité avec Samuel.

Les derniers soupçons du baron commençaient à s’évanouir, et ilsavaient complètement disparu, quand, au sortir d’une immense couléede frênes, il vit se dresser devant lui la masse imposante du vieuxmanoir de Kervégan. M. de Simiane n’avait point mentiquand il avait annoncé le castel comme une construction du tempsdes croisades, une aire véritable de chevaliers qui avait vu passerles siècles et qui était restée debout malgré l’aile dévastatricedu temps.

Il avait tours massives, ogives et créneaux ; on voyait sonbeffroi à plusieurs lieues à la ronde et ses fossés étaientprofonds.

Mais sur toute cette fière attitude, des touffes de lichen et delierre d’Irlande avaient répandu un vaste manteau plein de jeunesseet de bonhomie ; de grands bois, des prairies en fleurs, descoteaux couverts d’arbres fruitiers, toute une nature inoffensiveet champêtre lui servait de repoussoir et semblait attester que samission belliqueuse était accomplie depuis longtemps.

Dans la cour intra muros, autrefois le champ desmanœuvres des hommes d’armes, on avait laissé pousser en pleineterre des marronniers et des acacias, qui enlaçaient leurs branchesà l’entour des fenêtres, encadrant les ogives d’un festoncapricieux.

Enfin, comme complément du tableau et pour achever de mitigerl’aspect du vieux manoir, on avait laissé grimper aux murs, çà etlà, une jeune vigne qui promettait des merveilles, malgré l’âpretédu climat breton.

Les deux gentilshommes et leurs guides n’eurent nul besoin desonner du cor à la herse ; la herse était baissée depuis unsiècle et demi, et les chaînes qui la supportaient avaient unecouleur de rouille qui témoignait de leur inaction.

Ils longèrent une allée sablée, trouvèrent la porte ouverte, etentrèrent dans un vestibule fort délabré, comme tout le reste dumanoir, mais où la jeune châtelaine avait fait placer à profusiondes vases et des corbeilles de fleurs, de ces belles fleurs deschamps comme on n’en trouve aucune chez les jardiniers de Chaillotou des buttes Saint-Chaumont.

Ainsi que le vestibule, l’escalier et les salles enfumées où lachâtelaine conduisit ses hôtes et qui étaient les salons deréception, avaient leur toilette champêtre et respiraient ce cachetde coquetterie naïve et fraîche qu’une jeune femme peut seuledonner à une vieille demeure ou à un vieil époux.

Enfin, une porte s’ouvrit, et un domestique plus qu’octogénaire,mais portant gaillardement sa livrée, annonça d’une voix cassée,qu’il s’efforça de rendre solennelle :

– M. le comte de Kervégan !

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