La Baronne trépassée

Chapitre 4

 

Le comte de Kervégan était un beau vieillard de soixante-dixans, vert encore malgré sa barbe et ses cheveux entièrementblancs.

Il était de haute taille et avait une suprême majesté dans ladémarche et le geste. Il avait même, du moins le baron le pensa,une vague ressemblance avec Berghausen, l’étudiant allemand quis’était si bien acquitté du rôle de veneur noir. Mais cetteressemblance était si faible, l’âge si disproportionné, que, malgréses terreurs perpétuelles, M. de Nossac n’eut pas uneseconde la pensée que ce pourrait être lui ; et d’ailleurs,autant le visage du châtelain de Holdengrasburg était avenant,bonhomme, et manquait parfois de dignité, autant la figure du comtede Kervégan était austère, solennelle et pleine de grandeur.

Il s’avança vers ses hôtes d’un pas lent et majestueux, lessalua de la main, et vint droit au marquis.

– Mon cousin, lui dit-il, je vous remercie de ne pointoublier un pauvre vieillard ; j’ai conservé si peu derelations avec le monde, et le monde oublie si vite, que j’ai lecœur joyeux quand il m’arrive un parent ou un ami qui vients’asseoir à mon foyer.

– On s’asseoit avec bonheur au foyer d’un homme comme vous,répondit Simiane.

Le comte alla au baron :

– Monsieur le baron, dit-il, je remercie mon cousin Simianed’avoir eu l’heureuse idée de nous mettre en relations. Nous sommesvoisins de terre, et je me proposais de vous faire une visiteaussitôt que votre arrivée me serait connue.

– Je suis heureux de vous avoir devancé, monsieur lecomte.

– Je n’ai pas besoin de vous présenter ma fille,Mlle Yvonnette de Kervégan et mon neveu,M. Hector de Kerdrel, car je le vois, mon cousin Simiane s’estchargé de ce soin.

Le baron s’inclina.

– Mais, poursuivit le comte, j’espère être plus heureux etvous présenter, moi le premier, ma nièce, la marquise de Bidan, quivient en France pour la première fois.

– Une créole, je crois, fit Nossac.

– La fille d’un de mes frères, qui s’était fixée auxcolonies.

– Elle est veuve, dit Simiane.

– Veuve à vingt-six ans, monsieur, d’un riche planteur.Elle m’a annoncé son arrivée sous les premiers jours. Elle vient sefixer auprès de moi.

– Ah ! fit le baron, ne prêtant aux paroles du comtequ’une médiocre attention, et contemplant à la dérobée le charmantvisage d’Yvonnette, toute rougissante de sentir ce regard posé surson front.

– Le navire qui l’a à son bord, continua le comte, estattendu à Brest d’un jour à l’autre, et nous avions mêmel’intention, ma fille, mon neveu et moi, de partir pour cette villeet de l’aller attendre au débarquement.

– Cordieu ! fit Simiane, je suis du voyage.

– C’est que, interrompit le comte avec une certainehésitation, les moyens de transport sont difficiles…

Yvonnette s’approcha du marquis :

– Mon cousin, lui dit-elle à l’oreille, mais cependantassez haut pour que Nossac, qui était près de lui, l’entendît,épargnez donc l’amour-propre de mon père, et n’insistez pas. Nousn’avons qu’une carriole d’osier… et vous comprenez…

– Monsieur le comte, s’empressa de direM. de Nossac, je suis de l’avis de mon ami Simiane ;et une seule difficulté pourrait m’arrêter : la crainte degêner une première entrevue de famille.

– Oh ! fit le comte avec un sourire, des hommes commevous ne gênent jamais personne.

– En ce cas, monsieur le comte, permettez-moi de vousoffrir ma berline de voyage et un déjeuner chez moi pour le jour dudépart. Mon château se trouve justement sur la route de Brest.

– J’accepte, dit le comte simplement.

– Quand voulez-vous partir ? demanda Simiane.

– Mais… demain, si vous n’y voyez pas d’empêchement.

– Soit ! fit le baron.

La conversation s’engagea alors sur des banalités qui servirentle baron à merveille, lui permettant de s’occuper exclusivementd’Yvonnette.

On retint les deux gentilshommes à dîner.

Simiane n’avait point menti, la pauvreté du manoir était debonne roche : la vaisselle était éraillée, craquelée comme desvieux sèvres ; le linge de table montrait la corde. Les metsfurent rares, mais recherchés ; et quant au vin, la couche depoussière qui recouvrait ses flacons attestait sa vieillesse et laparcimonie avec laquelle on le conservait. MaisM. de Nossac n’y prit garde, et ne songea qu’à Yvonnette,ne vit qu’elle. Il était placé à sa droite, il effleurait parfoissa main. Que lui importait tout le reste ?

Le repas, malgré sa frugalité, se prolongea assez tard ; etla nuit était venue quand le baron et Simiane songèrent à laretraite.

– Monsieur le comte, dit alors M. de Nossac, jevous offre à mon tour l’hospitalité au château pour la nuit, afinque nous puissions partir de bonne heure.

Le comte parut hésiter, mais enfin il se décida :

– Soit ! dit-il.

– Mademoiselle prendra mon cheval, et vous celui deSimiane, nous irons à pied en compagnie de M. Hector.

– Oh ! non, dit Yvonnette, je préfère cheminer àtravers la lande.

– Et moi aussi, dit Simiane.

– Alors, fit le baron interrogeant d’un regard le jeuneHector, qui montera le cheval du marquis ?

Hector se tut par timidité sans doute, mais il regarda sacousine.

– Ce sera Hector, dit-elle. Il est mauvais cavalier ;et puisqu’il veut servir aux gardes, il faut qu’ils’enhardisse.

Un éclair de joie brilla dans les yeux du jeune homme.

– Est-il bien fougueux, votre cheval ? demanda-t-il aubaron.

– Ardent, mais non fougueux.

Hector sauta en selle avec un bonheur inouï ; et, sansdoute pour donner un démenti à sa cousine, il se prit à fairevolter et caracoler le noble animal avec une hardiesse qui n’étaitpeut-être pas la science, mais qui en avait la grâce et lesang-froid.

– Puis-je le lancer au galop ? demanda-t-il.

– Comme il vous plaira, mon jeune ami.

Pendant ce temps, le vieux comte de Kervégan avait mis le pied àl’étrier avec un peu de raideur, mais avec la méthode et la scienced’un écuyer consommé ; et lorsqu’il fut en selle, il eut, auxyeux du baron qui s’y connaissait, une haute et fière attituderappelant les chevaliers du Moyen Âge, qui semblaient vissés surleur selle.

– Voyons, dit-il, si je me souviens encore de mon ancienmétier.

Et il lança son cheval après Hector, qui déjà commençait àdisparaître sous la coulée de vieux chênes.

Nossac, Yvonnette et Simiane demeurèrent seuls.

Nossac donnait le bras à Yvonnette.

Ils s’enfoncèrent tous trois dans la lande, puis, par une habilemanœuvre, le baron trouva moyen de se séparer du marquis et decheminer seul avec la jeune fille, sa main dans sa main, muetencore, mais ayant sur le cœur et dans la tête un flot de penséestumultueuses qui ne demandaient, pour s’en échapper, qu’un choc ouune étincelle.

Et ce fut une route charmante que celle que firent les deuxjeunes gens, à travers ces haies fleuries, ces landes embaumées,sous un ciel bleu que la brise de nuit irisait à peine de quelquesnuages floconneux ; et sans que leurs lèvres remuassent, sansque leur voix jaillît de leur poitrine oppressée, ils se parlèrentce muet et poétique langage de l’amour, qui, pour la première fois,se révélait à Yvonnette, et qui parut au baron sa premièresensation de ce genre, tant elle était dégagée de ce parfummatériel qui avait présidé jusque-là à ses autres amours.

Tout à coup le galop d’un cheval se fit entendre et les troubla.C’était Hector de Kerdrel revenant bride abattue.

– Monsieur le baron, cria-t-il, ma cousine la créolearrive ! nous avons rencontré sa litière devant la grille devotre château, et mon oncle l’y a introduite.

M. de Nossac tressaillit profondément à cette brusquenouvelle. Pourquoi donc tressaillait-il ?

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