La Baronne trépassée

Chapitre 21

 

Le baron et ses hôtes montèrent à cheval, et l’hallali futsonné.

– Roschen ne vient donc pas ? demanda Samuel àWilhem.

– Non, dit Wilhem d’un air de mauvaise humeur.

– Pourquoi donc ?

– Parce que je le lui ai défendu.

Samuel haussa les épaules.

– Tu es un despote pour cette enfant, dit-il.

– Tu trouves ?

– Je fais mieux, je m’en indigne.

Wilhem fronça le sourcil.

– Je suis jaloux, dit-il.

– Imbécile !

– Je crains qu’elle ne l’aime.

– Fou que tu es ! Wilhem ! Wilhem ! ta sottejalousie finira par nous trahir, et tout sera perdu.

– Eh bien, que m’importe !

– Il m’importe beaucoup et à nous tous, niais ! Sinous laissons la partie inachevée, nous sommes des gens ruinés… etnous avons si peu de crédit et tant besoin d’argent !

– Chut ! dit Wilhem en montrant le baron quirapprochait, courbette par courbette, son cheval des leurs.

On partit.

La chasse fut magnifique, le cerf forcé en huit heures. Chevaux,chiens et piqueurs firent merveille, et M. de Nossac selaissa aller à ses instincts de veneur, se disant qu’il seraittemps au retour de songer à Roschen et aux moyens de fuite.

Le retour s’effectua vers le soir, et les veneurs trouvèrent lesouper servi et Roschen les attendant dans la salle à manger.

Roschen trouva l’occasion de s’approcher du baron :

– Tout sera prêt, dit-elle furtivement.

Le souper fut joyeux ; on plaisanta le baron sansaigreur ; on se moqua des vampires, mais pas un mot ne fut ditsur Gretchen, ni par le comte de Holdengrasburg, ni parM. de Nossac.

– Baron, dit le comte, comme le souper tirait à sa fin,nous allons vider, suivant notre coutume, un flacon de Malvoisie.Tendez votre verre.

La poudreuse et séculaire bouteille fut débouchée, et le barontendit son verre. Mais au moment où chaque convive levait le coude,il jeta prestement le contenu de son verre sous la table. Nul nevit ce geste, excepté Roschen et un nouveau personnage qui parutsur le seuil. C’était Gretchen.

Gretchen fronça le sourcil, attacha un pénétrant regard surRoschen, dont les yeux s’étaient furtivement baissés, et ses lèvresse plissèrent avec une expression de haine terrible.

– Tiens ! voilà Gretchen, s’écria-t-on.

Gretchen entra et salua avec un charmant et frais sourire. Maiselle était pâle comme toujours, et sa démarche un peu raidetrahissait les derniers vestiges de l’engourdissement dont ellesortait.

M. de Nossac tressaillit à sa vue, et sentit son œilattiré vers elle et cloué sur ce visage pâle par une forceinvincible et mystérieuse.

Cependant il n’éprouva point, comme la veille, cette lourdeursubite qui le prenait aussitôt après le souper ; mais voulantà son tour se rendre maître de la situation par la ruse, il feignitd’en être atteint, et demanda à se retirer.

Comme il passait près de Roschen, elle lui serra furtivement lamain, et lui dit :

– J’irai vous éveiller… et si le vampire vient…

Elle s’arrêta, jeta à la dérobée un regard haineux et jaloux àGretchen, et acheva :

– Tuez-la !

Le baron tressaillit, et ne répondit pas. Mais quand il futrentré chez lui et se fut mis au lit, il se prit à réfléchir, etconvint avec lui-même qu’il était dupe d’une terriblemystification, car les révélations de Roschen l’avaientéclairé ; et alors il en arriva à conclure que Gretchen étaitune aventurière qui jouait le rôle de sa femme, soldée par quelqueennemi personnel qu’il devait avoir de part le monde ; et,s’étant arrêté à cette pensée, il se dressa à demi sur son séant,assurant son épée dans sa main, et se disant :

« Je ne suis plus d’humeur à être cauchemardé et mordu parun faux vampire. »

Il attendit longtemps, personne ne vint.

Les heures s’écoulèrent, et le baron finit par s’endormir,serrant la garde de son épée sur sa poitrine. Mais tout à coup ilfut éveillé en sursaut ; la porte s’ouvrit et grinça sur sesgonds, quoique poussée avec précaution, et le baron vit se dessinerune forme blanchâtre au milieu des ténèbres.

À cette vue, et quoique à moitié endormi encore, le baron sedressa sur son séant, et serra son épée avec force sur sa poitrine,comme s’il eût besoin de réconforter son courage.

Il s’était endormi en se disant que Gretchen n’était qu’unemisérable fille, à la solde d’un de ses ennemis ; mais lesommeil aidant, ses terreurs à l’endroit des vampires lui étaientrevenues, et quand il vit cette forme blanche marcher vers son lit,il sentit ses cheveux se hérisser.

Seulement, comme il n’avait point bu son dernier verre de vin,il était parfaitement dispos de corps et affranchi de cettelourdeur paralytique qui s’était emparée de lui pendant les nuitsprécédentes.

À mesure que la forme blanche avançait, la raison du baron s’enallait grand train ; Gretchen, de femme qu’elle était,redevenait vampire, et ce vampire il le haïssait et l’aimait enmême temps. Il se sentait à la fois attiré et repoussé, fasciné etirrité par lui.

Il éprouvait pour Gretchen, qu’elle fût femme ou vampire, unamour inexplicable et d’une violence extrême, un amour qui luisemblait hors nature, le révoltait et le rendait ivre de fureur, etse convertissait en haine à la moindre réflexion qu’il faisait.

Il se livra donc un combat terrible chez lui à l’apparition dufantôme, une lutte entre son cœur et son esprit, qui dura dixsiècles en deux secondes. Le cœur l’attirait, le poussait les brasouverts et tendus vers Gretchen. L’esprit, l’esprit chancelant etgrisé lui murmurait à l’oreille :« Tue-la ! »

Et pendant cette lutte, il serrait convulsivement son épée, etil sentait la sueur de l’angoisse et de l’effroi découler lente etfroide sur ses joues.

Quant au fantôme qui, les nuits précédentes, ouvrait la porteavec fracas et marchait vers le lit avec une assurance pleine deraideur, il avait singulièrement modifié ses allures. La portes’était ouverte avec précaution, et il l’avait laisséeentrebâillée ; il avançait sur la pointe du pied, s’arrêtantparfois, écoutant avec anxiété, et paraissant incertain et timidedans sa marche, comme s’il eût été un étranger inaccoutumé auxténèbres et aux dispositions locales de l’appartement, et redoutantde se heurter à quelque meuble bruyant, à quelque angleinaperçu.

Enfin la forme blanche arriva jusqu’au lit, étendit le bras enavant, et entoura silencieusement le baron.

Le baron étendit le bras à son tour, et, tout frissonnant, maisguidé, dominé par une force fébrile et vertigineuse, il creva lapoitrine du fantôme d’un furieux coup d’épée.

L’esprit avait vaincu le cœur !

Le fantôme poussa un cri de douleur, et s’affaissa toutpantelant sur lui-même.

Ce cri fit tressaillir le baron, qui, dégrisé, se précipita horsdu lit.

– Gretchen ! Gretchen, hurla-t-il.

– Ce n’est point Gretchen… murmura le fantôme d’une voixéteinte.

Le baron jeta un cri ; ce cri, joint à celui qui s’étaitéchappé de la poitrine crevée du fantôme, éveilla sans doute ensursaut les hôtes du manoir de Holdengrasburg ; car, tandisque M. de Nossac se penchait haletant et hors de lui surcette forme blanche qui râlait au pied de son lit, les portess’ouvrirent, un peu de lumière pénétra soudain dans l’appartement,et, demi-vêtus, Samuel et Wilhem entrèrent pâles et frissonnants. Àla lueur des bougies qu’ils portaient, le baron jeta un cri dedésespoir et de folie furieuse.

Cette forme, ce n’était point le vampire, ce n’était pasGretchen la morte, la suceuse de sang… C’était Roschen !Roschen qui, à deux heures du matin, était venue pour éveillercelui qu’elle aimait, et lui dire :

– Venez… un cheval tout sellé nous attend aupont-levis.

Puis après le baron, ce fut au tour de Wilhem et de Samuel àreconnaître Roschen et à pousser une terrible et douloureuseexclamation.

Roschen n’était point morte encore ; Roschen râlait, l’œiltourné vers le baron, avec une résignation sublime, un ineffablesourire de pardon, et semblant lui dire : « Tout ceci estma faute et je me suis tuée moi-même… Vous m’avez prise pourelle. » Alors, comme les instants étaient précieux, commeavant de fournir et de demander des explications, il fallait, avanttout, essayer d’arrêter sur les lèvres de cette malheureuse enfantla vie prête à s’en échapper, ces trois hommes se penchèrentsimultanément sur Roschen mourante ; l’un soutint sa têtepâle, l’autre étancha avec son mouchoir le sang qui coulait à flotsde sa blessure béante ; le troisième s’élança hors del’appartement, appelant au secours.

Celui-là, c’était Samuel.

Wilhem et le baron, ces deux êtres qui se haïssaientinstinctivement, avaient fait taire leur haine et se trouvaient enprésence, penchés sur cette infortunée jeune fille et unissantleurs soins et leurs efforts pour refouler au loin la mort quivenait à grands pas.

Samuel, cependant, avait éveillé Conrad et Hermann, qui étaientétudiants en médecine et qui accouraient à la hâte. Mais ilsarrivèrent trop tard. Roschen venait d’expirer, sa main dans celledu baron et lui murmurant : « Je t’aime… »

Wilhem et le baron s’étaient redressés lentement tous deux,pâles, muets, consternés. Ils avaient attaché et rivé longtempsleurs regards au visage décoloré et contracté de Roschen. L’arrivéede Samuel et des deux étudiants interrompit seule cette douloureusecontemplation. Alors ils reculèrent d’un pas chacun et se toisèrentune minute, silencieux, froids, menaçants.

Le baron qui pressentait l’agression dont il allait êtrel’objet, mit la main à la garde de son épée. Wilhem en fitautant.

– Monsieur, dit-il, je ne sais comment et par quellefatalité étrange vous venez d’assassiner l’être que j’aimais leplus au monde, je ne sais encore comment et pourquoi je trouvecette femme chez vous, au pied de votre lit, à deux heures dumatin, et j’aurais de terribles explications à vous demander, maisj’ai soif de votre sang, et je perdrais un temps dont je suisavare. En garde, monsieur.

Et Wilhem, se redressant, rejetant sa tête adolescente enarrière, tira son épée et attendit… L’attente fut courte, carM. de Nossac dégaina aussitôt, sans mot dire, et se mitsur la défensive.

Le baron tirait comme un élève de feu le régent, Wilhem comme unétudiant allemand, c’est-à-dire avec cette impétuosité, cetteabsence de calcul, cette promptitude de riposte et de parade quidéconcertent un adversaire inhabile, mais font sourire un homme desang-froid et d’habileté.

Si M. de Nossac eût eu un duel ordinaire avec Wilhem,c’est-à-dire un combat qui est séparé de la provocation par unenuit de repos, s’il n’eût pas vu devant lui le cadavre de Roschen,si ses yeux, en se baissant, n’avaient pas rencontré cette flaquerougeâtre que le sang de sa victime avait, en jaillissant, forméesur le parquet, Wilhem était un homme mort. Mais le baron étaittroublé, désespéré, la sueur coulait de son front ; il avaitun nuage sur les yeux et une enveloppe de glace sur le cœur. Sonsang-froid s’en alla, le désespoir guida son bras, et il entassafaute sur faute. Deux fois son épée dirigée à fond sur la poitrinede Wilhem effleura à peine le bras du jeune homme ; deux foisil fut assailli par son adversaire, et son sang macula sa chemiseet se mêla au sang de Roschen.

Conrad, Hermann et Samuel étaient les muets témoins de ce combatà mort.

Enfin, Wilhem, profitant d’une faute, se fendit à fond ;son épée heurta la poitrine du baron et y disparut jusqu’à lagarde. Le baron jeta un cri étouffé, ouvrit les bras, chancela ettomba à la renverse sur le cadavre de Roschen, entraînant avec luil’épée qui clouait sa poitrine. Wilhem posa alors un pied sur sonadversaire, et retira son épée sur laquelle les chairs s’étaientdéjà refermées.

– Je suis vengé ! dit-il.

Mais soudain la porte s’ouvrit et Gretchen pâle, hautaine, l’œilflamboyant, parut sur le seuil. Elle demeura un moment commefoudroyée et folle à la vue du spectacle qu’elle avait sous lesyeux, puis elle se pencha sur le corps du baron avec une inquiétudequ’elle ne put dissimuler, posa sa main sur son cœur, examina lablessure avec l’attention minutieuse d’un chirurgien, s’assura quele baron vivait encore et banda la plaie. Puis se redressant tout àcoup, la lèvre crispée et l’œil en feu, elle considéra le meurtrieret ses trois compagnons avec un dédain suprême, une colère terribleet, leur indiquant la porte d’un geste impérieux :

– Je vous ai payés, leur dit-elle, sortez maintenant, etallez-vous-en aussi loin que la terre vous pourra porter !

Les trois premiers obéirent sans prononcer une parole ;mais Wilhem tira une bourse pleine d’or de sa poche, la jeta auxpieds de Gretchen et lui dit :

– Vous avez tué ma maîtresse avec vos plaisanteriesinfernales et votre but souterrain que nul de nous n’a jamais pupénétrer ; votre or m’est inutile, puisque celle que j’aimaisn’est plus : reprenez-le, je ne veux rien de vous ! Puisil s’agenouilla sur le cadavre de Roschen, versa deux larmesbrûlantes qui tombèrent sur la joue de la jeune fille pâlie par letrépas et, se relevant, il fit un pas pour sortir.

Mais comme s’il eût eu un regret et un remords de laisser lecorps de la jeune fille aux mains de Gretchen, il retourna verslui, le prit dans ses bras et l’emporta sur ses épaules, comme leplus précieux des trésors.

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