La Baronne trépassée

Chapitre 10

 

Les six squelettes se regardaient avec un étonnement mêléd’admiration. Le courage du baron devenait presque de la folie.

– Baron, dit la trépassée en laissant passer un rirefuneste au travers de ses lèvres décharnées, je vous fais amendehonorable, vous êtes un preux chevalier.

– Vous êtes mille fois trop bonne, madame, répondit Nossac,et si le proverbe : Conseil vaut éloge, est dequelque justesse, je me permettrai de vous faire une légèreprière.

– Ah ! fit la morte, voyons !

– Prenez le bout de votre serviette, madame…

– Bien. Après ?

– Vous avez un ver sur la joue.

Un éclair de colère jaillit des yeux des cinq veneurs noirs.Mais le baron, qui s’exaltait dans la peur comme dansl’intrépidité, le baron, muet et glacé peu avant, et maintenantdominant en maître la situation, le baron s’écria avec un éclat derire aussi railleur que le ton de la trépassée :

– Vous voulez jouer au terrible et à l’épouvantable avecmoi, messieurs les damnés et les revenants ; j’essaie, vous levoyez, de me mettre à votre niveau.

– Boirez-vous, demanda le vieux veneur en ricanant,oserez-vous boire et manger ?

– Si vous me laissez de quoi, oui, vraiment ; cartudieu ! mes maîtres, tout trépassés que vous êtes tous…

– Vous vous trompez, baron, dit le veneur noir, mes fils etmoi, sommes bien vivants.

– Alors, pourquoi ces faces décharnées ?

– Parce que mon père, Satan, a aimé ma mère après samort.

Le baron tressaillit légèrement, mais il se remitaussitôt :

– Ce doit être une curieuse histoire, dit-il, sans rienperdre de son accent de persiflage.

– Et que je suis prêt à vous conter, mon maître.

– Je suis tout disposé à l’entendre. Mais d’abord, mon cherhôte, versez-moi du vin. Au train dont vous allez, vous et vosfils, il se pourrait bien faire que les flacons fussent vides avantpeu. C’est ce que je voulais dire tout à l’heure.

– Buvez, mon maître ; et quand les flacons serontvides…

– Vous en aurez d’autres, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Vidons-les, alors ; car je serais curieux de voirenfin vos serviteurs. Jusqu’à présent…

– Vous en êtes aux conjectures, voulez-vous dire ?

– Précisément.

– J’emprunte mes domestiques à mon père.

– Ah ! très bien. Voyons l’histoire.

Le veneur approcha son verre empli jusqu’au bord de ses lèvresde squelette, et, tandis que le baron lui faisait raison ens’inclinant devant la trépassée, il s’exprima ainsi :

– J’ai dû vous le dire, je suis né sous le règne deCharlemagne. Ma mère vivait à cette époque. Ma mère était unedemoiselle de fort bonne noblesse et d’un esprit accompli. En cesiècle d’ignorance où elle vivait, alors qu’on tirait vanité de nesavoir point écrire, ma mère parlait et écrivait plusieurs langues,l’hébreu et le syriaque entre autres.

» De plus, ma mère était incrédule à l’endroit de plusieursdogmes de la loi chrétienne ; elle doutait entièrement del’existence du diable, et par suite, de celle de l’enfer. En vainson chapelain lui prêchait-il matin et soir de fort beaux discourssur le lieu de supplices et d’expiations éternelles où mon pèrepréside, en vain encore sa mère, pieuse femme, luidisait-elle : « Ma fille, tu seras damnée, pour punitionde ne point croire à l’enfer », ma mère souriait et haussaitles épaules. Satan, mon père, écoutait ces paroles impies, et riaità son tour ; mais ma mère était si belle, qu’il se prenait àsouhaiter parfois d’être un simple mortel pour l’épouser etl’aimer. Or, il se dit un jour qu’il lui était facile d’arriver àce résultat en prenant une forme humaine. Il se logea dans le corpsd’un chevalier assez bien tourné et de belle taille, qui venait dese faire occire dans une bataille livrée aux Sarrasins, et il seprésenta chez la demoiselle, après lui avoir envoyé toutefois sonécuyer Séduction, porteur de riches et rares présents. Mais lademoiselle était vertueuse quoique incrédule, et mon père n’y putrien. Elle demeura vierge en dépit de tout. « Heureusement,pensa mon père, que la petite sera damnée, et qu’elle mourra unjour ou l’autre. »

» Les prévisions de mon père se réalisèrent. Un jour, enallant assister à un tournoi que donnait le roi Charlemagne, mamère, montée sur une haquenée blanche, passa auprès d’une vieilletour, qui tombait en ruines et branlait au vent…

» Sur le faîte de cette tour, un poète allemand rêvaitauprès d’un nid de cigogne.

» Voyant venir ma mère, le poète, qui était curieux,interrompit les dactyles latins qu’il était en train de composer etse pencha en avant. La pierre sur laquelle il reposait se détacha,et il se trouva lancé dans le vide.

» Le hasard voulut qu’il allât tomber et se briser le crâneà dix pas en avant de ma mère, qui mourut de peur presque sur lecoup.

» Ma mère morte, son âme prit en droite ligne la route del’enfer, qu’elle avait toujours nié, et elle trouva, sur la portemême, Satan, mon père, qui lui offrit la main avec une exquisegalanterie, et la conduisit auprès de l’âtre éternel, devant lequelelle devait se rôtir à petit feu pendant la consommation dessiècles.

» Ma mère, de son vivant, était une petite maîtresse usantdes parfums et des eaux mystérieuses qu’inventaient et colportaientalors, par tout le globe, les Arabes vagabonds ; elle fit doncune affreuse grimace en approchant du foyer paternel, où il fait sichaud en toute saison. Elle se repentit amèrement de sonincrédulité ; mais hélas ! c’était trop tard !…

» Mon père en eut pitié cependant, et lui dit :

» – Gente demoiselle, si vous voulez m’aimer huitjours consécutifs, je vous rendrai à Dieu, qui vous a donnée à moi,et il vous placera dans son paradis, où la brise est fraîche et lefeu moins ardent.

» – Vous aimer ! fit ma mère avec dédain ;allons donc !

» Et elle s’assit au coin du feu de mon père avec unestoïque résignation.

» Pendant huit jours, elle eut le courage de brûler, maisle neuvième elle n’y tint plus :

» – Soit ! dit-elle.

» Mon père, que la brûlante atmosphère où il vitordinairement rend très frileux, s’enveloppa dans son manteau, etmonta sur la terre.

» Guidé par les rayons de la lune, il s’achemina lestementvers le cimetière où ma mère était enterrée, gratta la terre de sonpied fourchu, mit à nu le cercueil, l’ouvrit, et en retira le corpsde ma mère dans lequel il remit son âme, qu’il avait apportée dansun coin de son manteau. L’âme rajustée au corps, ma mère se leva etmarcha, s’enveloppant les épaules et le visage dans les plis de sonsuaire blanc.

» – En route ! lui dit mon père.

» – Où allons-nous ?

» – Chez vous, dans votre castel.

» La morte s’achemina lentement vers la villed’Aix-la-Chapelle, où son père, qui était un riche seigneur, avaitun palais somptueux. Elle arriva, suivie par mon père quigrelottait, à la porte de ce palais. La porte s’ouvrit devant elle,elle entra, monta l’escalier, arriva à son appartement, désertdepuis sa mort, et poussa les verrous quand mon père fut entré.Alors celui-ci frotta son ongle crochu contre l’une de ses cornes,et en tira une myriade d’étincelles qui allumèrent une torche fixéedans le mur par un crampon de fer. Puis, à la lueur de cettetorche, il examina ma mère : mais il l’eut à peine dévisagée,qu’il poussa un cri d’horreur. Pendant les huit jours que son corpsavait passés au cercueil, les vers avaient eu le temps de luironger le visage.

» Mais mon père n’avait qu’une parole, il avait promis, iltint sa promesse ; et je naquis neuf mois après. Seulement, jeressemblais à ma mère ; et c’est pour cela que je porte unmasque pour être moins hideux… Ma mère était sortie de sa tombepour me mettre au monde. Mon grand-père me trouva un matin sur lelit de sa fille, et, sans trop savoir d’où je provenais, il me fitbaptiser à tout hasard.

» Le prêtre qui me donna l’eau mourut de frayeur.Néanmoins, j’étais chrétien. Malheureusement, mon père s’empara demoi peu après, et je n’ai gagné à mon baptême qu’une seulechose : d’être à l’épreuve des signes de croix. Pour tout lereste, je suis le fils du diable !

Le baron avait écouté avec beaucoup de calme cette étrangehistoire : quand le veneur noir eut fini, ils’écria :

– Vos contes sont aussi merveilleux que vos vins. Àboire ! mon hôte.

– Buvez, répondit le veneur. Et maintenant, il est tard,mon jeune maître ; vous devez avoir besoin de repos. Votreappartement est prêt.

Et, ce disant, il frappa sur un timbre.

La jeune fille qui avait si fort impressionné Nossac parutaussitôt, vint à lui souriante, et le prit par la main :

– Venez, dit-elle.

La vue de la jeune fille rendit au baron, que l’ivressecommençait à gagner, un peu de sa présence d’esprit.

Elle le conduisit à travers les salles qu’il avait déjàparcourues, lui fit gravir le grand escalier, et le mena à l’étagesupérieur.

Là elle ouvrit une porte, et l’introduisit dans une chambre àtentures noires pareilles à celles du bas, mais aussiconfortablement meublée que possible, et telle qu’en rêvent lesvoyageurs dans un pays inculte et barbare où ils sont privés detout luxe.

– Dormez, lui dit-elle en lui indiquant le lit.

Et son sourire était doux, naïf, presque angélique. Le baronsecoua alors, en présence de cette rayonnante enfant, la torpeur del’ivresse qui envahissait ses membres et étreignait sa raison, et,posant ses lèvres sur ses mains diaphanes, fléchissant un genoudevant elle et la regardant d’un air suppliant, il luidit :

– Oh ! dites-moi que je fais un rêve… un rêve affreux,et qu’il n’est pas possible que vous si belle, si pure, si naïve,vous soyez de la même race que tous ces suppôts de l’enfer que jequitte ; dites-moi que tout cela est un cauchemar, que je dorstout debout, qu’il est impossible…

– Chut ! dit-elle en lui posant sur la bouche sesdoigts effilés et roses ; chut !

– Oh ! non ! laissez-moi vous questionner… vousdemander… Il est impossible que, si belle, vous soyez…

La jeune fille parut hésiter, frémir, se troubler ; puissoudain faisant un effort suprême, elle approcha ses lèvres dufront du baron, et murmura :

– C’est peut-être la mort que j’appelle sur ma tête, maisje vous aime !… Je dirai tout !

– Oh ! parlez ! s’écria M. de Nossac,je suis là pour vous défendre !

– Eh bien ! fit-elle frissonnante, vous avez été unlion jusqu’à présent, soyez-le jusqu’au bout… Mettez votre épéesous votre chevet, et veillez… Vous êtes le jouet d’une comédieterrible !

Et comme si elle eût craint d’en avoir trop dit, elle s’enfuit,et ferma la porte sur elle. Nossac voulut courir et la poursuivre,mais une force invincible, l’inertie de l’ivresse, le cloua au sol,et la tête recommença à lui tourner. Il n’eut que le temps deplacer son épée à son chevet et de se jeter sur son lit.

Un sommeil de plomb, une léthargie sans égale, s’empara de luiaussitôt.

Et aussitôt aussi la porte fermée par la jeune fille s’ouvritavec fracas, et une forme blanche entra dans la chambre, et marchavers le lit du pas lent et mesuré des fantômes.

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