La Baronne trépassée

Chapitre 17

 

La voix de Wilhem fit tressaillir profondément le baron. Il futdominé soudain par une curiosité inflexible et, tout sûr d’avancequ’il était qu’il allait entendre de cruelles choses pour lui, ilappuya son oreille à la cloison et se mit à écouter avec uneavidité presque sauvage.

– Je vous dis, Roschen, disait la voix de Wilhem, je vousdis que vous n’êtes plus la même pour moi depuis deux jours.

– Fou !

– Oh ! je ne le suis point, soyez tranquille.

– Il faut bien que vous le soyez pour tenir un aussiridicule langage.

– J’ai un cœur qui sent…

– Ah ! fit Roschen avec une certaine ironie.

– Et des yeux qui voient.

– Vraiment !

Et la voix de Roschen devint railleuse.

– Oh ! voyez-vous, Roschen, comme je vous le dis, jevois et je sens. Depuis que cet étranger maudit a passé entre vouset moi, depuis que nous jouons cette comédie infernale, vous avezpris votre rôle au sérieux…

– Sans doute, fit Roschen avec un éclat de rire qui n’avaitrien de bien ingénu.

– Vous l’aimez ?

Roschen poussa un cri.

– Oh ! tu ne le crois pas, n’est-ce pas ? monWilhem, fit-elle avec l’accent de la prière…

– Je fais mieux, dit Wilhem d’une voix sourde, je lesais.

– Folie !

– Je l’ai deviné.

– Mensonge !

– Je le sens et je l’ai deviné, te dis-je ; je le sensaux pulsations désordonnées de mon cœur ; je l’ai deviné hierà la manière lascive et indolente avec laquelle tu t’appuyais surson bras… Je t’ai vue pâlir et trembler quand Gretchen lui estapparue… Roschen, tu me trompes ou tu vas me tromper…

– Wilhem !

– Si tu le fais, reprit Wilhem avec une colère croissante,malheur à toi, Roschen, malheur à toi !

– Mais je te jure…

– Je t’ai ramassée dans la boue, Roschen, tu étais unegrisette d’Heidelberg, la fille d’un tailleur… rien de plus.

– Grâce ! murmura Roschen tremblante.

– J’ai fait de toi la maîtresse d’un étudiant, et d’unétudiant gentilhomme ; qui mieux est, je t’ai donné or etbijoux, parures, et…

– Vous êtes un lâche ! s’écria Roschen l’interrompant,vos reproches sont une insulte pour moi et surtout pour vous-même.Oui, je suis devenue, de pauvre grisette que j’étais, la maîtressed’un gentilhomme ; mais la grisette était pure, elle étaithonnête fille, et, dans le quartier où mon père rapiéçait de vieuxhabits, elle était respectée comme telle. Aujourd’hui, vous avezchangé ma misère en opulence, mais je suis déshonorée et je baissela tête.

Wilhem poussa un cri de rage.

– Est-ce que, dit-il, le peuple peut avoir de l’honneur eten parler comme nous, gentilshommes ?

– Le peuple, Wilhem, est plus noble dans sa pauvreté et sonrude labeur qu’un gentilhomme comme vous qui déshonore son écussonen essayant de le redorer avec de l’or mal acquis.

– Que veux-tu dire, malheureuse ?

– Je veux dire, Wilhem, que sans trop savoir ni le prixqu’on vous a donné, ni le but qui a fait dicter votre conduite, lemétier que vous faites depuis quelques jours est infâme.

Wilhem rugit de colère :

– Qui te dit, fit-il d’une voix étranglée, qui te dit qu’iln’y a pas un but politique…

– Ah ! oui, fit ironiquement Roschen, voilà l’excuseéternelle des gentilshommes d’Heidelberg, quand ils font unelâcheté…

– Lâcheté !

– Ils prétendent, continua Roschen avec calme, qu’ils ontun but politique. Et cette femme, cette Gretchen, qui vousstipendie, qui vous dirige, a-t-elle un but politique, elleaussi ?

– Roschen, interrompit Wilhem au comble de la fureur, si tuajoutes un mot de plus, je te tue !

Roschen poussa un cri de terreur et demanda grâce.

Il est aisé de comprendre ce qu’avait souffertM. de Nossac pendant ce dialogue qui, pour ainsi dire,déchirait un coin de ce voile mystérieux qui semblait envelopper lechâteau et ses étranges hôtes. Mais son indignation fut au comblequand Wilhem menaça Roschen de la tuer, et il sauta vivement àterre et mit la main sur son épée.

Tout aussitôt, soit hasard, soit que dans la pièce où causaientRoschen et Wilhem, on eût entendu le bruit qu’il venait de faire enquittant son lit, il se fit un profond silence, puis une porteparut s’ouvrir, et une voix nouvelle résonna impérieuse et brève,et s’exprima en langue slavonne :

– Ça, Wilhem, disait cette voix que le baron reconnut pourcelle de Samuel son frère jumeau, quand auras-tu fini de tequereller, ou bien même de feindre une querelle avec Roschen, quiest notre sœur et non ta maîtresse, entends-tu ? Penses-tu quenotre hôte ne t’ait point entendu ?

– Oh ! si fait ! ricana Wilhem sur un ton bas etpresque étouffé. Il sera jaloux le reste de la nuit, ce pauvrebaron…

– Et c’est ma foi fort mal, murmura Roschen, également àvoix basse, car il est noble et brave mon futur époux, et vous letraitez comme un vil pandour. Il faut avouer, reprit-elle en riant,mon père a d’étranges caprices et des théories bien inflexibles surla bravoure. Tout autre que le baron n’eût pu résister aux épreuvesterribles qu’il lui a fait subir.

– Ce qui, il me semble, continua Samuel, n’impliquenullement la nécessité de la bizarre dispute dont Wilhem, qui a butoute la nuit, lui inflige l’audition… Car, tudieu ! s’il dortavec le vacarme que vous faites ici, il faut qu’il ait passé troiscent soixante-cinq nuits consécutives dans un commerce derenards, pendant qu’on y fêtait le roi des étudiants.

Wilhem se prit à rire d’un rire aviné.

– Allons, ajouta Samuel, va te coucher, Wilhem ; ettoi, Roschen, viens avec moi, je vais te conduire jusqu’à tachambre…

– Mon petit Samuel, murmura Roschen, est-ce que toutes vosmystifications à l’égard de mon futur époux ne sont pas encoreterminées ?

– Morbleu ! pensa Wilhem, j’espère bien que non ;je veux être sûr, bien sûr qu’il est brave !

– Tu es ivre, fit sentencieusement Samuel, et tu te mêlesde choses qui ne te regardent point. Va te coucher, fils de Noé, etcuve ton vin, si tu peux !

 

M. de Nossac était abasourdi de tout ce qu’ilentendait. Des deux versions si contradictoires qui venaient derésonner à son oreille, laquelle était donc la vraie ?Était-ce celle de Wilhem appelant Roschen une grisetted’Heidelberg et la traitant avec le sans-gêne de l’étudiantpour sa maîtresse ? Dans ce cas, il fallait s’avouer que cesourire ingénu, que cette candeur virginale qui brillaient au frontde la jeune fille composaient un ignoble mensonge, une antithèsehideuse, un paradoxe en action dégoûtant.

Ou bien Samuel traitant Wilhem d’ivrogne et l’accusant devouloir exciter la jalousie du baron et mettre son amour àl’épreuve, était-il sincère ?

Il y avait deux raisons pour que M. de Nossac ajoutâtfoi aux paroles de Samuel !

La première, c’est qu’il ne pouvait, lui, le roué et le blessé,il ne pouvait croire à la perversité de Roschen et voir en elle, enelle qui avait le geste digne, l’accent distingué, le regardcandide d’une jeune fille de bonne noblesse, la grisetted’Heidelberg, l’étudiante qui écorche la langue qu’elle parle, etqui boit, en plein soleil, de la bière et de l’eau-de-vie dans leverre de son amant.

La seconde était encore plus raisonnable.

Wilhem et Roschen s’étaient d’abord exprimés en français, preuvequ’ils voulaient être entendus. Samuel, au contraire, avait pris laparole en slavon, et tout aussitôt Wilhem et Roschen s’étaientexprimés dans la même langue.

Un long silence suivit l’altercation qui avait eu lieu entreRoschen et ses deux frères, et il devint évident pour le baronqu’elle était partie avec eux. Il jugea prudent de se recoucher,car il avait besoin de réfléchir et de chercher la solution et lebut de tous les mystères qui l’environnaient.

Il y avait bien parmi les choses extraordinaires qu’il avaitvues et entendues, des choses qu’à la rigueur on pouvait expliquer,telles que l’histoire des veneurs noirs, la chasse au flambeau,etc. Tout cela ne prouvait qu’une chose : l’humeur facétieusedu châtelain de Holdengrasburg. Mais Gretchen ? c’est-à-direHélène de Nossac trépassée, Hélène qui avait pris les vêtements deGretchen, Hélène qui, disait-elle, était sortie de sa tombe etavait fait huit cents lieues à pied, la nuit, et couchant chaquematin dans un nouveau cimetière, ainsi qu’un voyageur s’arrête,chaque soir, à la porte d’une hôtellerie, comment expliquercela ?

Le baron oublia un moment Roschen, Wilhem et ses frères, poursonger à la trépassée. Alors, de même qu’il avait oublié Gretchen,en entendant dans la pièce voisine résonner les voix de Roschen etde Wilhem, de même, les voix éteintes, il se reprit à songer àGretchen et s’attacha à ses souvenirs de la nuit avec unedésespérante ténacité. Il analysa, avec un soin extrême, toutes sessensations, se remémora chaque parole de la trépassée, chaquephrase de son incroyable histoire, et finit par en conclure quec’était bien réellement sa femme, sa femme qu’il avait tuée et àqui Dieu permettait de sortir de sa tombe pour tourmenter son épouxvivant.

Tout à coup, dans la pièce voisine où naguère il avait entenduWilhem et sa sœur, s’éleva une voix stridente qui dit le premiercouplet de la légende du veneur noir. Puis, ce couplet fini, lamême voix ajouta :

– Eh bien ! messire Satan, mon père, n’ai-je pas bienjoué hier mon rôle de châtelain, et n’êtes-vous pas content demoi ? J’ai éteint assez bien le charbon de mes yeux etl’éclair de mon ongle ; et, Dieu me damne comme si je nel’étais déjà ! si ce petit baron de Nossac ne me croit pétride chair et d’os comme lui…

En entendant ces étranges paroles, le baron pensa devenir fou,et il se précipita vers la croisée, à travers les fentes delaquelle filtrait un rayon du jour naissant. Il l’ouvrit et sepencha vivement au-dehors, comme si, pour chasser les terreurs deson esprit, il eût voulu de l’air et de la lumière ; maissoudain il poussa un cri d’épouvante et chancela… La prairie, leparc, la forêt, le village, tout ce ravissant paysage sur lequelouvrait sa fenêtre, tout ce qu’il avait vu, la veille, avaitdisparu comme si Satan lui-même l’eût emporté dans un pli de sonaile décharnée… Et, à la place, il ne vit plus qu’un sitetourmenté, désert, sauvage, un torrent sinistre, une forêt sombreet muette à l’horizon, une plaine inculte et désolée entre la forêtet le torrent !

Satan avait passé par là !

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