La Baronne trépassée

Chapitre 12

 

La stupéfaction du baron fut grande.

Les veneurs avaient des visages parfaitement humains et, deplus, assez avenants.

Le premier, celui qui était le père des autres ou du moins quipassait pour tel, était un homme d’environ cinquante-huit ans,vert, ingambe, à en juger par les véritables tours de force etd’intrépidité juvénile qu’il avait accomplis la veille, les cheveuxencore noirs, semés çà et là de quelques ténus filonsargentés ; la barbe complètement noire et bien fournie, l’œilbrillant, la lèvre rouge et retroussée à l’autrichienne, le nezd’aigle et les dents aiguës et blanches.

Le second, celui que la veille on avait appelé Vent-du-Nord, etqui, sous le masque, avait la barbe grise, le second, disons-nous,avait trente ans à peine, la moustache lustrée et d’un beau jais,et point de barbe. Où était donc la barbe grise ?

Le troisième, Vent-du-Midi, ressemblait fort à son frère, maisil était plus jeune de deux ou trois ans, et sa barbe était viergeet devenue blonde, de noire qu’elle était la veille.

Le quatrième enfin, Brise-de-Nuit, était le plus ravissantadolescent qui jamais ait usé les bancs des universités d’Oxford oud’Heidelberg, de Bonn ou de Salamanque, avec ses chausses oranges àfaveurs ponceau ou grenat tendre. Yeux bleus, cheveux cendrés,moustache déliée, naissante, coquettement retroussée en croc et sedétachant à peine sur le blanc rosé de deux joues satinées etféminines, bouche rêveuse, ayant à la fois le pli du rire et le plides pleurs, une bouche d’où la prière d’amour, la strophemélancolique d’un page sous une persienne espagnole, le langageimagé d’un amant poète et impitoyablement rebuté, pouvait découleraussi bien qu’en jaillirait, à l’occasion, l’hymne étincelant etrailleur de l’ivresse, la chanson cavalière et fringante del’étudiant allemand qui s’en allait, alors, au cours de sesprofesseurs avec la rapière en verrouil.

– Eh bien, mon cher baron, dit le père des veneurs, commentavez-vous dormi sous mon toit ?

– À merveille ! répondit le baron, ma nuit a été aussiinfernale qu’on pût le désirer, sous le toit d’un fils du diable.J’ai été sucé par un vampire.

Le veneur noir poussa un éclat de rire, un éclat de rire bienfranc, bien rondement naïf, bonhomme à un degré suprême.

– Mon cher baron, dit-il, vous êtes l’homme le plus braveque j’aie rencontré, le gentilhomme le plus intrépide et le plusaccompli qui soit au service du roi de France.

– Vous trouvez ? demanda froidementM. de Nossac.

– Et je crois inutile de vous soumettre à de nouvellesépreuves. Vous êtes au-dessus de toute terreur, mon cher baron.Avant de vous expliquer les événements qui se sont accomplis sousvos yeux, permettez-moi de vous assurer que ni moi, ni mes fils,n’avons rien de commun avec le diable. Je suis le comte deHoldengrasburg, et voici mes fils Hermann, Conrad et Samuel. Wilhemest avec Roschen dans la prairie ; je vous les présenteraitout à l’heure.

Et le comte de Holdengrasburg se pencha à la croisée, etappela :

– Wilhem ? Roschen ?

Puis il se retourna vers le baron, son bon et franc sourire auxlèvres. Mais le baron, tout au contraire, était devenu pâle, etacérait son regard comme une pointe d’acier.

Le poing sur la hanche, la tête renversée en arrière avec uneexpression hautaine, il examinait froidement le comte deHoldengrasburg :

– Monsieur, dit-il enfin, vous êtes gentilshommes, vous etvos fils, d’après ce que je vois ; j’espère que vos fils etvous comprendrez tout ce qu’il y a de grave et de triste dans unemystification infligée à un gentilhomme… Je le suis.

– Je vous comprends, monsieur, répondit le comte avec unefroide dignité ; ni moi ni mes fils ne vous ferons défaut, sivous vous croyez offensé. Maintenant m’accorderez-vous dixminutes ?

– Pour quoi faire, monsieur ?

– Pour justifier notre conduite étrange en apparence.

– Oh ! très étrange !

– Et vous prouver que ce que vous appelez une mystificationest bien plutôt une nécessité.

– Ah ! ah !

– Veuillez m’écouter.

– Je vous écoute.

– Je ne suis pas le veneur noir, ce personnage à demifantastique, dont le nom est populaire en Bohême ; mais latradition veut que je descende de lui en droite ligne.

– J’approuve la généalogie, murmura le baron enricanant.

– Cette descendance n’est pas une recommandation dans lepays. Mes aïeux, tout pauvres, tout transis de froid qu’ils étaientdans leur castel lézardé et branlant au vent, mes aïeux jouissaientdans le pays d’une mauvaise réputation. Ils étaient honnêtes, maison disait que les fils de Satan jouaient ce rôle de loyauté parhypocrisie ; ils étaient humains envers leurs serfs et leursvassaux ; la médisance allait jusqu’à prétendre que s’ilsexemptaient les malheureux de la corvée et de la schlague, c’étaitpar pure insouciance, se réservant de torturer leur âme en enferpour se dédommager d’avoir épargné leur corps.

» Parmi les châtelains voisins, quelques-uns ajoutaient foià notre fabuleuse origine, et nous redoutaient ; les autres,plus hardis et moins crédules, profitaient, sans scrupule aucun, decette sorte de proscription tacite, de ce muet ostracisme qui nousfrappait, et empiétaient çà et là sur nos domaines, nous volant,tantôt un coin de terre, tantôt une futaie, tantôt un taillis.Notre patrimoine allait se rétrécissant, et nous n’osions, certes,ni nous défendre ni nous plaindre, car juges et rois nous eussentcondamnés avant de nous entendre.

» Cela dura plusieurs siècles : mon père fut ladernière victime de ces rapines. Il mourut presque de faim, n’ayantque moi à son chevet d’agonie.

» J’étais un tout jeune homme, j’avais quinze ou seize anspeut-être, et la vie se présentait à moi dure et presqueinexorable. Je triomphai de la vie : je pris au chevet de monpère mort une vieille épée qui datait des croisades, je ceignis mesreins de la ceinture du voyageur, et je partis. Je me dirigeai versl’Orient, mendiant mon pain sur les routes, couchant au revers desfossés, mais ayant une fière mine sous mes haillons, et un visageassez beau pour me faire remarquer des femmes qui, de leur croisée,me voyaient passer dans les villes.

» Je marchai bien longtemps ainsi, je dormis bien des nuitsen plein air ; je mangeai plus souvent encore le pain noir desbûcherons et des paysans. Enfin, j’arrivai en Bulgarie. Là onadorait Mahomet, et on ne connaissait ni le veneur noir, ni sarace.

» J’entrai au service d’un prince bulgare ; je devinsofficier dans ses armées, puis général ; et je fus honoré deson amitié particulière. J’épousai une princesse bulgare, delaquelle j’eus quatre fils et une fille. Mais tout oriental quej’étais devenu, j’aimais ma chère Allemagne par-dessus tout, et nepouvais me résoudre à l’oublier, ni même à renoncer à l’espoir d’yretourner vivre et mourir un jour.

» Aussi, quand mes deux fils aînés eurent quinze ans, jeles envoyai à l’université d’Heidelberg, pour y étudier. Quand lesdeux autres, qui étaient jumeaux, eurent atteint le même âge, ilsallèrent rejoindre leurs frères.

» J’étais devenu vieux ; le prince bulgare, quim’avait comblé de biens et d’honneurs, était mort, laissant letrône à son fils, auquel rien ne m’attachait désormais ; etj’avais perdu ma femme peu avant. Alors je me souvins des vexationsendurées par mon père et sa race, sous prétexte d’une légendenébuleuse ; je me rappelai l’acharnement de ses ennemis, samansuétude et celle de ses pères, et je songeai à le venger.J’avais quatre fils forts et vaillants, d’immenses richesses, unenuée de serviteurs bulgares qui ignoraient la langue allemande, etqui ne pouvaient nous trahir vis-à-vis des paysans de Bohême. Jevoulus être réellement le fils du diable et ressusciter le veneurnoir.

» Mes fils accoururent de l’université d’Heidelberg ;j’arrivai moi-même ici du fond de la Bulgarie, une nuit, traînant àma suite une armée d’esclaves et de domestiques. Mon châteaus’était écroulé tout à fait ; pas un mur n’en était intact.Les vallées voisines recelaient de profondes cavernes, qui nousservirent d’abri durant le jour et nous cachèrent à tous les yeux.La nuit, nous travaillâmes à rebâtir mon château.

» Un bûcheron s’aperçut un matin qu’un mur écrasé s’étaitredressé depuis la veille et qu’une tour rasée à demi avait crûd’une coudée. Il s’enfuit effaré, et prétendit que le diables’était mis en tête de restaurer le castel de ses enfants. Lanouvelle se répandit. Les uns le crurent, d’autres haussèrent lesépaules.

» Le lendemain, bon nombre de curieux arrivèrent avec lelever du soleil : les quatre tours étaient retoiturées… Laterreur gagna le pays.

» Deux jours après, un bûcheron me vit passer dans uneclairière vêtu comme le veneur noir, un masque sur le visage, pourcacher ma face de squelette, et tirant de ma trompe uneétourdissante et sauvage fanfare. La terreur devint générale.

» J’organisai une grande chasse à courre, une chassepareille à celle que vous avez vue hier et à laquelle vous avezassisté ; seulement elle dura huit jours.

» Pendant huit journées et huit nuits, mes piqueurs enveste rouge et mes veneurs en habits blancs, parcoururent, latorche à la main, les forêts et les vallées, comme un ouragan defeu, arrachant aux échos environnants de lamentables et sinistresplaintes, et excitant cette meute formidable que vous avez vue àl’œuvre.

» Mon château fut reconstruit tout entier en un mois ;mes voisins, qui, depuis des siècles, resserraient chaque jour mondomaine par des empiétements continuels, lâchèrent prise, etreculèrent épouvantés. Un paysan, qui, plus hardi, avait osé seplacer sur mon passage, tomba raide mort en voyant soudain monvisage de squelette.

» Pour tous, pour la superstitieuse Bohême tout entière, jedevins le veneur noir. La nuit, on voyait mon châteauflamboyer sur son roc comme un phare gigantesque ; le jour ilétait morne, silencieux, désert, menaçant et sombre aux rayons dusoleil, comme ces fantômes qui, ayant trop dansé au sabbat, se sonttrouvés le matin les jambes raidies et dans l’impossibilité deretourner au cimetière pour s’y coucher tout de leur long dans leurtombe. Ceci dure depuis un an.

» J’ai reconquis le vieux patrimoine de mes ancêtres, j’aipris goût à la chasse, et maintenant je suis bien assuré qu’à dixlieues à la ronde on ne forcera jamais ni cerf, ni daim. »

Le veneur noir, ou plutôt le comte de Holdengrasburg, s’arrêta,et regarda le baron de Nossac.

Le baron était toujours froid et hautain : il avaitconservé son regard irrité et son front chargé de nuages.

– Cela est fort bien, dit-il, mais ne m’explique nullementcette mystification dont vous avez voulu me rendre victime.J’attends la lumière, monsieur le comte.

– L’explication est simple, baron. J’ai des espions un peupartout et sur toutes les routes ; j’ai su, avant qu’il fûtexécuté, votre projet de délivrer le roi Stanislas ; je vousai suivi pas à pas, je vous ai vu mettre votre plan à exécutionavec une audace inouïe, et j’ai voulu savoir par moi-même jusqu’àquel point vous étiez brave.

– Êtes-vous assez satisfait ? demanda le baron avec untimbre d’ironie bien accentué.

– Au degré suprême. Je me plais à vous proclamer le plusintrépide gentilhomme du monde.

– Vous êtes mille fois trop bon. Seulement, puisque vousêtes en veine d’explications, vous me ferez bien, je l’espère,l’honneur de me dire qu’est-ce que c’est que toute cette comédie ducercueil, et cette trépassée qui danse et qui parle.

L’un des veneurs, Hermann, partit d’un éclat de rire :

– C’est ma maîtresse, une bonne et charmante fille que j’airamenée d’Heidelberg, et qui a bien voulu se charger de cerôle.

– C’est étrange ! murmura le baron, je croyaisreconnaître sa voix…

– Ah ! par exemple !

– Sa voix ressemble à celle de ma femme défunte.

– Le hasard est bizarre, vous le savez.

– Soit. Mais cette même femme, trépassée ou non, est venueici cette nuit, elle m’a étreint dans ses bras, elle m’a mordu aucou et sucé comme un vampire.

Les quatre veneurs poussèrent un cri de stupéfaction qui,sincère ou simulé, impressionna vivement le baron.

– C’est impossible ! s’écrièrent-ils.

– Pourquoi impossible ?

– Parce qu’elle n’est point sortie de ma chambre, ditHermann, et que ce matin, elle est partie à cheval pour uneexcursion dans les environs, et ne reviendra que ce soir.

Le baron, à son tour, poussa un cri, et courut à la glace qu’ilavait déjà consultée.

– Tenez, dit-il en montrant la plaie qu’il avait au cou,voyez et touchez.

La surprise des veneurs augmenta, mais le comte deHoldengrasburg l’examina attentivement et s’écria :

– Ce n’est pas une morsure, c’est une piqûre !

Puis, courant au lit, il y trouva la pointe de l’épée, quisortait à demi de l’oreiller sous lequel le baron l’avait placéelui-même, et il se prit à rire :

– Baron, dit-il, vous étiez ivre hier soir, et vous avez eule cauchemar toute la nuit. C’est votre épée qui est le vampireaccusé par votre imagination.

– Ma foi ! répondit Nossac, il se passe autour de moitant de choses extraordinaires, que je ne sais plus si je dors ousi je rêve.

– Vous ne rêvez plus, mais vous avez rêvé.

– Oh ! cependant, il me semble la sentir encore là,près de moi, suçant mon sang, et me disant : « Vous avezle sang rose et frais… »

– Erreur et folie !

– Mais, fit Nossac s’exaltant, me direz-vous aussi parquelle fantasmagorie étrange vous avez fait disparaître le rocdésert que votre château domine, le torrent qui surplombe, et laplaine sauvage qui l’environne, pour remplacer tout cela par cesite pastoral et mignard qui borne notre horizon ?

Les veneurs sourirent.

– Venez, dit le comte, vous aurez la clef de ce mystère parvos propres yeux.

Et il l’entraîna vers un appartement voisin, lui fit traverserplusieurs salles, d’où les décorations funèbres de la veilleavaient disparu, pour faire place à des tentures étincelantes ducoloris oriental, représentant les mystères du harem et les grandeschasses de l’Inde. Puis il ouvrit soudain une croisée.

– Regardez, dit-il.

Le baron se pencha, et reconnut le paysage tourmenté de laveille. Il eut alors tout naturellement l’explication de ce mystèreincompréhensible jusque-là : le château avait deux façades, etservait de limite à deux horizons bien distincts, l’un riant etcalme, l’autre sinistre et abrupt.

– Je suis un sot, dit-il.

Puis, regardant de nouveau le comte :

– Monsieur, je trouve vos plaisanteries excessivementingénieuses ; mais comme je ne crois point les avoir méritées,ni même provoquées, vous me permettrez de vous en demander compte.Un gentilhomme de ma trempe et de mon rang a peu de goût pour lesmystifications de ce genre.

Les quatre veneurs se prirent à rire.

Ce rire exaspéra le baron, qui recula d’un pas et mit l’épée àla main.

Mais au même instant, la porte s’ouvrit ; Roschen,l’éblouissante et pure jeune fille, entra s’appuyant au bras deWilhem.

L’épée échappa aux mains du baron, interdit et fasciné.

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