La Baronne trépassée

Chapitre 10

 

À onze heures précises, les veneurs montaient à cheval.

On amena à la créole un superbe étalon blanc avec une étoile defeu au front ; un étalon vigoureux, hardi, à l’ongle de fer etaux muscles d’acier, que n’arrêteraient ni haie vive, ni murscroulants, ni fossés bourbeux.

– Madame, lui dit le baron, si je n’avais pas surpris unéclair dans votre œil, je n’aurais point osé peut-être vous offrirpareille monture ; mais vous avez à la fois la hardiesse quibrave et la volonté qui domine. Vous pouvez vous mettre enselle.

Et, comme les preux du Moyen Âge, le baron offrait la maingauche à la dame, et plaça son genou droit sous son pied en guised’étrier. La créole appuya à peine l’extrémité de ce petit pied surla culotte de daim du baron, et sauta lestement en selle, avec lagrâce et le sang-froid d’un écuyer consommé.

Le baron s’inclina, et alla vers Hector, qui, le sourcil froncé,le front nuageux, tortillait par désœuvrement le manche de sacravache, et admirait malgré lui le groupe élégant formé par troischevaux tout harnachés, tenus en main et piaffant avec unegénéreuse impatience. Ils étaient tous trois de même taille, maisde robes différentes ; l’un était blanc, l’autre bois d’ébène,le troisième alezan brûlé.

Mais ils étaient si beaux de forme, ils secouaient siorgueilleusement la tête, ils bavaient si noblement sur leur frein,qu’on ne savait vraiment auquel accorder la préférence.

– Mon jeune ami, dit le baron, voici trois chevaux, toustrois de même âge, de même race et de même sang. Choisissez celuiqui vous plaira.

Hector fut à la fois humilié et joyeux : joyeux en ce quele baron revenait sur sa décision première en lui donnant un chevalde son choix et non un cheval éreinté, humilié en ce que cettedécision nouvelle ressemblait à un pardon.

Il regarda tour à tour chacun des chevaux, les examinaattentivement, hésita quelques minutes, puis se décida pourl’alezan brûlé, dont les jambes lui parurent plus grêles et plusnerveuses, le garrot plus osseux et plus fin.

– Mon cher ami, dit flegmatiquement le baron quand Hectoreut fait son choix, vous venez de prendre mon cheval le plusfougueux, mais le plus vicieux en même temps. Le hasard vous sert àsouhait. Seulement prenez garde à une chose…

– Laquelle ? demanda fièrement Hector.

– Ne faites pas votre première chute en un lieu tropescarpé, vous nous mettriez dans l’impossibilité de vous retrouveret de vous donner les soins nécessaires.

– Je ne ferai pas de chute.

– En êtes-vous bien sûr ?

– Oh ! fit Hector en s’élançant à cheval et étreignantfièrement de ses genoux les flancs de sa monture, vousverrez !

Et il mania son cheval assez savamment pour rassurer les pluseffrayés.

– Madame et messieurs, en route ! dit le marquis.

« On a fait le bois à la hâte, et pendant que nousdéjeunions, on nous a détourné une laie magnifique, haute, maigre,nourrice et qui nous mettra nos chiens sur les dents avant peu.

– Si je ne l’étouffe auparavant, dit le baron. »

On partit.

M. de Simiane qui, seul, connaissait parfaitement lepays, prit la tête de la cavalcade, et les quatre veneurs gagnèrentau trot et par une lande à hauteur d’homme le rendez-vous de chassequi était fixé à une lieue de là, dans une clairière, au fond d’unevallée et au milieu de forêts gigantesques coupées çà et là par unpâturage, un ruisseau et un étang. Le piqueur du baron était aurendez-vous avec les valets de chiens et la meute.

La bête de chasse était acculée dans son fort à un quart delieue de là, et, vérification faite des brisées, elle devait suivrele bord d’un torrent, s’engouffrer dans une vallée profonde ets’aller noyer vers le soir, si on ne la tuait avant, dans un étangqui se trouvait à six ou huit lieues de distance, dans la directiondes plaines du Morbihan.

– Découplez, dit le baron, et en chasse !

L’hallali fut sonné, les chiens s’élancèrent et disparurent dansles taillis ; les chevaux, électrisés, bondirent derrièreeux ; et Hector de Kerdrel, qui avait une réputation à sefaire et une opinion désavantageuse à redresser, s’élança lepremier sur le derrière de la meute.

Bientôt retentit sous le couvert une magnifique sonnerieexécutée par douze voix de basse-taille qu’avait peine à dominer latrompe de chasseurs, et le baron, oubliant quelques secondes le butpremier du laisser-courre et dominé par cet impérieux enthousiasmedu veneur qui naît au bruit du cor, le baron, disons-nous, sesouvint de cette terrible fanfare, exécutée dans les bois deHoldengrasburg, par le veneur noir.

Il l’entonna de toute la puissance de ses poumons et avec unevigueur telle qu’on eût dit un lointain écho de l’infernale voixqui, au début de cette histoire, avait si fort impressionné lepauvre znapan.

La créole elle-même, cette nonchalante enfant des contréestropicales, qui voyageait en palanquin et se faisait éventer durantles journées brûlantes par des nègres obéissants, la créole futélectrisée, fascinée par cet air puissant ; elle lacéra lacroupe de son généreux animal d’un coup de cravache ; avec deshennissements de douleur, les naseaux dilatés, l’œil en feu,l’étalon blanc se précipita à la suite du cheval d’Hector quivolait après la meute, arrachant des gerbes d’étincelles auxcailloux, et broyant les branches tombées et les feuilles mortessous ses ongles d’airain.

Quant à M. de Nossac, il ne stimula sa monture ni dela cravache, ni de l’éperon ; mais il continua sa fanfare avecune sauvage énergie, et ne perdit pas un pouce de terrain sur lacréole, galopant côte à côte avec elle.

La chasse, ainsi que l’avait prévu le rapport des piqueurs,s’était engouffrée dans une vallée profonde, tourmentée, hérisséede rocs bizarres, et conduisant à un torrent qui roulait sur un litde cailloux et de troncs d’arbres déracinés avec un fracasinouï.

Une teinte écarlate était montée aux joues de la créole, qui,dominée, enthousiasmée, regardait le baron la suivant côte à côte,vissé sur sa selle comme un cavalier de bronze, le poing sur lahanche, la trompe aux lèvres, et beau, en cet instant, d’une beautéénergique et mâle, qui laissait bien loin derrière elle les grâcesféminines d’Hector et son impétuosité d’enfant étourdi.

Tout à coup la sombre voûte de feuillage sous laquelle ilscouraient s’élargit brusquement ; à la forêt encaissée par leval succéda une plaine accidentée, verte, ayant un manteau de hautspâturages, au milieu desquels la bête et la meute apparurent pourla première fois aux yeux des veneurs.

La bête était une laie haute de trois pieds, zébrée de bandesgrises et de bandes fauves, la hure allongée, les jambes nerveuseset grêles, le poil hérissé, une écume sanglante aux mâchoires. Lameute la serrait, ardente, unie, pelotonnée en un monceau, ettellement pressée qu’un manteau de cavalier l’eût couverte toutentière.

Les premières gueules des chiens effleuraient l’arrière-train dela bête à chaque instant : elles la buvaient, commeon dit en vénerie.

Hector avait une avance de cent cinquante pas sur la créole etle baron.

Il volait au travers des hautes herbes, oppressé, horsd’haleine, se cramponnant parfois à la crinière de son cheval pourtourner la tête et jeter un regard de triomphe à ceux qui lesuivaient. Mais, soudain, il sentit son cheval fléchir ets’enfoncer sous lui, les herbes monter à la hauteur de sa tête,puis monter plus haut encore à mesure qu’il descendait, puis uneeau bourbeuse le couvrir comme elle couvrait déjà l’animal.

Et il poussa un cri de détresse.

Mais le cheval donna un vigoureux coup de reins et de jarrets,et deux secondes après reparut aux yeux effrayés des veneurs quil’avaient vu s’enfoncer sans pouvoir lui porter secours, bourbeux,crotté, couvert d’une croûte jaunâtre, ainsi que son malheureuxcavalier, dont les vêtements, les mains, le visage, avaient disparusous la même enveloppe, et qui ressemblait ainsi à cet homme pétride limon que Prométhée essaya de créer.

Hector avait rencontré une de ces mares qu’on appellemortes.

À l’effroi qui d’abord avait dominé le baron et la créole,succéda un fou rire plein de raillerie.

– Mon ami, dit M. de Nossac, la chasse est finiepour vous ; retournez au château, faites-vous donner du lingeet des habits.

Hector était pétrifié, et rougissait de honte et de colère sousson masque de limon.

– D’autant, continua l’implacable baron, que vous êtes laidà faire peur dans cet étrange costume.

– Allez, fit dédaigneusement la créole à son tour, vousêtes affreux…

Et comme la meute continuait de gronder, comme la bêteatteignait l’extrémité de la plaine, et s’embûchait dansun nouveau taillis, la créole fouetta son cheval et repartit commel’éclair.

Le baron la suivit.

Quant au marquis, il avait pris une autre route pour couper lameute en tête et gagner du terrain.

La marquise de Bidan et M. de Nossac continuèrent doncà galoper, après avoir laissé la morte à gauche, et ilsgagnèrent la lisière de la forêt.

Alors le baron reprit sa trompe et sonna le troisième couplet dela légende du veneur noir, lequel couplet correspondait à lafanfare française qu’on nomme le Changement de forêt.

Mais cette fanfare finie et la lisière de la forêt franchie, lebaron et la créole n’entendirent plus retentir sous les futaies lasonnerie de la meute et la trompe des piqueurs.

Vainement ils prêtèrent l’oreille, le vent ne leur apporta nifanfares ni aboiements, ils avaient perdu la chasse, ou, ce quiétait plus probable encore, il y avait eu un défaut qu’on essayaitde relever.

Les deux veneurs piquèrent au hasard vers le sud, etcontinuèrent à galoper, espérant à chaque instant entendre un cri,un son, un jappement, qui leur permît de rallier la chasse. Ni son,ni cri, ni jappement ne se firent entendre ; et les chevauxpoursuivirent leur course.

Vers une clairière, le baron arrêta court le sien, et sauta àterre aussitôt. Sur la terre, humide et crayeuse, il avait remarquédes traces récentes : c’était le pied d’un sanglier qui sedirigeait vers le sud-ouest, et, selon toute probabilité, gagnaitun étang.

Tout portait à croire que c’était la bête courue, sauf une seulechose : l’absence complète de chiens.

Le baron ne s’y trompa point.

– Il y a un défaut, dit-il, la bête est passée là, il fautla chercher.

Et, remontant à cheval, il repartit avec la créole.

Ils coururent ainsi plus d’une heure, tantôt retrouvant sur lesable ou la terre humide les brisées de la bête, tantôt la perdantsur les cailloux et les rochers, puis la trouvant encore. Et ilsgagnèrent une nouvelle plaine, puis une vallée en formed’entonnoir, à l’entrée de laquelle ils aperçurent de nouveau labrisée.

Les chevaux étaient hors d’haleine, mais l’éperon du baron et lacravache de la créole jouèrent, et la douleur doubla leurs forcesépuisées.

La vallée nouvelle dans laquelle ils venaient de s’aventurerétait plus sauvage encore, plus déserte, plus splendide d’horreurque la première.

Tout à coup, M. de Nossac s’arrêta de nouveau, étenditsa cravache, et désigna un rocher blanc, sur lequel se mouvait unemasse noirâtre.

– Tenez, dit-il à la belle chasseresse, voilà notrebête.

La créole tressaillit, suivit la direction du fouet, et aperçutla laie qui, acculée, hors d’haleine, les mâchoires sanglantes,s’était assise sur son train de derrière, et semblait attendre depied ferme la meute qu’elle avait dépistée.

– Madame, dit alors le baron, je vous avais promis de tuerun sanglier à coups de couteau, mais votre cousin Hector a eul’audace de vouloir m’imiter, et alors je me suis engagé àl’étouffer dans les bras.

La créole poussa un cri de frayeur :

– Vous êtes fou, dit-elle ; je ne veux pas !

– Je fais toujours ce que j’ai dit.

– Tuez-la à coups de couteau.

– Non pas ; Hector s’est vanté d’en faire autant.

– Il ne le ferait pas.

– Je n’en sais rien ; mais il l’a dit, et cela mesuffit.

– Mon Dieu ! fit la créole en pâlissant, vous tenezdonc bien à le surpasser en courage ?

– Oui, car vous l’aimez !

La créole fit un mouvement.

– Qui vous l’a dit ? demanda-t-elle.

– Je l’ai vu, je l’ai deviné… je l’ai compris…

– Quelle folie !

– Et, dit froidement le baron, je veux que vous m’aimiez…moi !

Il mit froidement pied à terre, jeta son couteau de chasse, ets’avança vers l’animal d’un pas lent et mesuré, la tête en arrière,la démarche hautaine, comme un homme qui va à un triomphe et non àune mort assurée.

– Monsieur ! Monsieur, par grâce ! arrêtez !lui cria la créole éperdue.

Il se tourna vers elle, et lui dit :

– Dieu me pardonne ! Je crois que vous m’aimezdéjà.

Et il continua sa marche vers le sanglier, qui se dressa à sontour, poussa un sourd grognement, et fit un pas à sa rencontre.

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