Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 28L’AUCA-COYOG.

La fin tragique du sénateur n’était que la conséquence de sapusillanimité bien connue.

Si le général avait cru pouvoir se fier à sa parole, il l’auraitimmédiatement relâché.

Mais il fallait avant tout que le secret de l’expédition fûtgardé. De ce secret dépendait le succès de l’entreprise. Don Ramonrendu à la liberté n’aurait pas manqué sous la pression desmenaces, de révéler à la première occasion tout ce qu’ilsavait.

D’un autre côté, une armée en campagne, obligée de se porterrapidement d’un lieu à un autre, ne pouvait se charger d’unprisonnier gênant, qui se serait échappé d’un moment à l’autre.

Enfin pour tout dire, le général n’était pas fâché d’abandonnercette victime à ses féroces alliés et de s’assurer leur concoursdévoué, par cette preuve de condescendance.

De l’ensemble de toutes ces considérations était résultée lamort du pauvre diable qui, dans cette sombre tragédie, avait jouéle rôle de bouc émissaire.

Aussitôt après l’exécution du sénateur, les chasquis, –hérauts – convoquèrent les chefs à un grand Auca-coyog quidevait se tenir au centre du camp, devant le toldo du toqui.

Bientôt une trentaine d’Ulmènes et d’Apo-Ulmènes furent réunis,à l’endroit désigné.

Ils s’assirent gravement sur des crânes de bœufs, qui avaientété disposés pour leur servir de sièges et attendirent que le toquise présentât au conseil.

Antinahuel ne tarda pas à arriver, suivi du généralBustamente.

À l’arrivée du toqui les chefs se levèrent, le saluèrentrespectueusement et reprirent leur place.

Antinahuel tenait à la main la lettre saisie sur don Ramon.

Il rendit cérémonieusement leur salut aux chefs et prit laparole.

– Ulmènes, Apo-Ulmènes et chefs des quatre Uthalmapus de laconfédération araucanienne, dit-il, je vous ai fait convoquer parles chasquis, pour vous donner communication d’un collier arraché àl’espion qui par mon ordre vient d’être mis à mort ; cecollier changera, je crois, les dispositions que nous avions prisespour la malocca qui nous réunit. Notre allié le Grand Aigle desblancs va vous l’expliquer : que mon frère lise, ajouta-t-ilen se tournant vers le général et en lui remettant le papier.

Celui-ci, qui se tenait immobile auprès du chef, prit la lettre,l’ouvrit et la lut à haute voix.

Voici ce qu’elle contenait :

« Mon cher général.

« J’ai soumis au conseil réuni à Valdivia les objectionsque vous avez cru devoir me faire au sujet du plan de campagne quej’avais d’abord adopté ; ces objections ont été trouvéesjustes : en conséquence, le plan susdit a été modifié d’aprèsvos observations, c’est-à-dire que la jonction de nos deux corpsd’armée a été jugée inutile ; vous continuerez donc à couvrirla province de Concepcion, en conservant la ligne du Biobio, quevous ne traverserez pas jusqu’à nouvel ordre ; de mon côté,avec les sept mille hommes que j’ai réunis, je marcherai sur Araucodont je m’emparerai et que je détruirai, ainsi que toutes lesvilles araucaniennes qui se trouveront sur mon passage. Ce plannous offre d’autant plus de chance de réussite que, d’après lerapport d’espions fidèles, les ennemis sont dans une trompeusesécurité au sujet de nos mouvements ; et loin d’avoir à sedéfendre, ils sont persuadés qu’ils peuvent en toute sécurité nousattaquer. Le porteur de cet ordre est un personnage que vousconnaissez et auquel sa nullité même facilitera les moyens detraverser les lignes ennemies. Il est impossible que les Araucanssoupçonnent qu’un homme aussi notoirement incapable soit porteurd’un ordre de cette importance. Vous vous débarrasserez de cetindividu en l’internant et le renvoyant chez lui, avec injonctionde ne pas en sortir sans une permission signée de moi. »

« Cette lettre n’étant à autre fin, je prie Dieu, général,qu’il vous conserve pour le salut de la patrie. »

« Signé : DON TADEO DE LEON,

« Dictateur, général en chef de l’arméelibératrice. »

La lecture de ce document fut écoutée par les chefs avec uneprofonde attention.

Lorsque le général eut terminé, Antinahuel reprit la parole.

– Ce collier, dit-il, était tracé en signes particuliersque notre frère le visage pâle est parvenu à déchiffrer ; quepensent les Ulmènes de cet ordre ? je suis prêt à écouterleurs observations.

Un des anciens toquis, vieillard respectable, doué d’une grandefinesse et qui avait une réputation de sagesse et d’expérience bienétablie, se leva au milieu du silence général.

– Les visages pâles sont très-rusés, dit-il, ce sont desrenards pour la malice et des jaguars pour la férocité, cet ordreest un piège tendu à la bonne foi des Aucas, pour leur faireabandonner la ligne formidable qu’ils occupent ; mais lesguerriers aucas sont sages, ils riront des fourberies des Huincas,et continueront à garder le gué du Biobio : c’est de la prisede ce poste que dépend le succès de la guerre. Les communicationsdes blancs entre eux sont coupées, tels qu’un serpent dont le corpsa été tranché par un coup de hache, ils cherchent vainement àrejoindre les divers tronçons de leur armée, mais ils ne pourrontpas y parvenir. Les Aucas doivent conserver la position qu’ilsoccupent. J’ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants ?

Cette allocution prononcée d’une voix ferme, par un des chefsles plus justement respectés de la nation, produisit un certaineffet sur les membres de l’assemblée.

– Le chef a bien parlé, appuya le général qui tenait avanttout à ce que son plan d’invasion fût suivi, je me rangeentièrement à son avis.

Un autre chef se leva, et parla à son tour.

– Les blancs sont très-rusés, ainsi que l’a dit mon père,fit-il, ce sont des renards sans courage, ils ne savent quemassacrer les femmes et les enfants et fuient à la vue d’unguerrier aucas ; mais ce collier dit la vérité et traduitlittéralement leur pensée : la façon dont ce collier estconçu, les termes qui sont employés, l’homme choisi pour le porter,tout me confirme dans l’opinion, que ce collier est vrai. Desespions ont dû être expédiés de tous les côtés par le toqui, afind’éclairer les mouvements des visages pâles ; attendons leurretour, les nouvelles qu’ils nous apporteront régleront notreconduite, en confirmant ce collier ou en nous prouvant qu’il estfaux. Chefs, tous nous avons des femmes et des enfants, nous devonsd’abord songer à leur sûreté : nous ne pouvons entreprendreune malocca sur le territoire ennemi, en laissant derrière nous nosparents et nos amis sans défense ; d’ailleurs, vous le voyiez,le secret de notre entreprise est connu, les Huincas sont sur leursgardes, soyons prudents, chefs, ne nous jetons pas dans un piège encroyant au contraire en tendre un à nos ennemis. J’ai dit :que mes frères réfléchissent. Ai-je bien parlé, hommespuissants ?

Le chef se rassit.

Son discours fut suivi d’une grande agitation.

Une partie du conseil penchait pour son avis.

Les Araucans ont pour leur famille une affection profonde.L’idée de laisser derrière eux exposés aux désastres de la guerre,leurs parents et leurs amis, les plongeait dans une inquiétudeextrême.

Le général Bustamente suivait avidement les diversesfluctuations du conseil ; il comprenait que si, au lieu del’invasion projetée, les chefs se résolvaient à faire un mouvementrétrograde le succès de son entreprise était compromis et presquedésespéré, aussi prit-il la parole.

– Ce que mon frère a dit est juste, dit-il, mais sesopinions ne reposent que sur une hypothèse ; les blancs nedisposent pas de forces assez considérables pour tenter d’envahirle territoire araucanien, ils ne feront que le traverser au pas decourse, afin de voler au secours de leurs plus riches provincesmenacées. Que mes frères laissent au camp mille guerriers résoluspour défendre le passage, et que la nuit venue, ils passenthardiment le Biobio, je leur garantis le succès : ilsarriveront à Santiago en refoulant devant eux les populationseffrayées. Je suis certain que l’ordre saisi sur l’espion est faux,et que le général Fuentès ignore notre présence si près delui ; notre succès dépend de la rapidité de nosmouvements : hésiter, c’est tout compromettre ; reculer,c’est tout perdre ; marcher en avant, au contraire, c’est nousassurer la victoire ! J’ai dit : ai-je bien parlé, hommespuissants ?

– Mon frère est un guerrier habile, dit Antinahuel ;le plan qu’il propose montre son expérience. Ainsi que lui, jusqu’àpreuve du contraire, je crois que le collier est faux, et que sansnous occuper d’un ennemi trop éloigné et trop faible pour nousnuire, nous devons cette nuit même envahir le territoire desblancs.

Le général respira, sa cause était gagnée.

Tous les chefs semblaient prêts à se ranger à l’avis deAntinahuel.

Tout à coup le Cerf Noir, le vice-toqui, vint prendre place dansl’assemblée ; il paraissait réprimer avec peine une forteémotion.

– Que se passe-t-il ? lui demanda le toqui.

– Plusieurs espions sont de retour, répondit le CerfNoir.

– Eh bien ! reprit le toqui d’une voix brève, quellesnouvelles apportent-ils ?

– Tous s’accordent à dire que des forces considérablestraînant avec elles des canons ont investi Arauco.

À ces paroles, il y eut un mouvement de stupeur indicible dansl’assemblée.

– Ce n’est pas tout, reprit le Cerf Noir.

– Que mon frère parle, dit Antinahuel en imposant d’ungeste le silence aux chefs.

– Écoutez, reprit le Cerf Noir d’une voix sombre, Illicura,Boroa, Nagtolten ont été livrés aux flammes et leurs habitantspassés au fil de l’épée ; un autre corps de troupes, plusconsidérable encore que le premier et coordonnant ses opérationsavec les siennes, agit dans le pays plat de la même façon quel’autre dans la contrée maritime ; voici le résumé desnouvelles apportées par les espions. J’ai dit.

Une agitation extrême s’empara des Ulmènes, ce n’étaient quecris de rage et de désespoir.

Antinahuel cherchait en vain à rétablir un peu d’ordre dans leconseil, enfin le calme se fit et le silence régna.

Alors le chef qui une fois déjà avait conseillé la retraite,reprit la parole :

– Qu’attendez-vous, chefs des Aucas ? s’écria-t-ilavec violence ; n’entendez-vous pas les cris de vos femmes etde vos enfants qui implorent votre secours ? ne voyez-vous pasles flammes qui dévorent vos demeures et détruisent vosmoissons ? aux armes ! guerriers, aux armes ! cen’est plus le territoire ennemi qu’il faut envahir, c’est le vôtrequ’il s’agit de défendre ! toute hésitation est un crime, lesang araucan, versé à flots, crie vengeance ! aux armes !aux armes !

– Aux armes ! rugirent les guerriers en se levant avecélan.

Il y eut un moment de confusion impossible à décrire :c’était un chaos, un tohu-bohu inexprimables.

Le général Bustamente se retira dans le toldo, la mort dans lecœur.

– Eh bien ! lui demanda la Linda en le voyantentrer ; que se passe-t-il ? que signifient ces cris etce tumulte effroyables ? les Indiens se révoltent-ils contreleurs chefs ?

– Non, répondit le général avec désespoir ; don Tadeo,ce démon acharné à ma perte, a déjoué tous mes plans, je suisperdu, l’armée indienne se met en retraite.

– En retraite ! s’écria la Linda avec fureur : ets’élançant vers Antinahuel qui arrivait en ce moment :Comment ! lui dit-elle avec violence, vous ! vous !vous fuyez ! vous vous avouez vaincu ! don Tadeo de Léon,le bourreau de votre famille, marche contre vous, et vous avezpeur ! lâche ! lâche ! prenez des jupons ! vousn’êtes pas un guerrier ! vous n’êtes pas un homme ! vousêtes une vieille femme !

Le toqui la repoussa d’un geste de suprême dédain.

– Femme, vous êtes folle ! lui dit-il ; que peutun homme contre la fatalité ? je ne fuis pas mon ennemi, jevais au-devant de lui ; cette fois dussé-je l’attaquer seul,nous nous verrons face à face !

Se tournant alors vers doña Rosario :

– Ma sœur ne peut rester ici, lui dit-il d’une voixdouce ; le camp va être levé, elle et doña Maria suivront lesmosotones chargés de les défendre toutes deux.

La jeune fille le suivit sans répondre.

Quelques minutes plus tard le camp était levé, et les Aucasabandonnaient cette imprenable position si bien choisie par leurchef.

Sur les prières réitérées du général Bustamente, Antinahuelconsentit à laisser le Cerf Noir à la tête de huit cents guerriersd’élite, afin de défendre le passage dans le cas où les Chilienstenteraient de traverser le fleuve.

Aux dernières lueurs du soleil couchant, l’armée araucaniennedisparut au loin dans la plaine, soulevant sur son passage desflots de poussière qui montaient jusqu’aux cieux.

Antinahuel se dirigeait à marches forcées vers la vallée deCondorkanki, où il espérait arriver avant les Chiliens, et lestailler en pièces sans leur donner le temps d’entrer en ligne.

Le Cerf Noir était un chef sage, il comprenait toutel’importance du poste qui lui était confié.

Dès que la nuit fut venue, il dispersa dans toutes lesdirections des éclaireurs sur les rives du fleuve, afin desurveiller les mouvements de l’ennemi.

Subissant, malgré lui, l’influence produite par le rapport desespions, il avait dans le premier moment conseillé laretraite ; mais en y réfléchissant, il n’avait pas tardé àsoupçonner une ruse de guerre.

Aussi redoublait-il de vigilance pour éviter une surprise.

Ses soupçons ne l’avaient pas trompé : entre onze heures etminuit les éclaireurs se replièrent en toute hâte et vinrentl’avertir qu’une longue file de cavaliers avait quitté la rivechilienne et s’allongeait sur le gué comme un immense serpent.

La lune qui se levait en ce moment dissipa tous les doutes enfaisant étinceler à ses rayons argentés les pointes des longueslances chiliennes.

Le Cerf Noir n’avait que deux cent cinquante guerriers armés defusils, il les plaça en première ligne sur la rive et les fitsoutenir par ses lanciers.

Mais si la clarté éblouissante de la lune lui permettait dedistinguer facilement les mouvements de l’ennemi, elle facilitaitde même à celui-ci les moyens de voir les siens.

Lorsqu’ils les crurent arrivés à portée, les guerriers aucasfirent une décharge sur les cavaliers qui traversaient larivière.

Plusieurs tombèrent.

Au même instant quatre pièces de canon furent démasquées surl’autre rive, et, tirant à mitraille, semèrent la mort etl’épouvante parmi les Indiens.

Les Aucas, décimés par une grêle de projectiles, cherchèrent envain à se reformer.

Une seconde décharge vint de nouveau jeter le désordre dansleurs rangs déjà à demi rompus.

Un fort détachement avait, pendant ce temps, franchi le gué, ets’était rué sur eux avec une incroyable furie.

La lutte désormais n’était plus égale.

Les Aucas, malgré leur courage, furent contraints de lâcherpied, en abandonnant près de deux cents cadavres sur la plage.

En vain ils cherchèrent plusieurs fois à se rallier et àreprendre l’offensive : poursuivis l’épée dans les reins, leurretraite ne tarda pas à se changer en déroute, et malgré lesefforts du Cerf Noir, qui combattait comme un lion, ils s’enfuirentdans toutes les directions, en laissant l’ennemi définitivementmaître du champ de bataille.

Le plan conçu par don Tadeo de Leon avait complètementréussi.

L’armée du général Fuentès venait de forcer le passage du Biobioet d’envahir le territoire araucan.

Ainsi, grâce à la ruse employée par le dictateur, le terrain surlequel devait se décider la question était changé, et les Aucas, aulieu de porter, comme ils en avaient l’intention, la guerre dans leChili, étaient contraints à se défendre chez eux.

D’envahisseurs qu’ils voulaient être, ils se trouvaient aucontraire envahis.

La campagne pouvait désormais être terminée par le gain d’uneseule bataille.

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