La Guerre

SCÈNE VII

 

Masséna, Pfersdorf, l’escorte

 

Pfersdorf, saluant.–Général.

Masséna, vivement.–Hé ! c’est monsieur Réber… Comment vous portez-vous, monsieurRéber ? (Aux hommes de l’escorte.) Allez… cemonsieur, je le connais… c’est un de mes fournisseurs…(L’escorte se retire. Masséna va lui-même refermer la portevivement et revient.) Vous avez passé par Bâle,Pfersdorf !

Pfersdorf. – Oui, général.

Masséna. – Vous avez vu lebanquier.

Pfersdorf. – Oui, général.

Masséna. – Vous avez touché votreargent ?

Pfersdorf. – Sans difficulté.

Masséna. – Alors vous êtescontent ?

Pfersdorf. – Très content.

Masséna. – Voilà ce que je veux…Il faut que vous soyez content ! – Vous me coûtez plus qu’ungénéral de division.

Pfersdorf. – Je suis aussi forcéde dépenser beaucoup… Toujours la bourse à la main, général,toujours délier les cordons…

Masséna, vivement.–C’est bien ! je ne vous fais pas de reproches, au contraire.Les bons comptes font les bons amis. Maintenant vousarrivez ?…

Pfersdorf. – De Zurich !… oùj’ai passé quinze jours à l’hôtel de Bellevue, avec les officiersde l’état -major russe.

(Il sourit.)

Masséna. – Qu’est-ce qui sepasse ?

Pfersdorf. – De grandschangements… L’armée autrichienne se retire en Souabe.

Masséna, vivement.– EnSouabe !… Est-ce bien vrai ?…

Pfersdorf. – C’est positif.

Masséna. – Et qu’est-ce qu’elleva faire en Souabe ?

Pfersdorf. – Elle va débloquerPhilipsbourg.

Masséna, secouant la têted’un air de doute. – Il ne faut pas soixante mille hommes pourdébloquer Philipsbourg ; vingt-cinq ou trente millesuffisent !

Pfersdorf. – Oui, général, maisles Autrichiens et les Russes ne pouvaient plus s’entendre. Enarrivant avec ses vingt-cinq mille Russes, Korsakow voulaitattaquer tout de suite. L’archiduc Charles, lui, ne voulait pas.Depuis ce temps, les soldats des deux empereurs ne pouvaient plusse voir ; les Russes traitaient les Autrichiens avec mépris,les officiers se refusaient le salut.

Masséna, riant.–Hé ! les Russes sont des héros… Ils sont fiers, les Russes,ils gagnent toujours, à Cassano, à la Trébia, à Novi… C’est juste,ils ne doivent pas le salut aux Autrichiens ! Et Korsakow estaussi un bien plus grand général que l’archiduc… il ne doit pas nonplus recevoir d’ordres… Je comprends… je comprends !… Je tiensavec les Russes !…

Pfersdorf. – L’archiduc Charles aprofité de l’invasion des Français sur le Mein, pour s’enaller ; il a déclaré que son premier devoir était de couvrirles États du duc de Wurtzbourg et de l’électeur palatin… Etmaintenant l’armée autrichienne est en route pour Philipsbourg.

Masséna, d’un accentpénétrant. – Toute l’armée ?

Pfersdorf. – Trente bataillons etquarante-deux escadrons ; j’ai couru moi-même à Schaffhousepour les voir défiler… Je voulais être sûr… J’ai comptémoi-même.

Masséna, d’un accent bref, ense levant. – C’est bien ! (Il fait trois ou quatretours, l’air absorbé ; puis revient s’asseoirbrusquement.) Et qu’est-ce qui reste en position ?

Pfersdorf. – L’archiduc a laisséle général Hotze sur la Linth, pour défendre les petits cantons,avec vingt mille hommes et les trois régiments suisses à la soldedes Anglais ; son quartier général est à Wésen. Le généralKorsakow commande ses vingt-cinq mille Russes ; son quartiergénéral est à Zurich ; et le général Nauendorf, avec dix millehommes, reste sur la rive droite du Rhin, pour former un corps deréserve ; il observe le val d’Enfer et les villesforestières.

Masséna, qui s’est remis àmarcher avec agitation, la tête penchée. – Hotze, vingt-cinqmille hommes… Korsakow, vingt-cinq mille… Nauendorf, dix mille…Soixante mille hommes ! (D’un ton d’agitation extrême,exprimant le doute et l’audace.) Soixante mille hommes !…(S’arrêtant devant Pfersdorf.) Ce n’est pas possible…l’archiduc me connaît… il connaît aussi mes forces !…

Pfersdorf. – Général, avant departir, l’archiduc lui-même a conduit Korsakow dans chaqueposition. Il lui disait : – un régiment ici… un bataillonlà ! – Et le Russe lui répondait : – Oui, un régimentautrichien, cela veut dire un bataillon russe !… Un bataillonautrichien, cela veut dire une compagnie russe !

Masséna, d’un tongoguenard. – Ah ! si les compagnies russes valent desbataillons autrichiens, Korsakow a raison… il est le plusfort… !

Pfersdorf. – Vous ne croiriezjamais, général, ce que les jeunes officiers russes racontent àleur table !

Masséna. – Quoi ?

Pfersdorf. – Qu’ils marchent surParis, et qu’ils vous emmèneront à Saint-Pétersbourg.

Masséna. – Moi ?

Pfersdorf. – Oui, général.

Masséna. – J’espère aussi qu’ilsviendront à Paris, après la bataille… Mais Saint-Pétersbourg est unpeu trop loin, pour y mener soixante-dix mille hommes. (Serasseyant et regardant la carte.) Laissons ces jeunes gensfumer leur cigare ; la jeunesse voit des châteaux en Espagne.(Changeant de ton brusquement.) Je dis que le départ del’archiduc est une ruse, pour m’engager à livrer bataille. Je disqu’il se tient là-bas, tout prêt à revenir au bruit du canon,tomber sur mon aile gauche… L’archiduc est un homme de guerre… ilsait ce qu’il fait… Son départ pour la Souabe me livrerait Hotze etKorsakow… On ne court pas de tels risques, pour satisfaire depetites rancunes d’état-major.

Pfersdorf. – Général, je vousaffirme que l’archiduc Charles est en route pour la Souabe… qu’ilva débloquer Philipsbourg…

Masséna,l’interrompant.– C’est impossible !… À moins que lesRusses n’attendent des renforts…

Rheinwald, paraissant àgauche. – Général, une dépêche d’Italie…

Masséna. – Ah ! (Ilreçoit la dépêche, l’ouvre avec précipitation et y jette un coupd’œil. Criant 🙂 Voilà !…, Souworow est enroute !… (D’un accent de résolution.) Ah !maintenant, je comprends !… L’archiduc est parti, parce queSouworow vient le remplacer… (Agitant la dépêche avecvivacité.) Maintenant il n’y a plus une minute à perdre…(D’un accent impérieux.) Que le porteur de la dépêcheentre… que je lui parle… que je sache… (Rheinwald sort par lagauche. – À Pfersdorf.) Laissez-nous, Pfersdorf.

Pfersdorf, saluant.–Général !…

(Il sort par la droite. Au même instant,la porte de gauche s’ouvre. Ogiski paraît sur le seuil, brisé defatigue.)

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