SCÈNE IV
Les précédents, Ivanowitche, au milieu de sessoldats
Ivanowna, se levant.–Axenti Ivanowitche !
Ivanowitche, auxsoldats. – Halte ! reposez-vous ! (Montrant lechemin qui monte.)Tout à l’heure, il faudra courir.
(Il s’approche et prend la maind’Ivanowna ; les soldats mettent l’arme au pied. Tousregardent en l’air le défilé qui s’opère lentement.)
Le docteur. – On vous attendait,Ivanowitche.
Ivanowitche, souriant àIvanowna. – Je pense bien, aussi je me suis pressé.
Le docteur. – Vous arrivezd’Airolo ?
Ivanowitche. – Oui, docteur.
Le docteur. – La colonne dugénéral Strauch est en marche par la gauche ?
Ivanowitche. – Les trois colonnessont en marche ; celle de Strauch, à gauche, et celle deSchweikoski à droite. Le feld-maréchal Souworow suit lanôtre ; il a voulu tout voir : l’organisation desconvois, le démontage des canons et des caissons…
Le docteur. – Nous avons ducanon…
Ivanowitche. – Vingt-huit petitespièces, pour les trois colonnes. Elles arrivent à dos de mulet. Ila fallu démonter la moitié des cosaques, pour le transport desaffûts. Le feld-maréchal a tout surveillé lui-même… Quelhomme !… il ne connaît pas d’obstacles !
Hattouine. – Oui, plus ilvieillit, plus il s’obstine, c’est comme un mulet.
Le docteur, riant.–Hattouine ne se gêne pas.
Ivanowna àIvanowitche. – Ne l’écoute pas, Axenti, ne l’écoutepas…
Ivanowitche, riant.– Onlui pardonne tout. Souworow lui-même rit des idées de la vieillematouchka,quand il est de bonne humeur.
Le docteur. – Oui, mais c’est unerude montée tout de même, Ivanowitche.
Ivanowitche. – Ah ! nous nesommes pas au bout… Si vous la connaissiez comme moi !…(Se retournant à cheval, et montrant les cimes.)Figurez-vous à cinq ou six cents mètres au-dessus de nous, leplateau couvert de retranchements, d’abatis, de fortifications enterre ; les rochers à droite et à gauche pleins d’embuscades,et la route au-dessus, qui tourne vingt fois le long de précipicesdont il est impossible de voir le fond. Si par malheur votre piedglisse, vous descendez à deux lieues, dans les gorges deTremola.
Le docteur. – Les républicains ysont pourtant venus.
Ivanowitche. – Oui, mais ilsavaient en face d’eux les Autrichiens, et nous avons lesFrançais.
Le docteur. – Ils sontbeaucoup ?
Ivanowitche. – Six à sept centssur le plateau, avec le général Gudin.
Hattouine. – Tu les a vus,Ivanowitche ?
Ivanowitche. – Oui,matouchka, en revenant de Zurich ; ils vivent là-hautde neige fondue et de pain de seigle… Les pauvres diables sontmaigres comme la famine.
Le docteur. – Quelsenragés !
Ivanowitche. – Sans les troisattaques combinées, malgré nos vingt-cinq mille hommes et Souworow,je n’aurais pas trop confiance. Mais nous arriverons, Ivanowna, necrains rien.
Ivanowna. – Tu ne seras pastoujours en tête, Axenti ?
Ivanowitche. – Non, pour toi, jeme tiendrai un peu sur les côtés… où l’on ne glisse pas !
(Il sourit.)
Hattouine. – Oui, oui, sur lescôtés… quand les balles pleuvent partout… Allez donc aimer unsoldat !
Le docteur. – Vous en avez bienaimé un, vous, Hattouine.
Hattouine. – Quevoulez-vous ? on est folle une fois au moins dans sa vie.J’espérais toujours en être débarrassée, c’était ma seuleconsolation, et la sienne c’était le schnaps.
Le docteur. – Et sur le plateau,Ivanowitche, nous serons maîtres de tout ?
Ivanowitche. – Sur le plateau duSaint-Gothard, il faudra descendre comme nous montons ; ilfaudra traverser, de l’autre côté, la Reuss, encaissée entre desrochers de six cents pieds à pic, sur des ponts en dos d’âne, plushauts que le Kremlin, et larges de deux brasses.
Hattouine. – Souworow se faitvieux, il perd la tête.
Le docteur. – Il n’y a donc pasd’autre route pour entrer en Suisse.
Ivanowitche, étendant le brasvers la droite du Saint-Gothard. – Il y a la route deBellinzona à Coire, par Roveredo ; mais elle est beaucoup pluslongue. Celle-ci coupe au court, et puis elle nous mène sur lesderrières de Masséna. Une fois à Altorf, au fond de la vallée de laReuss, nous prendrons les Français à revers, pendant que Korsakowles attaquera de front.
Le docteur. – C’est un beau plan,mais difficile à exécuter.
Ivanowitche. – Bah ! rienn’est impossible à Souworow. Tout ce qu’il entreprend est écritlà-haut ! (Il lève la main. – Aux soldats)En avant ! (À Ivanowna, qui le retient :)Ivanowna, il faut que je sois capitaine ; tu sais, la vieillematouchka veut que je sois capitaine, pour nous marierensemble.
(Il embrasse Ivanowna, puis galope à lasuite de son détachement. Ivanowna le regarde s’éloigner.)