La Guerre

SCÈNE IV

 

Souworow, Ivanowitche, Ogiski

 

Souworow, àIvanowitche.– C’est ton homme ?

Ivanowitche. – Oui,feld-maréchal.

Souworow, brusquement àOgiski. – De quel régiment es-tu ?

Ogiski. – Du régiment deMarkow.

Souworow. – Quand as-tudéserté ?

Ogiski. – Je n’ai pas déserté,feld-maréchal, nous avons été pris à plusieurs par des hussardsfrançais.

Souworow. – Quand ?…où ?

Ogiski. – Voilà maintenant lequatrième jour. Les Autrichiens partaient ; nous lesremplacions le long des deux lacs et des deux rivières. Nous neconnaissions pas encore bien les positions ; notre détachements’est perdu la nuit dans un coude.

Souworow. – Dans quelcoude ?

Ogiski. – Près d’un village,entre deux lacs.

Souworow, regardant lacarte. – À Rapperschwyl… c’est possible.

Ogiski. – Après, les hussardssont arrivés… On s’est battu longtemps… Nous avons perdu la moitiéde notre monde… Des troupes de ligne sont encore venues au secoursdes hussards. Il a fallu se rendre.

Souworow. – Comment se fait-ilalors qu’on te trouve dans la vallée de Schaechenthal, à vingtlieues de là ? Réponds clairement…

(Il lui lance un coup d’œilsévère.)

Ogiski. – Nous étions encorequinze hommes, avec le lieutenant Swerkow ; et d’abord lesrépublicains nous menèrent sur la montagne à droite.

Souworow. – Au montAlbis ?

Ogiski. – Je crois que oui ;près d’une vieille maison en planches, où demeure leurfeld-maréchal.

Souworow. – Comments’appelle-t-il ?

Ogiski. – Je ne sais pas… C’estun grand sec, maigre, brun, les cheveux un peu crépus.

Souworow, regardantIvanowitche en souriant. – Masséna. (Sa figures’éclaire.) Ah ! ah ! Et qu’est-ce qu’il voulait devous ?

Ogiski. – Le lieutenant Swerkowest seul entré. Nous autres, on nous gardait dehors.

Souworow,l’interrompant.– Mais si tu n’es pas entré, commentpeux-tu savoir que le feld-maréchal des républicains est grand,sec, maigre ?

Ogiski, avec le plus grandcalme. – Le lieutenant Swerkow nous l’a dit… Il nous a ditaussi que le feld-maréchal des républicains voulait savoir où lesAutrichiens allaient, combien nous restions, et si nous attendionsdu renfort ; mais qu’il avait répondu que nous ne savions riende ces choses.

Souworow, riant. – C’est bon… Alorson vous a maltraités ?

Ogiski. – Non,feld-maréchal ; on nous a conduits plus loin, et nous avons eudes fèves à manger, le soir.

Souworow. – Et pas deviande ?

Ogiski. – Oh non !feld-maréchal, les républicains sont dans la plus grandemisère ; ils meurent de faim… ils n’ont pas un verre deschnaps… ils n’ont rien du tout.

Souworow. – Ils doivent êtretristes ?

Ogiski. – Non, feld-maréchal… Ilschantent… ils jouent aux cartes.

Souworow. – C’est bien cela…(Riant de bon cœur.) Et tu t’es échappé ?

Ogiski. – Avant-hier, à lanuit ; ils n’avaient que deux sentinelles pour nous tous, dansun petit village brûlé. Alors, avec trois camarades, j’ai sauté parune fenêtre dans les champs. Les sentinelles ont tiré surnous ; je n’ai pas tourné la tête, j’ai couru tant que jepouvais, en pensant rejoindre le régiment ; malheureusementdans la nuit, au lieu de prendre à gauche, j’avais pris à droite,et le matin j’étais dans la montagne, sans pouvoir me reconnaître.Je n’ai fait depuis que marcher.

Souworow. – C’est bon. Celasuffit. (Silence.) Alors, au moment où vous avez été pris,l’archiduc était en route, l’armée austro-russe occupait sespositions à Zurich, le long de la Linth et de la Limmat ?

Ogiski. – Oui, feld-maréchal,avec les Suisses rouges.

Souworow. – Et tu n’as rencontrédans la montagne aucun détachement autrichien ?

Ogiski. – Non ; si j’enavais rencontré, je leur aurais demandé mon chemin. J’étais perdu,quand l’ordonnance m’a arrêté près d’un petit village.

Souworow. – Je suis content detoi… Va manger la soupe avec les soldats de Rymnik… Tu suivras lacolonne… Demain ou après, nous rencontrons ton régiment.(Ogiski tourne sur ses talons, en faisant le salut militaire,puis s’éloigne gravement. Souworow le regarde d’un airsatisfait.) Ce soldat m’en a plus appris que mes ordonnances.Il en sait plus qu’un officier de l’archiduc… On le prend par lafaute des autres… et il se sauve tout seul !…

(Au moment où Ogiski s’éloigne, unedéputation d’Altorf paraît dans le chemin, à droite, le landamannen tête. Mandrikine, resté près du bivac des officiers, se porte àsa rencontre et parle avec le landamann.)

Ogiski, à part,s’éloignant. – Me voilà dans la place ! (ApercevantHattouine dans le groupe de gauche.) – La matouchkadu Saint-Gothard !

(Il s’arrête et détourne doucement latête.)

Ivanowitche, à Souworow.– Est-ce que le feld-maréchal n’a pas d’autres ordres pourmoi ?

Souworow. – Non… tu peuxreconduire tes hommes à l’escadron.

(Souworow jette une carte sur la table ets’accoude dessus. Ivanowitche se dirige vers le groupe deHattouine.)

Ivanowitche, àOgiski. – Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

Ogiski. – Lieutenant, lefeld-maréchal a dit : Va manger la soupe avec les soldats deRymnik…

Ivanowitche. – Eh bien ?

Ogiski. – Il n’a pas donnéd’ordre ; ils ne voudront pas me recevoir.

Ivanowitche. – Ah ! bon…arrive !

(Il se dirige vers le groupe deHattouine.)

Ogiski, à part.– Diable !…

Ivanowitche, seretournant. – Avance donc !…

(Ogiski, faisant bonne contenance, lesuit. Les soldats, Hattouine et Ivanowna se retournent.)

Hattouine. – C’estIvanowitche !

Ivanowitche, souriant àIvanowna. – Oui, matouchka, c’est moi. (Auxsoldats.) Vous allez donner la soupe à ce camarade, c’est unbrave soldat du régiment de Markow. Les républicains l’avaientpris, il s’est sauvé !… Qu’on lui fasse place aufeu !

Hattouine. – C’est bon,Ivanowitche, il n’a qu’à s’asseoir.

Ivanowitche, bas, àIvanowna. – Je reviens de suite… Tout a bien marché… Lefeld-maréchal est content. Je vais reconduire mes hommes àl’escadron, et puis j’arrive.

(Il lui serre la main.)

Ivanowna, le regardantpartir. – Dépêche-toi.

Ogiski, faisantl’aimable. – Excusez, camarades !

(Les soldats se serrent. Il s’assied dansle cercle.)

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer