La Guerre

SCÈNE XVI

 

Les précédents, le docteur Sthal

 

Souworow, retournant à sacarte. – Voyez ce qu’il reste à faire pour cet homme… qu’ilparle… Non ! j’en sais assez ! (Avec rage.) Onme promet tout… j’avance… je renverse les obstacles… Encore unjour… je suis le maître ! Et au lieu de soixante mille hommesen bataille… je ne trouve plus un soldat… plus rien… rien…

(Il froisse sa carte. Les officiers autourde lui n’osent lui parler. Il s’assied, se relève, tourne comme unebête fauve, et se rassied. Le chirurgien Sthâl s’agenouille près dublessé ; il lui ouvre son uniforme et débride lablessure ; le sang coule, le blessé se ranime.)

L’estafette. – Oh !… jerespire…

Sthal, à son voisin. –Le sang l’étouffait… (Se relevant, et parlant àSouworow.)Il va répondre, feld-maréchal.

Souworow, accourantbrusquement. – Qu’est devenu Korsakow, lui ? qu’est-cequ’il est devenu ? Il s’est aussi sauvé, sans doute ?

L’estafette. – Non,feld-maréchal !… Le même jour les républicains ont passé laLimmat… Ils ont écrasé les corps d’armée de Markow et de Durazow,en rejetant toute l’armée… dans Zurich… Et le lendemain, ils ontcoupé la ligne de retraite au lieutenant général Korsakow surSchaffhouse… Ils ont pris son trésor… son artillerie et sesbagages…

(À mesure qu’il parle, Ogiski, l’oreilletendue, répète à voix basse 🙂

« Ils ont écrasé Markow etDurazow !… Ils ont pris le trésor, les canons et les voituresde Korsakow ! »

(Les soldats se regardentterrifiés.)

Souworow, d’une voixvibrante. – Et maintenant ils sont en marche, par Schwytz,Wésen, Glaris, pour venir écraser le vieux Souworow !… levieux Souworow seul !… (Avec un redoublement defureur.) Mais Souworow n’est pas un Linken, un Jellachich, unKorsakow… Souworow a gagné ses grades sur le champ de bataille…C’est un soldat de fortune… Ce n’est pas un baron… un courtisan… unarchiduc… C’est un vieux Cosaque !… (Silence.) Ehbien, qu’ils viennent couper sa retraite… qu’ilsviennent !…

(Il marche, et tout à coup s’assied, secouche sur la carte et semble dominer sa fureur.)

Une voix, au fond des groupessilencieux. – Nous sommes entourés ! Il ne reste plusqu’à se rendre !…

Souworow, se relevant, etbondissant à travers le cercle. – Qui a parlé de serendre ?… qu’on l’assomme… qu’on le déchire ! (Grandsilence. Personne ne bouge. Souworow se parlant à lui-même.)Du calme, Souworow… du calme… tout n’est pas perdu !… tâche desauver tes vieux soldats… (Nouveau silence. Il se rassied,regarde la carte, puis se retourne et crie 🙂 Le chef dela reconnaissance du Schaechenthal !

Hattouine, àIvanowitche,– le poussant. – C’est toi,Ivanowitche… c’est toi qu’il appelle.

Ivanowitche, bondissant de saplace et fendant la presse. – Feld-maréchal ?

Souworow. – Tu as poussé ce matinjusqu’aux environs de Muotta ?

Ivanowitche. – Oui,feld-maréchal, à sept lieues de Glaris.

Souworow. – C’est un cheminpraticable à l’artillerie ?

Ivanowitche. – Non, deux hommespeuvent à peine y passer de front ; il est bordé deprécipices.

Souworow. – N’importe !…c’est notre seule ligne de retraite… on y passera !… Tu vaspartir en éclaireur avec deux cents cosaques. Tu traverseras leplus rapidement possible le défilé du Schaechenthal. Une fois del’autre côté, tu pousseras des reconnaissances vers Schwytz etGlaris… Tâche de te renseigner exactement sur la force et lespositions des corps ennemis, qui voudraient s’opposer à notrepassage. Il faut qu’en arrivant nous puissions attaquer sans perdreune minute… Tu comprends ?

Ivanowitche. – Oui,feld-maréchal.

Souworow. – C’est bien…va !… (Ivanowitche s’éloigne et se dirige du côté deHattouine. – Appelant.) Bagration ?

Mandrikine. – Il n’est pas là,feld-maréchal.

Souworow. – Qu’on lecherche !

(Mandrikine se retourne et dit un mot à unofficier, qui s’éloigne. Souworow se penche sur sa carte.)

Ivanowitche, à Hattouine et àIvanowna. – Je pars…

Hattouine. – Où vas-tu ?

(Ogiski se rapproche et prêtel’oreille.)

Ivanowitche. – Le feld-maréchalm’envoie en éclaireur du côté de Schwytz et de Glaris.

Ivanowna, inquiète.–Est-ce que nous irons aussi de ce côté-là ?

Ivanowitche. – Oui, l’armée vatraverser le Schaechenthal… nous nous retrouverons demain… Allons…au revoir, Ivanowna… et vous aussi, matouchka… Boncourage !…

(Il leur serre la main et s’éloignerapidement. Au même instant, Bagration parait à gauche.)

Ogiski, à part, regardantsortir Ivanowitche. – Va… cours !… Je serai à Glarisavant toi…

(Il se perd dans la foule.)

Bagration, s’arrêtant près deSouworow. – Vous m’avez fait appeler, feld-maréchal ?

Souworow. – Ah ! c’est vous,Bagration… Nous allons traverser le Schaechenthal… Vous prendrez lecommandement de l’avant-garde… Les pièces seront démontées comme auSaint-Gothard. Chaque mulet recevra cent gargousses. Il s’agit degagner l’ennemi de vitesse, de passer sur le ventre aux corpsrépublicains qui voudraient nous fermer le chemin de Glaris, et derallier les débris de Hotze et de Korsakow.

Bagration. – C’est tout,feld-maréchal ?

Souworow. – Oui… point de retard…Une marche rapide peut tout sauver !… Je compte sur vous,Bagration. (Bagration salue, et sort vivement.) GénéralRosemberg !

Rosemberg,savançant.– Feld-maréchal ?

Souworow. – Je vous confie lecommandement de mon arrière-garde.

Rosemberg. – Merci,feld-maréchal.

Souworow. – Les feux resterontallumés. On les entretiendra jusqu’à la dernière heure… Si Lecourbevous presse, tenez comme un roc !… Nous ne pouvons passerqu’un à un dans le Schaechenthal… Il faudra du temps !… Aubesoin vous brûlerez Altorf et tous les villages sur vos derrières,pour retarder la marche de l’ennemi.

(Rosemberg salue et sort. Souworowappelant.) Man-drikine !

Mandrikine. –Feld-maréchal ?

Souworow. – Écrivez !(Il se lève et dicte.) « Aux lieutenants générauxKorsakow, Linken et Jellachich. – Quartier général de Seedorf, le28 septembre 1799. – J’apprends votre déroute… J’arrive réparer vosfautes… Tenez ferme comme des murs… Encore un pas en arrière, et jene ferai point de grâce. » (Mandrikine lui présente laplume, il signe sans s’asseoir.) Faites partir tout desuite.

(Mandrikine se dirige vers le groupe desofficiers d’état-major. On le voit donner des ordres avec vivacité.Plusieurs officiers montent à cheval ; une grande agitationrègne dans le fond. Souworow reste seul sur le devant de lascène.)

Souworow, à part. – Ilme reste dix-huit mille hommes… Les débris de Hotze et de Korsakowm’en donneront bien trente mille… Nauendorf arrive avec une réservede dix mille Bavarois… On peut presser sa marche… Dans quatre oucinq jours j’aurai soixante mille hommes, et je recommencerai labataille.

Mandrikine. – Feld-maréchal… lesordres sont partis !… Faut-il commencer la retraite ?

Souworow, avec colère, et defaçon à être entendu de tout le monde. – Souworow ne bat pasen retraite !… Il va rejoindre les débris de Hotze et deKorsakow… et réparer les sottises des générauxd’antichambre !

(Il saute brusquement à cheval et sort augalop. Les officiers d’état-major le suivent. Le tambour bat detous côtés. Les soldats mettent leurs sacs, prennent leurs fusils,etc. Grand mouvement. À peine les tambours russes ont-ils finileurs roulements sourds, qu’on entend au loin, à gauche, dans lesilence de la nuit, s’élever le chant de laMarseillaise :

Allons, enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé…

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