La Guerre

SCÈNE IX

 

Les précédents, moins Souworow,les officiers d’état-major et les cosaques

 

Hattouine, puisant lasoupe. – Allons, vous autres, avancez vos gamelles… Ah !elle sent bon, la soupe.

Un soldat. – Oui,matouchka. Et nous pourrons dire : J’ai soupé avecSouworow !

Tous, avec enthousiasme.– Oh ! le bon père. Oh ! comme il aime ses enfants deRymnik !

Hattouine, continuant deremplir les gamelles. – Je crois bien qu’il vous aime !Celui qui ne passerait pas dans le feu pour lui ne serait qu’ungueux. Quand on a de la soupe pareille, avec deux bons verres deschnaps, il faut enlever tous les ponts. (S’adressant à Ogiski,resté derrière.) Hé ! soldat de Markow, avance donc,c’est ton tour.

(Ogiski présente une gamelle. Hattouine,en la remplissant, le regarde avec une sorted’étonnement.)

Ogiski. – Merci,matouchka !

Hattouine. – Où donc est-ce queje t’ai vu, toi ? Plus je te regarde, plus je tereconnais.

Ogiski, riant.–Oh ! je vous reconnais aussi, matouchka.

Hattouine. – Où donc est-ce queje t’ai vu ?

Ogiski. – Vous m’avez vu d’abordau camp de Toulczine, ensuite aux grandes manœuvres du sabre et dela baïonnette, à Varsovie. C’est là que le régiment de Markow etcelui de Rymnik étaient ensemble, et que la bonnematouchka leur versait du schnaps.

Hattouine, riant auxéclats. – Ah ! oui… oui… Maintenant je me rappelle… Ilfallait du schnaps ! il en fallait, pour soutenir les chargesdes dragons ! Les coups de sabre, les vrais coups de sabrepleuvaient ! C’était la manœuvre de mon fils Basilowitche… ilcriait : – Tapez… tapez ferme… Ça leur apprendra àparer ! – Ha ! ha ! ha ! tu étais là… je nem’étonne plus si je te reconnais.

Ogiski, mangeant.– Oui,matouchka ; moi, je vous ai reconnue tout desuite.

Hattouine. – Ah ! c’était unbon temps… Tiens régale-toi.

(Elle lui verse encore une cuillerée desoupe. Toute la troupe mange. Hattouine et Ivanowna se servent lesdernières.)

Ivanowna, bas, àHattouine. – Oh ! mère Hattouine, que vous avez bien faitde parler d’Ivanowitche au feld-maréchal !

Hattouine, de même, enclignant les yeux avec malice. – Oui, la vieillematouchka n’est pas bête… Souworow va penser à lui,maintenant… Et demain, s’il se conduit bien à la grandebataille…

Ivanowna. – Qu’il sera content,mère Hattouine, d’apprendre…

Hattouine. – C’est bon… c’estbon… il ne faut pas oublier la soupe.

(Elles se remettent à manger.)

Plusieurs soldats, selevant. – À cette heure, le schnaps, matouchka,le schnaps !

Hattouine. – Attendez donc quej’aie fini.

D’autres, avecimpatience. – Le schnaps ! le schnaps !

Hattouine, donnant songobelet à Ivanowna. – Va ! les ivrognes ne peuvent pasattendre.

(Ivanowna se lève ; elle remplit legobelet à la tonne, et le passe tour à tour aux soldats, qui levident d’un trait, claquent de la langue, hument leurs moustacheset font place aux autres. Des éclats de rire retentissent de touscôtés, comme dans une troupe d’enfants.)

Hattouine, arrivant à sontour. – Allons, Ivanowna, la vieille matouchka asoif. Il ne faut pas tout laisser aux autres.

(Ivanowna lui présente le gobelet, elle levide, puis se met à rire tout haut, en faisant mine dedanser.)

Un soldat, riant.–Hé ! la matouchka veut danser.

Hattouine. – Oui, ce bon schnapsm’entre jusque dans les jambes.

Le précédent. – Hé !Kolskow, va donc chercher ton tambour.

Hattouine. – Non… non… je nedanserai pas… Je suis trop vieille… Que les autresdansent !

Un autre soldat. – Vous n’êtespas si vieille que vous dites : je me marierais encore bienavec vous.

Hattouine. – Oui, pour boire monschnaps.

Plusieurs soldats. –Matouchka ! matouchka ! il faut danser.

Hattouine. – Qu’Ivanowna danse…moi je ne danse jamais sans fifre.

Un soldat. – Le pauvre Bélinskiest mort au grand pont, il ne peut plus souffler.

Un autre, tirant un fifre deson sac. – Voici bien son fifre… mais lui n’est plus là.

Ogiski, s’avançantd’unair modeste. – Écoutez, camarades, au régiment de Markow,j’ai quelquefois joué du fifre… Je ne suis pas un bon fifre… maisje joue un peu tout de même.

(Il reçoit le fifre et en tire quelquessons rapides.)

Les soldats. – Oh ! il jouemieux que Bélinski !

(Tous se balancent, rient et font descontorsions grotesques. Le tambour exécute une batterie, Ogiskil’accompagne.)

Un soldat. – Puisque lamatouchka ne veut pas danser, qu’elle chante.

Hattouine. – Je suis tropvieille… Ivanowna chanterait mieux que moi.

Ivanowna. – Vous savez bien, mèreHattouine, que je ne connais pas la musique.

(Les soldats se font des signes ; letambour et le fifre reprennent et s’animent peu à peu ; ilssemblent attirer la vieille cantinière, qui s’avance à la find’un pas timide.)

Hattouine. – Vous ne rirez pas demoi… C’est un vieil air… l’air du Soldat de Koslugi, dutemps de la guerre des Turcs.

Ogiski, jouant etdansant. – Allons, matouchka… courage !…

Hattouine. – Il faut aussi que lefifre joue bien.

Ogiski. – Soyez tranquille… jeconnais l’air du Soldat de Koslugi.

(On forme le cercle ; Hattouine sebalance et chante au milieu. Le tambour et le fifre l’accompagnentdoucement. À la fin du premier couplet, tous les soldats entonnentle refrain en chœur. Puis les applaudissements éclatent.)

Les soldats. – Oh ! c’esttrès bien ! oh ! c’est très bien ! Quel bon fifre.Comme la matouchka chante bien !

(Le chant continue. À la fin d’un couplet,on entend tout à coup sonner au loin la retraite des Français.Toute la troupe se retourne et prête l’oreille.)

Un soldat. – Ce sont lesFrançais !

Un autre. – Oui, ils n’ont pas defifre, les gueux !

Un autre. – Ils ont destrompettes !

Hattouine. – C’est de la mauvaiserace !

Ivanowna. – Écoutez !…

(On entend les trompettes de lacavalerie.)

Un soldat, levant lepoing. – Attendez !… attendez !… vous ne ferez paslongtemps votre musique… Nous allons venir.

(Le bruit des tambours et des trompettescesse.)

Hattouine. – Ils ont fini.

Plusieurs. – Oui…Recommençons !…

(Le fifre et le tambour recommencent.Hattouine chante les derniers couplets. Tout à coup les tamboursrusses battent la retraite.)

Hattouine, allant à latonne. – C’est la retraite ! Arrivez… buvons encore uncoup.

Tous, à voix basse. –Oui, buvons encore un coup.

(Ils suivent Hattouine. Chacun reçoit sonverre d’eau-de-vie, et boit dans le plus grand silence. Pendantcette scène, les tambours russes traversent le fond, de droite àgauche, en battant la retraite.

Hattouine, à Ogiski. –Tiens, fifre, je vais t’en donner deux… Il faut rester au régimentde Rymnik, tu seras notre fifre.

Ogiski. – Je voudrais bien.

Cris des sentinelles, àdroite. – Sentinelles… garde à vous !…

(Ce cri se répète sur toute la ligne, etva se perdre à gauche.)

Hattouine, après avoir bu ladernière. – Chut !… que chacun se couche… Il va bientôtfalloir attaquer… Tâchons de dormir un peu.

(Elle arrange une botte de paille contrela roue de sa charrette. Les autres se couchent à droite et àgauche, autour du feu, la tête sur leur sac. Ivanowna seule resteassise près du feu, qui baisse en projetant sa faible lueur sur lascène. La lune monte à droite, au-dessus des Alpes.)

Hattouine, se couchant.–Ah ! je vais m’en donner. (À Ivanowna.) Tu n’a pas onvie de dormir, Ivanowna ?

Ivanowna. – Non, mère Hattouine,je n’ai pas encore sommeil.

Hattouine, d’une voixsomnolente. – Oui… oui… je pense bien.

(Elle s’endort… Silence général… Au boutd’un instant, Ogiski, resté derrière Ivanowna, se lève doucementsur le coude, regarde autour de lui, puis il se rapproche du rocherà droite, où brille encore le feu de Souworow, et serecouche.)

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