La Guerre

SCÈNE PREMIÈRE

 

Souworow, Basilianof, puis Hattouine

 

Souworow, avec effort, aprèsun instant de silence. – Basilianof ?…

Basilianof. –Feld-maréchal !

Souworow, d’une voixnavrante. – Je ne suis plus feld-maréchal… Je suis un vieuxsoldat qu’on appelle Souworow… Le Tzar ne me connaît pas… je nesuis rien !

Basilianof. – Tout cela n’estqu’un petit orage, feld-maréchal, notre glorieux Tzar ne peut pasvous oublier ; il se souviendra bientôt de son serviteurSouworow, Rymnikski, Italikski…

Souworow, d’un accentpoignant. – Oui, quand il aura besoin de moi !…(Silence. La musique se rapproche.) On fait de la musique,dehors, Basilianof ?

Basilianof. – Oui, feld-maréchal,les régiments viennent de passer la revue sur la placeTzaritzine.

Souworow. – Quelsrégiments ?

Basilianof. – Ceux de Rymnik,d’Ismaïl, de Markow, les dragons, les canons…

Souworow. – Pousse mon fauteuil…que je les voie… (Basilianof pousse le fauteuil près de lafenêtre, et lève le rideau. Souworow regarde.) C’est leRymnik ! Ils défilent… Ils défilent… Pas un ne tourne la tête…Ils savent pourtant bien que Souworow, le père Souworow se meurtici !… (Silence.) Ah !… le drapeau !…(Il se lève péniblement, les mains cramponnées aux bras de sonfauteuil. Le drapeau tout déchiré du régiment de Rymnik passedevant les fenêtres. Souworow se redresse, fait le salut militaire,et retombe. – À Basilianof) : Ferme le rideau,Basilianof, je ne puis plus voir cela !… (Avecaccablement.) Cette musique me tue !

Basilianof, tournant lefauteuil. – Le défilé ne sera plus long, feld-maréchal, larevue est finie…

Souworow, se parlant àlui-même. – Oui… oui… la grande revue viendra bientôt… Elleviendra pour tous… pour les tzars… pour les princes… pour lesfeld-maréchaux… pour les simples soldats… (Silence.)Ah ! la gloire !…

(Il respire avec effort. On voit dans larue une vieille femme se pencher à la fenêtre, et regarder dans lachambre.)

Basilianof, frappant contreles vitres. – Dieu te bénisse ?…

Souworow, essayant de seretourner. – Qu’est-ce que c’est ?

Basilianof. – Une vieillemendiante.

Souworow. – Donne-lui quelqueskopecks… Va !…

(Le domestique obéit.)

Basilianof, sur la porte àdroite. – Tiens, et laisse-nous tranquilles.

La femme, dehors.–Merci, je n’ai besoin de rien.

Basilianof. – Alors, qu’est-ceque tu veux ?

La femme. – N’est-ce pas ici quedemeure Souworow ?

Souworow, écoutant.– Jeconnais cette voix.

Basilianof. – Le feld-maréchal nereçoit personne.

Souworow, d’une voixfaible. – Laisse entrer la femme.

Basilianof. – Le feld-maréchalest malade.

La femme. – Je veux le voir… Ilme connaît… Dis-lui que c’est la vieille matouchka duRymnik.

Souworow, avec effort. –Ah ! qu’elle entre… qu’elle entre !…

Basilianof, seretournant. – Cette femme, feld-maréchal, dit vousconnaître.

Souworow. – Oui… oui… depuislongtemps.

(Sa voix s’éteint. Hattouine paraît sur leseuil, puis s’approche et regarde en silence. Souworow lui tend lesmains ; elle s’agenouille et les embrasse en fondant enlarmes. Basilianof se tient debout derrière.)

Hattouine, ensanglotant. – Oh ! mon fils, Basilowitche, dans quel étatje te retrouve !

Souworow, profondémentému. – Lève-toi, matouchka !

Hattouine, sanglotant.–J’avais tout perdu… Ivanowna… Ivanowitche… tout !… Jepensais : – Mon fils Souworow est encore là… il est heureux,lui… – Ça me consolait un peu ! On me disait bien : leTzar n’a pas voulu le voir… mais je ne le croyais pas !…Qu’est-ce qu’il nous reproche donc, le Tzar ? Est-ce que nousn’avons pas tout souffert pour lui ?… Est-ce que nous n’avonspas tout donné ?… Est-ce que c’est notre faute, si les autresse sont laissé battre… si Korsakow s’est sauvé… si les Autrichiensnous ont tout laissé tomber sur le dos ?

Souworow, à sondomestique. – Tiens, Basilianof, regarde cette vieillematouchka !…Elle connaît mieux la guerre que tous cescadets, ces officiers de parade, ces tas de pieds-plats, de ducs,de princes, de barons, qu’on nous envoie avec des brevets de génie,et dont la bêtise, malheureusement, ne se montre que sur le champde bataille ! – Lève-toi, matouchka, je suis contentde te voir !

Hattouine, se levant.–Nous avons eu bien des misères depuis cinquante ans, mais celle-ciest la plus grande.

Souworow, avec amertume.– Oui… tu as raison.

Basilianof. – Notre glorieux Tzarverra qu’il s’est trompé, feld-maréchal.

Souworow, d’un ton dedédain. – Feld-maréchal !… Laisse tous ces titres,Basilianof. Quand on arrive où j’en suis, tout devient clair… Oùsont mes amis ?… Où sont ceux auxquels j’ai renduservice ? Ils craignent de déplaire au Tzar !… La vieillematouchka, seule…

Basilianof, vivement.–Hé ! je vous le disais bien, feld-maréchal, le Tzar Paul penseencore à nous !…

(Il montre de la main une voiture de lacour, qui vient de s’arrêter devant les fenêtres ; quelquesdignitaires en descendent. Silence. On entend la porte de la maisons’ouvrir.)

Hattouine. – À cette heure, jem’en vais.

Souworow. – Non,reste !…

Basilianof, sur le seuil,annonçant. – Monsieur le comte Kalb.

Souworow, essayant de selever. – Monsieur le comte Kalb… Je ne connais aucune famillerusse de ce nom… N’importe… qu’il entre !… (ÀHattouine.) Aide-moi, matouchka.

(Le comte paraît, suivi de plusieursdignitaires en costume de cour.)

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer