Histoire d’un crime de Victor Hugo

XVIII. Les Représentants traqués
A l’angle de la rue du Faubourg Saint-Antoine, devant la boutique de l’épicier Pépin, à l’endroit même où se dressait à la hauteur de deux étages la gigantesque barricade de juin 1848, les décrets du matin étaient affichés, quelques hommes les examinaient quoiqu’il fît nuit noire et qu’on ne pût les lire, et une vieille femme disait : – Les vingt-cinq francs sont à bas. Tant mieux !

Quelques pas plus loin, j’entendis prononcer mon nom. Je me retournai. C’étaient Jules Favre, Bourzat, Lafon, Madier de Montjau et Michel (de Bourges) qui pas- saient. Je pris congé de la personne vaillante et dévouée qui avait bien voulu m’ac- compagner. Un fiacre passait, je l’y fis monter, et je rejoignis les cinq représen- tants. Ils venaient de la rue de Charonne. Ils avaient trouvé le local de l’associa- tion des ébénistes fermé. – Il n’y avait personne, me dit Madier de Montjau. Ces braves gens commencent à avoir un petit capital, ils ne veulent pas le compro- mettre, ils ont peur de nous, ils disent : Les coups d’Etat ne nous regardent pas, laissons faire ! – Cela ne m’étonne pas, lui répondis-je ; dans le moment où nous sommes, une association est un bourgeois.

  • Où irons-nous ? demanda Jules Favre.

Lafon demeurait à deux pas de là, quai Jemmapes, n° 2. Il nous offrit son ap- partement, nous l’acceptâmes, et nous primes les mesures nécessaires pour faire prévenir les membres de la gauche que nous étions là.

Quelques instants après, nous étions installés chez Lafon, au quatrième étage d’une ancienne et haute maison. Cette maison a vu la prise de la Bastille.

On entrait dans cette maison par une porte bâtarde s’ouvrant sur le quai Jem- mapes et donnant sur une cour étroite plus basse que le quai de quelques marches. Bourzat resta à cette porte pour nous avertir en cas d’événement et pour indiquer la maison aux représentants qui surviendraient.

En peu d’instants nous fûmes nombreux, et nous nous retrouvâmes à peu près tous ceux du matin, avec quelques-uns de plus. Lafon nous livra son salon dont les fenêtres donnaient sur des arrière-cours. Nous nous constituâmes une espèce de bureau et nous prîmes place, Jules Favre, Carnot, Michel et moi, à une grande table éclairée de deux bougies et placée devant la cheminée. Les représentants et les assistants siégeaient à l’entour sur des chaises et des fauteuils. Un groupe debout obstruait la porte.

Michel (de Bourges), en entrant, s’écria : – Nous sommes venus chercher le peuple au faubourg Saint-Antoine. Nous y voici. Il faut y rester !

On applaudit ces paroles.

On exposa la situation, la torpeur des faubourgs, personne à l’association des ébénistes, les portes fermées presque partout. Je racontai ce que j’avais vu et en- tendu rue de la Roquette, les appréciations du marchand de vin Auguste sur l’in- différence du peuple, les espérances de l’ouvrier mécanicien, la possibilité d’un mouvement dans la nuit au faubourg Saint-Marceau. On convint qu’au premier avis qui me serait donné, j’irais.

Du reste, on ne savait rien encore de ce qui s’était passé dans la journée. On annonça que M. Hovyn, lieutenant-colonel de la 5e légion de la garde nationale, avait envoyé des ordres de convocation aux officiers de la légion.

Survinrent quelques écrivains démocrates, parmi lesquels Alexandre Rey et Xa- vier Durieu, avec Kesler, Fillias et Amable Lemaître, de la Révolution ; un de ces écrivains était Millière.

Millière avait une large déchirure saignante au-dessus du sourcil ; le matin même, en nous quittant, comme il emportait une des copies de la proclamation que j’avais dictée, un homme s’était jeté sur lui pour la lui arracher, la police était évi- demment déjà avertie de la proclamation et la guettait ; Millière avait lutté corps à corps avec l’agent de police et l’avait terrassé, non sans emporter cette balafre. Du reste, la proclamation n’était pas encore imprimée. Il était près de neuf heures du

soir et rien ne venait. Xavier Durieu affirma qu’une heure ne se passerait pas sans qu’on eût les quarante mille exemplaires promis. On espérait en couvrir dans la nuit les murs de Paris. Chacun des assistants devait se faire afficheur.

Il y avait parmi nous, ce qui était inévitable dans la confusion orageuse de ces premiers moments, beaucoup d’hommes que nous ne connaissions pas. Un de ces hommes avait apporté dix ou douze copies de l’appel aux armes. Il me pria de les signer de ma main afin de pouvoir, disait-il, montrer ma signature au peuple…

  • Ou à la police, me dit tout bas Baudin en souriant. Nous n’en étions pas à prendre de ces précautions-là. Je donnai à cet homme toutes les signatures qu’il voulut.

Jules Favre prit la parole. Il importait de constituer l’action de la gauche, d’im- primer au mouvement qui se préparait l’unité d’impulsion, de lui créer un centre, de donner à l’insurrection un pivot, à la gauche une direction, au peuple un point d’appui. Il proposa la formation immédiate d’un comité représentant la gauche entière dans toutes ses nuances, et chargé d’organiser et de diriger l’insurrection.

Tous les représentants acclamèrent cet éloquent et courageux homme. On pro- posa sept membres. On nomma sur-le-champ Carnot, de Flotte, Jules Favre, Ma- dier de Montjau, Michel (de Bourges) et moi ; et ainsi fut, par acclamation, com- posé ce comité d’insurrection que, sur ma demande, on appela comité de résis- tance ; car l’insurgé, c’était Louis Bonaparte. Nous, nous étions la République. On désirait faire entrer dans le comité un représentant ouvrier. On désigna Faure (du Rhône). Mais Faure, nous ne l’apprîmes que plus tard, avait été arrêté le matin. Le comité se trouva donc de fait composé de six membres.

Le comité s’organisa séance tenante. Un comité de permanence fut formé dans son sein avec fonction de décréter d’urgence, au nom de toute la gauche, de cen- traliser les nouvelles, les renseignements, les directions, les instructions, les res- sources, les ordres. Ce comité de permanence fut composé de quatre membres, qui étaient Carnot, Michel (de Bourges), Jules Favre et moi. De Flotte et Madier de Montjau furent spécialement délégués, de Flotte pour la rive gauche et le quartier des écoles, Madier pour les boulevards et la banlieue.

Ces opérations préliminaires terminées, Lafon prit à part Michel (de Bourges) et moi et nous dit que l’ancien constituant Proudhon était venu demander l’un de nous deux, qu’il était resté en bas environ un quart d’heure et s’en était allé, en annonçant qu’il nous attendrait place de la Bastille.

Proudhon, qui faisait à cette époque à Sainte-Pélagie ses trois ans de prison pour offense à Louis Bonaparte, avait de temps à autre des permissions de sortie. Le hasard avait fait qu’une de ces permissions était tombée le 2 décembre.

Chose qu’on ne peut s’empêcher de souligner, le 2 décembre, Proudhon était régulièrement détenu en vertu d’une condamnation, et, au moment même où l’on faisait entrer illégalement en prison les représentants inviolables, on en lais- sait sortir Proudhon qu’on pouvait y garder légalement. Proudhon avait profité de cette mise en liberté pour venir nous trouver.

Je connaissais Proudhon pour l’avoir vu à la Conciergerie où étaient enfermés mes deux fils, et Auguste Vacquerie, et Paul Meurice, mes deux illustres amis, et ces vaillants écrivains, Louis Jourdan, Erdan, Suchet ; je ne pouvais m’empêcher de songer que, certes, ce jour-là on n’eût laissé sortir aucun de ces hommes-là.

Cependant Xavier Durieu me parla à l’oreille. – Je quitte Proudhon, me dit-il, il voudrait vous voir. Il vous attend en bas, tout près, à l’entrée de la place, vous le trouverez accoudé au parapet sur le canal.

  • J’y vais, lui dis-je. Je descendis.
    Je trouvai en effet, à l’endroit indiqué, Proudhon pensif, les deux coudes ap- puyés sur le parapet. Il avait ce chapeau à larges bords avec lequel je l’avais sou- vent vu se promener à grands pas, seul, dans la cour de la Conciergerie.

J’allai à lui.

  • Vous voulez me parler ? dis-je.
  • Oui.

Et il me serra la main.

Le coin où nous étions était solitaire. Nous avions à gauche la place de la Bastille profonde et obscure ; on n’y voyait rien et l’on y sentait une foule ; des régiments y étaient en bataille ; ils ne bivouaquaient pas, ils étaient prêts à marcher ; on en- tendait la rumeur sourde des haleines ; la place était pleine de ce fourmillement d’étincelles pâles que font les bayonnettes dans la nuit. Au-dessus de ce gouffre de ténèbres se dressait droite et noire la colonne de Juillet.

Proudhon reprit :

  • Voici. Je viens vous avertir, en ami. Vous vous faites des illusions. Le peuple est mis dedans. Il ne bougera pas. Bonaparte l’emportera. Cette bêtise, la restitution du suffrage universel, attrape les niais. Bonaparte passe pour socialiste. Il a dit : Je serai l’empereur de la canaille . C’est une insolence, mais les insolences ont chance de réussir quand elles ont à leur service ceci.

Et Proudhon me montrait du doigt la sinistre lueur des bayonnettes. Il conti- nua :

  • Bonaparte a un but. La République a fait le peuple, il veut refaire la populace. Il réussira, et vous échouerez. Il a pour lui la force, les canons, l’erreur du peuple et les sottises de l’Assemblée. Les quelques hommes de la gauche dont vous êtes ne viendront pas à bout du coup d’Etat. Vous êtes honnêtes, et il a sur vous cet avantage, qu’il est un coquin. Vous avez des scrupules, et il a sur vous cet avantage, qu’il n’en a pas. Cessez de résister, croyez-moi. La situation est sans ressource. Il faut attendre, mais, en ce moment, la lutte serait folle. Qu’espérez-vous ?
  • Rien, lui dis-je.
  • Et que ferez-vous ?
  • Tout.

Au son de ma voix, il comprit que l’insistance était inutile.

  • Adieu, me dit-il.
    Nous nous quittâmes. Il s’enfonça dans l’ombre, je ne l’ai plus revu. Je remontai chez Lafon.

Cependant les exemplaires de l’appel aux armes n’arrivaient pas. Les repré- sentants inquiets descendaient et remontaient. Quelques-uns allaient attendre et s’informer sur le quai Jemmapes. Il y avait dans la salle un bruit de conversations confuses. Les membres du comité, Madier de Montjau, Jules Favre et Carnot, se retirèrent et me firent dire par Charamaule qu’ils allaient rue des Moulins, n° 10, chez l’ancien constituant Landrin, dans la circonscription de la 5e légion, pour y délibérer plus à l’aise, en me priant d’aller les rejoindre. Mais je crus devoir res- ter. Je m’étais mis à la disposition d’un mouvement éventuel du faubourg Saint- Marceau. J’en attendais l’avis par Auguste, il m’importait de ne pas trop m’éloi- gner ; en outre il était possible que, si je partais, les représentants de la gauche, ne voyant plus aucun membre du comité au milieu d’eux, se dispersassent sans prendre de résolution, et j’y voyais plus d’un inconvénient.

Le temps s’écoulait, pas de proclamations. Nous sûmes le lendemain que les ballots avaient été saisis par la police. Cournet, un ancien officier de marine ré- publicain qui était présent, prit la parole. Ce qu’était Cournet, quelle nature éner- gique et déterminée, on le verra plus tard. Il nous représenta que depuis près de deux heures nous étions là, que la police finirait certainement par en être avertie, que les membres de la gauche avaient pour devoir impérieux de se conserver à tout prix à la tête du peuple, que la nécessité même de leur situation leur impo- sait la précaution de changer fréquemment d’asile, et il termina en nous offrant de venir délibérer chez lui, dans ses ateliers, rue Popincourt, n° 82, au fond d’un cul-de-sac, et toujours à proximité du faubourg Saint-Antoine.

On accepta, j’envoyai prévenir Auguste du déplacement et je lui fis porter l’adresse de Cournet. Lafon resta quai Jemmapes avec mission de nous envoyer les procla- mations dès qu’elles lui arriveraient, et nous partîmes sur-le-champ.

Charamaule se chargea d’envoyer rue des Moulins afin de prévenir les autres membres du comité que nous les attendions rue Popincourt, n° 82.

Nous marchions, comme le matin, par petits groupes séparés. Le quai Jem- mapes borde la rive gauche du canal Saint-Martin ; nous le remontâmes. Nous n’y rencontrions que quelques ouvriers isolés qui tournaient la tête quand nous étions passés et s’arrêtaient derrière nous d’un air étonné. La nuit était noire. Il tombait quelques gouttes de pluie.

Un peu après la rue du Chemin-Vert, nous prîmes à droite et nous gagnâmes la rue Popincourt. Tout y était désert, éteint, fermé et silencieux comme dans le faubourg Saint-Antoine. Cette rue est longue, nous marchâmes longtemps, nous dépassâmes la caserne. Cournet n’était plus avec nous, il était resté en arrière pour avertir quelques-uns de ses amis et, nous dit-on, pour prendre des mesures de dé- fense en cas d’attaque de sa maison. Nous cherchions le numéro 82. L’obscurité était telle que nous ne pouvions distinguer les chiffres des maisons. Enfin, au bout de la rue, à droite, nous vîmes une lueur ; c’était une boutique d’épicier, la seule qui fût ouverte dans toute la rue. L’un de nous entra et pria l’épicier, qui était as- sis dans son comptoir, de nous indiquer la maison de M. Cournet. – En face, dit l’épicier en montrant du doigt une vieille porte cochère basse qu’on distinguait de l’autre côté de la rue, presque vis-à-vis sa boutique.

Nous frappâmes à cette porte. Elle s’ouvrit. Baudin entra le premier, cogna à la vitre de la loge du portier et demanda : – M. Cournet ? – Une voix de vieille femme répondit : C’est ici.

La portière était couchée. Tout dormait dans la maison. Nous entrâmes.

Une fois entrés, et la porte cochère refermée derrière nous, nous nous trou- vâmes dans une petite cour carrée, formant le centre d’une espèce de masure à deux étages ; un silence de cloître, pas une lumière aux fenêtres ; on distinguait près d’un hangar l’entrée basse d’un escalier étroit, obscur et tortueux. – Nous nous sommes trompés, dit Charamaule, il est impossible que ce soit ici.

Cependant la portière, entendant tous ces pas d’hommes sous la porte cochère, s’était éveillée tout à fait, avait allumé sa veilleuse, et nous l’apercevions dans sa loge, le visage collé à la vitre, regardant avec effarement ces soixante fantômes noirs, immobiles et debout dans sa cour.

Esquiros lui adressa la parole : – Est-ce bien sûr ici M. Cournet ? dit-il

  • M. Cornet ? répondit la bonne femme, sans doute.

Tout s’expliqua. Nous avions demandé Cournet, l’épicier avait entendu Cornet, la portière avait entendu Cornet. Le hasard faisait qu’un M. Cornet demeurait pré- cisément là.

On verra plus tard quel extraordinaire service le hasard nous avait rendu.

Nous sortîmes au grand soulagement de la pauvre portière, et nous nous re- mîmes en quête. Xavier Durieu parvint à s’orienter et nous tira d’embarras.

Quelques instants après nous tournions à gauche et nous pénétrions dans un cul-de-sac assez long, faiblement éclairé par un vieux réverbère à l’huile de l’an- cien éclairage de Paris, puis à gauche encore, et nous entrions par un passage étroit dans une grande cour encombrée d’appentis et de matériaux. Cette fois nous étions chez Cournet.

XIX. Un pied dans le sépulcre
Cournet nous attendait. Il nous reçut au rez-de-chaussée dans une salle basse, où il y avait du feu, une table et quelques chaises ; mais la salle était si petite que le quart de nous la remplissait à n’y pouvoir bouger et que les autres restaient dans la cour. – Il est impossible de délibérer ici, dit Bancel. – J’ai une plus grande salle au premier, répondit Cournet, mais c’est un bâtiment en construction qui n’est pas encore meublé et où il n’y a pas de feu. – Qu’importe ! lui dit-on. Montons au premier.

Nous montâmes au premier par un escalier de bois roide et étroit, et nous prîmes possession de deux salles très basses de plafond, mais dont l’une était assez vaste. Les murs étaient blanchis à la chaux, et il n’y avait pour tous meubles que quelques tabourets de paille.

On me cria : Présidez !

Je m’assis sur un des tabourets, dans l’angle de la première salle, ayant la chemi- née à ma droite, et à ma gauche la porte qui s’ouvrait sur l’escalier. Baudin me dit :

  • J’ai un crayon et du papier. Je vais vous servir de secrétaire. – Il prit un tabouret à côté de moi.

Les représentants et les assistants, parmi lesquels il y avait plusieurs blouses, se tenaient debout formant devant Baudin et moi une espèce d’équerre adossée aux deux murs de la salle qui nous faisaient face. Cette foule se prolongeait jusque dans l’escalier. Une chandelle allumée était posée sur la cheminée.

Une sorte d’âme commune agitait cette réunion. Les visages étaient pâles, mais on voyait dans tous les yeux la même grande résolution. Dans toutes ces ombres brillait la même flamme. Plusieurs demandèrent la parole à la fois. Je les priai de donner leurs noms à Baudin, qui les inscrivait et me passait ensuite la liste.

Le premier qui parla fut un ouvrier. Il commença par s’excuser de se mêler aux représentants, lui étranger à l’Assemblée. Les représentants l’interrompirent.

  • Non ! non ! dirent-ils, peuple et représentants ne font qu’un. Parlez ! – Il déclara que, s’il prenait la parole, c’était pour laver de toute suspicion l’honneur de ses frères, les ouvriers de Paris, qu’il avait entendu quelques représentants douter d’eux, qu’il affirmait que c’était injuste, que les ouvriers comprenaient tout le crime de M. Bonaparte et tout le devoir du peuple, qu’ils ne seraient pas sourds à l’appel des représentants républicains, et qu’on le verrait bien. Il dit tout cela simplement, avec une sorte d’embarras fier et de rudesse honnête. Il tint parole. Je le trouvai le lendemain combattant dans la barricade Rambuteau.

Mathieu (de la Drôme) entra comme l’ouvrier finissait. – J’apporte des nou- velles, cria-t-il. Il se fit un profond silence.

Comme je l’ai dit déjà, depuis le matin nous savions vaguement que la droite avait dû s’assembler, et qu’un certain nombre de nos amis avaient probablement fait partie de la réunion, et c’était tout. Mathieu (de la Drôme) nous apportait les faits de la journée, les détails des arrestations à domicile exécutées sans obstacle, la réunion Daru brutalisée rue de Bourgogne, les représentants chassés de la salle de l’Assemblée, la platitude du président Dupin, l’évanouissement de la Haute Cour, la nullité du conseil d’Etat, la triste séance de la mairie du Xe arrondisse- ment, l’avortement Oudinot, l’acte de déchéance du président, les deux cent vingt empoignés et menés au quai d’Orsay. Il termina virilement. Le devoir de la gauche croissait d’heure en heure. Le lendemain serait probablement décisif. Il adjura la réunion d’aviser.

Un ouvrier ajouta un fait. Il s’était trouvé le matin rue de Grenelle, sur le passage des membres de l’Assemblée arrêtés ; il était là au moment où l’un des comman- dants des chasseurs de Vincennes avait prononcé cette parole : – Maintenant c’est le tour de messieurs les représentants rouges. Gare à eux !

Un des rédacteurs de la Révolution , Hennett de Kesler, qui fut plus tard un pros- crit intrépide, compléta les renseignements de Mathieu (de la Drôme). Il raconta la démarche faite par deux membres de l’Assemblée près du soi-disant ministre de l’intérieur Morny et la réponse dudit Morny : « Si je trouve des représentants der- rière les barricades, je les fais tous fusiller jusqu’au dernier » ; et cet autre mot du même drôle à propos des membres emmenés quai d’Orsay : Ce sont là les derniers représentants qu’on fera prisonniers . Il nous informa qu’une affiche s’imprimait en ce moment-là même à l’Imprimerie nationale, déclarant que « quiconque se- rait saisi dans un conciliabule serait immédiatement fusillé ». L’affiche parut en effet le lendemain matin.

Baudin se leva. – Le coup d’Etat redouble de rage, s’écria-t-il. Citoyens, redou- blons d’énergie !

Tout à coup un homme en blouse entra. Il était essoufflé. Il accourait. Il nous annonça qu’il venait de voir, et il insista – de voir de ses yeux – dans la rue Popin- court un bataillon qui marchait en silence et se dirigeait vers l’Impasse du n° 82, que nous étions investis et que nous allions être attaqués. Il nous conjura de nous disperser sur-le-champ.

  • Citoyens représentants, s’écria Cournet, j’ai des vedettes dans l’impasse qui se replieront et viendront nous avertir si le bataillon s’y engage. La porte est étroite et sera barricadée en un clin d’œil. Nous sommes ici avec vous cinquante hommes armés et résolus, et nous serons deux cents au premier coup de fusil. Nous avons des munitions. Vous pouvez délibérer tranquilles.

Et en achevant il éleva le bras droit et l’on vit sortir de sa manche un large poi- gnard qu’il y tenait caché, et il fit de l’autre main sonner dans ses poches les pom- meaux d’une paire de pistolets. – Eh bien ! dis-je, continuons.

Trois des plus jeunes et des plus éloquents orateurs de la gauche, Bancel, Ar- naud (de l’Ariège) et Victor Chauffour, opinèrent successivement. Tous trois étaient importunés de cette idée que, notre appel aux armes n’ayant pas pu encore être af- fiché, les divers épisodes du boulevard du Temple et du café Bonvalet n’ayant pas amené de résultats, aucun de nos actes, grâce à la pression de Bonaparte, n’ayant encore réussi à se produire, tandis que le fait de la mairie du Xe arrondissement commençait à se répandre dans Paris, il semblait que la droite eût fait acte de résistance avant la gauche. La généreuse émulation du salut public les aiguillon- nait. C’était une joie pour eux de savoir qu’un bataillon prêt à attaquer était là, à quelques pas, et que peut-être dans peu de minutes leur sang allait couler.

Du reste les avis se multipliaient, et avec les avis les incertitudes. Quelques illu- sions se produisaient encore. Un ouvrier adossé tout près de moi à la cheminée venait de dire à demi-voix à un de ses camarades qu’il ne fallait pas compter sur le peuple et que si l’on se battait « on ferait une folie ».

Les incidents et les faits de la journée avaient modifié à quelques égards mon opinion sur la marche à suivre en ces graves conjonctures. Le silence de la foule au moment où Arnaud (de l’Ariège) et moi avions apostrophé les troupes, détruisait l’impression que m’avait laissée quelques heures auparavant l’enthousiasme du peuple au boulevard du Temple. Les hésitations d’Auguste m’avaient frappé, l’as- sociation des ébénistes semblait se dérober, la torpeur du faubourg Saint-Antoine était visible, l’inertie du faubourg Saint-Marceau ne l’était pas moins, je devais recevoir l’avis de l’ouvrier mécanicien avant onze heures, et il était plus de onze heures ; les espérances s’éteignaient successivement. Du reste raison de plus, se- lon moi, pour tonner et réveiller Paris par un spectacle extraordinaire, par un acte hardi de vie et de puissance collective de la part des représentants de la gauche, par l’audace d’un immense dévouement à la République expirante.

On verra plus tard quel concours de circonstances toutes fortuites a empêché cette pensée de se réaliser comme je la comprenais. Les représentants ont fait tout leur devoir, la Providence n’a peut-être pas fait tout le sien. – Quoi qu’il en soit, en supposant que nous ne fussions pas emportés tout de suite par quelque combat nocturne et immédiat, et qu’à l’heure où je parlais nous eussions encore un lendemain, je sentais le besoin de fixer tous les yeux sur le parti à adopter pour la journée qui allait suivre. – Je pris la parole.

Je commençai par déchirer complètement le voile de la situation. Je fis le ta- bleau en quatre mots : la Constitution jetée au ruisseau, l’Assemblée menée à coups de crosse en prison, le conseil d’Etat dissipé, la Haute Cour chassée par un argousin, un commencement évident de victoire pour Louis Bonaparte, Paris pris sous l’armée comme sous un filet, la stupeur partout, toute autorité terrassée, tout pacte mis à néant ; il ne restait plus debout que deux choses, le coup d’Etat et nous.

Nous ! et qui sommes-nous ? Ce que nous sommes, dis-je, nous sommes la vé- rité et la justice ! nous sommes le pouvoir suprême et souverain, le peuple incarné, le droit !

Je poursuivis :

Louis Bonaparte, à chaque minute qui s’écoule, fait un pas de plus dans son crime. Pour lui, rien d’inviolable, rien de sacré ; ce matin il a violé le palais des représentants de la nation, quelques heures plus tard il a mis la main sur leurs personnes, demain, tout à l’heure peut-être, il versera leur sang. Eh bien ! il avance sur nous, avançons sur lui. Le péril grandit, grandissons avec le péril.

Un mouvement d’adhésion se fit dans l’assemblée, je poursuivis : Je le répète et j’insiste.
Ne faisons grâce à ce malheureux Bonaparte d’aucune des énormités que contient son attentat. Puisqu’il a tiré le vin – je veux dire le sang – il faut qu’il le boive. Nous ne sommes pas des individus, nous sommes la nation. Chacun de nous marche vêtu de la souveraineté du peuple. Il ne peut frapper nos personnes sans la dé- chirer. Forçons sa mitraille à trouer nos écharpes avec nos poitrines. Cet homme est dans une voie où la logique le tient et le mène au parricide. Ce qu’il tue en ce moment, c’est la patrie ! Eh bien ! la balle du pouvoir exécutif à travers l’écharpe du pouvoir législatif, c’est là le parricide visible ! C’est là ce qu’il faut qu’on voie !

  • Nous sommes tout prêts ! crièrent-ils. Votre avis sur les mesures à prendre ?
  • Pas de demi-mesures, répondis-je, un grand acte ! Demain – si nous sortons d’ici cette nuit – trouvons-nous tous au faubourg Saint-Antoine…

On m’interrompit : – Pourquoi le faubourg Saint-Antoine ?

  • Oui, repris-je, le faubourg Saint-Antoine ! Je ne puis croire que le cœur du peuple ait cessé de battre là. Trouvons-nous tous demain au faubourg Saint-Antoine. Il y a vis-à-vis le marché Lenoir une salle qui a servi à un club en 1848…

On me cria : La salle Roysin.

  • C’est cela, dis-je, la salle Roysin. Nous sommes cent vingt représentants répu- blicains restés libres. Installons-nous dans cette salle. Installons-nous-y dans la plénitude et dans la majesté du pouvoir législatif. Nous sommes désormais l’As- semblée, toute l’Assemblée ! Siégeons là, délibérons là, en écharpes, au milieu du peuple. Mettons le faubourg Saint-Antoine en demeure, réfugions-y la représenta- tion nationale, réfugions-y la souveraineté populaire, donnons le peuple à garder au peuple, adjurons-le de se défendre. Au besoin, ordonnons-le-lui !

Une voix m’interrompit : – On ne donne pas d’ordre au peuple !

  • Si ! m’écriai-je, quand il s’agit du salut public, du salut universel, quand il s’agit de l’avenir de toutes les nationalités européennes, quand il s’agit de défendre la République, la liberté, la civilisation, la Révolution, nous avons le droit, nous re- présentants de la nation tout entière, de donner, au nom du peuple français, des ordres au peuple parisien ! Réunissons-nous donc demain à cette salle Roysin. A quelle heure ? Pas de trop grand matin. En plein jour. Il faut que les boutiques soient ouvertes, qu’on aille et qu’on vienne, que la population circule, qu’il y ait du monde dans les rues, qu’on nous voie, qu’on sache que c’est nous, que la gran- deur de notre exemple aille frapper tous les yeux et remuer tous les cœurs. Soyons là tous de neuf à dix heures du matin. S’il y a quelque obstacle pour la salle Roysin, nous prendrons la première église venue, un manège, un hangar, une enceinte fer- mée où nous puissions délibérer ; au besoin, comme l’a dit Michel (de Bourges), nous siégerons dans un carrefour entre quatre barricades. Mais provisoirement j’indique la salle Roysin. Ne l’oubliez pas, dans une telle crise il ne faut pas de vide devant la nation. Cela l’effraie. Il faut qu’il y ait quelque part un gouvernement, et qu’on le sache. La rébellion à l’Elysée, le gouvernement au faubourg Saint- Antoine ; la gauche gouvernement, le faubourg Saint-Antoine citadelle ; voilà les idées dont il faut frapper dès demain l’esprit de Paris. A la salle Roysin donc ! De là, au milieu de l’intrépide foule ouvrière de ce grand quartier de Paris, créne- lés dans le faubourg comme dans une forteresse, tout à la fois législateurs et gé- néraux, multipliant et inventant les moyens de défense et d’attaque, lançant des proclamations et remuant des pavés, employant les femmes à écrire nos affiches pendant que les hommes se battront, nous décréterons Louis Bonaparte, nous décréterons ses complices, nous frapperons de forfaiture les chefs militaires, nous mettrons hors la loi en masse tout ce crime et tous ces criminels, nous appellerons les citoyens aux armes, nous rappellerons l’armée au devoir, nous nous dresserons debout en face de Louis Bonaparte, terribles comme la République vivante, nous le combattrons d’une main avec la force de la loi, de l’autre avec la force du peuple, nous foudroierons ce révolté misérable, et nous nous dresserons au-dessus de sa tête à la fois comme un grand pouvoir régulier et comme un grand pouvoir révo- lutionnaire !

Tout en parlant je m’enivrais de ma propre idée. Mon enthousiasme se com- muniqua à la réunion. On m’acclama. Je m’aperçus que j’allais un peu loin dans l’espérance, que je me laissais entraîner et que je les entraînais, et que je leur pré- sentais le succès comme possible, presque comme facile, dans un moment où il importait que personne ne se fît Illusion. La vérité était sombre, et il était de mon devoir de la dire. Je laissai le silence se rétablir, et je fis signe de la main que j’avais un dernier mot à ajouter ; je repris alors, en baissant la voix :

  • Ecoutez, rendez-vous bien compte de ce que vous faites. D’un côté, cent mille hommes, dix-sept batteries attelées, six mille bouches à feu dans les forts, des magasins, des arsenaux, des munitions de quoi faire la campagne de Russie ; de l’autre, cent vingt représentants, mille ou douze cents patriotes, six cents fusils, deux cartouches par homme, pas un tambour pour battre le rappel, pas un clo- cher pour sonner le tocsin, pas une imprimerie pour imprimer une proclamation ; à peine çà et là une presse lithographique, une cave où on imprimera en bâte et furtivement un placard à la brosse ; peine de mort contre qui remuera un pavé, peine de mort contre qui s’attroupera, peine de mort contre qui sera trouvé en conciliabule, peine de mort contre qui placardera un appel aux armes ; si vous êtes pris pendant le combat, la mort ; si vous êtes pris après le combat, la déporta- tion ou l’exil ; d’un côté une armée, et le crime ; de l’autre une poignée d’hommes, et le droit. Voilà cette lutte. L’acceptez-vous ?

Un cri unanime me répondit : – Oui ! oui !

Ce cri ne sortait pas des bouches, il sortait des âmes. Baudin, toujours assis à côté de moi, me serra la main en silence.

On convint donc immédiatement qu’on se retrouverait le lendemain mercredi, entre neuf et dix heures du matin, à la salle Roysin, qu’on y arriverait isolément ou par petits groupes séparés, et qu’on avertirait de ce rendez-vous les absents. Cela fait, il ne restait plus qu’à se séparer. Il pouvait être environ minuit.

Un des éclaireurs de Cournet entra. – Citoyens représentants, dit-il, le bataillon n’est plus là. La rue est libre.

Le bataillon, sorti probablement de la caserne Popincourt, qui était très voisine, avait occupé la rue vis-à-vis le cul-de-sac pendant plus d’une demi-heure, puis était rentré dans la caserne. Avait-on jugé l’attaque inopportune ou périlleuse, la nuit, dans ce cul-de-sac étroit, et au milieu de ce redoutable quartier Popincourt où l’insurrection avait tenu si longtemps en juin 1848 ? Il paraît certain que les soldats avaient visité quelques maisons du voisinage. Suivant des renseignements qui nous parvinrent plus tard, nous aurions été suivis, en sortant du n° 2 du quai Jemmapes, par un homme de la police, lequel nous aurait vus entrer dans cette maison où logeait un M. Cornet, et serait allé immédiatement à la préfecture dé- noncer à ses chefs notre gîte. Le bataillon envoyé pour nous saisir cerna la maison, la fouilla de la cave au grenier, n’y trouva rien, et s’en alla.

Cette quasi-synonymie de Cornet et de Cournet dépista les limiers du coup d’Etat. Le hasard, on le voit, s’était mêlé utilement de nos affaires.

Je causais près de la porte avec Baudin et nous échangions quelques indications dernières, quand un jeune homme à barbe châtaine, mis comme un homme du monde et en ayant toutes les manières, et que j’avais remarqué pendant que je parlais, s’approcha de moi.

  • Monsieur Victor Hugo, me dit-il, où allez-vous coucher ? Je n’y avais pas songé jusqu’à ce moment-là.
    Il était peu prudent de rentrer chez moi.
  • Ma foi, lui répondis-je, je n’en sais rien.
  • Voulez-vous venir chez moi ?
  • Je veux bien.

Il me donna son nom. Il s’appelait M. de la R. 3 , il connaissait la famille d’al- liance de mon frère Abel, les Montferrier parents des Cambacérès, et il demeurait rue Caumartin. Il avait été préfet sous le gouvernement provisoire. Il avait une voiture là. Nous y montâmes ; et comme Baudin m’annonça qu’il passerait la nuit chez Cournet, je lui donnai l’adresse de M. de la R., afin qu’il pût m’y envoyer chercher, si quelque avis de mouvement venait du faubourg Saint-Marceau ou d’ailleurs. Mais je n’espérais plus rien pour la nuit, et j’avais raison.

Un quart d’heure environ après la séparation des représentants et après notre départ de la rue Popincourt, Jules Favre, Madier de Montjau, de Flotte et Carnot, que nous avions fait avertir rue des Moulins, arrivèrent chez Cournet, accompa- gnés de Schœlcher, de Charamaule, d’Aubry (du Nord) et de Bastide. Quelques
3M. de la Roëllerie.

représentants se trouvaient encore chez Cournet. Plusieurs, comme Baudin, de- vaient y passer la nuit. On fit part à nos collègues de ce qui avait été convenu sur ma proposition et du rendez-vous à la salle Roysin ; seulement il paraît qu’il y eut quelques hésitations sur l’heure indiquée, que Baudin, en particulier, ne se la rappela plus exactement, et que nos collègues crurent que le rendez-vous qui avait été donné pour neuf heures du matin était pour huit heures. Ce changement d’heure, dû aux incertitudes des mémoires et dont on ne peut accuser personne, empêcha la réalisation du plan que j’avais conçu d’une Assemblée siégeant au faubourg et livrant bataille à Louis Bonaparte, mais nous donna pour compensa- tion le fait héroïque de la barricade Sainte-Marguerite.

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