Histoire d’un crime de Victor Hugo

XIII. La Barricade de la rue Thévenot
Georges Biscarrat était l’homme qui avait donné le signal de la huée rue de l’Echelle.

Je connaissais Georges Biscarrat depuis juin 1848. Il avait été de cette insur- rection funeste. J’avais eu occasion de ne pas lui être inutile. Il était pris, il était à genoux pour être fusillé, j’étais intervenu, et je l’avais sauvé, lui et quelques autres,
M. D. D. B., et ce vaillant architecte Rolland qui, plus tard, proscrit, restaura avec talent le palais de justice de Bruxelles.

Cela se passa le 24 juin 1848, dans le sous-sol du n° 93 du boulevard Beaumar- chais, maison alors en construction.

Georges Biscarrat s’attacha à moi. Il se trouva qu’il était le neveu d’un des vieux et bons amis de mon enfance, Félix Biscarrat, mort en 1828. Georges Biscarrat venait me voir de temps en temps, et, dans les occasions, il me consultait ou me renseignait.

Voulant le préserver des entraînements malsains, je lui avais donné, et il avait accepté de moi, cette règle de conduite : Jamais d’insurrection que pour le devoir et pour le droit .

Qu’était-ce que la huée de la rue de l’Echelle ? Racontons l’incident.

Le 2 décembre, Bonaparte avait fait un essai de sortie. Il avait risqué d’aller re- garder Paris. Paris n’aime pas à être regardé par de certains yeux. Cela lui semble insultant, et il est plus irrité d’une insulte que d’une blessure. Il subit l’assassinat, non le clignement de paupières de l’assassin. Mal en prit à Louis Bonaparte.

A neuf heures du matin, au moment où la garnison de Courbevoie descendait sur Paris, les affiches du coup d’Etat étant encore fraîches sur les murs, Louis Bo- naparte était sorti de l’Elysée, avait traversé la place de la Concorde, le jardin des Tuileries, puis la cour grillée du Carrousel, et on l’avait vu sortir par le guichet de la rue de l’Echelle. Il y eut tout de suite foule. Louis Bonaparte était en habit de général ; son oncle, l’ancien roi Jérôme, l’accompagnait, et Flahaut, qui se tenait en arrière. Jérôme avait le grand uniforme de maréchal de France avec le chapeau a plume blanche ; le cheval de Louis Bonaparte dépassait de la tête le cheval de Jérôme. Louis Bonaparte était morne, Jérôme attentif, Flahaut épanoui. Flahaut avait son chapeau de travers. Il y avait une grosse escorte de lanciers. Edgar Ney suivait. Bonaparte comptait aller jusqu’à l’Hôtel de Ville. Georges Biscarrat était là. La rue était dépavée, on macadamisait, il monta sur un tas de pierres et jeta ce cri : A bas le dictateur ! A bas les prétoriens ! Les soldats le regardèrent d’un air stupide, et la foule d’un air étonné. Georges Biscarrat (c’est lui qui me l’a dit) sentit que son cri était trop littéraire et qu’on ne comprenait pas, et il cria : A bas Bonaparte ! A bas les lanciers !

La huée fut électrique. – A bas Bonaparte ! A bas les lanciers ! – cria le peuple, et toute la rue devint violente et orageuse. A bas Bonaparte ! La clameur ressemblait à une exécution commençante, Bonaparte fit un brusque mouvement à droite, tourna bride, et rentra dans la cour du Louvre.

Georges Biscarrat sentit le besoin de compléter la huée par une barricade.

Il dit au libraire Benoist Mouilhe, qui venait d’entr’ouvrir sa boutique : Crier c’est bien, agir c’est mieux. Il rentra chez lui rue du Vert-Bois, mit une blouse, prit une casquette, et descendit vers les rues sombres. Avant la fin du jour il s’était entendu avec quatre associations, les gaziers, les formiers, les châliers et les cha- peliers.

Ainsi se passa pour lui la journée du 2.

La journée du 3 s’écoula en allées et venues « à peu près perdues », disait Biscar- rat à Versigny. Et il ajoutait : Pourtant j’ai obtenu ceci, qu’on déchirerait partout les affiches du coup d’Etat ; si bien que pour en rendre l’arrachement plus difficile, la police a fini par les placarder dans les vespasiennes, où elles sont à leur place .

Le jeudi 4, de grand matin, Georges Biscarrat alla chez Ledouble, restaurateur, où mangeaient habituellement quatre représentants du peuple, Brives, Berthelon, Antoine Bard et Viguier, surnommé le père Viguier . Tous les quatre y étaient. Vi- guier racontait ce que nous avions fait la veille, et était de mon avis : brusquer le dénoûment, culbuter le crime dans son propre gouffre. Biscarrat survint. Les re- présentants ne le connaissaient pas et le regardèrent. – Qui êtes-vous ? demanda l’un d’eux. Avant qu’il eût répondu, le docteur Petit entra, déplia un papier, et dit :

  • Quelqu’un ici connaît-il l’écriture de Victor Hugo ? – Moi, dit Biscarrat. Il examina le papier. C’était ma proclamation à l’armée. – Il faut imprimer cela, dit Petit. – Je m’en charge, dit Biscarrat. Antoine Bard lui demanda : – Vous connaissez Victor Hugo ? – Il m’a sauve la vie, répondit Biscarrat. Les représentants lui serrèrent la main.

Guilgot arriva. Puis Versigny. Versigny connaissait Biscarrat ; il l’avait vu chez moi. Versigny dit : – Défiez-vous. Il y a, là dehors, à la porte, un homme. – C’est un châlier, dit Biscarrat. Il est avec moi, il me suit. – Mais, reprit Versigny, il a une blouse, et sous cette blouse, un mouchoir. Il a l’air de cacher cela, et dans ce mou- choir il y a quelque chose. – Des dragées, dit Biscarrat.

C’étaient des cartouches.

Versigny et Biscarrat allèrent au Siècle ; il y avait au Siècle trente ouvriers qui tous, au risque d’être fusillés, s’offrirent à imprimer ma proclamation. Biscarrat la leur laissa, et dit à Versigny : A présent il me faut ma barricade.

Le châlier marchait derrière eux. Versigny et Biscarrat se dirigèrent vers le haut du quartier Saint-Denis. En approchant de la porte Saint-Denis, on entendait un grand murmure. Biscarrat riait et disait à Versigny : Saint – Denis se fâche . Cela va . Biscarrat, chemin faisant, recruta quarante combattants, parmi lesquels Moulins, chef de l’association des corroyeurs. Chapuis, sergent-major de la garde nationale, leur apporta quatre fusils et dix sabres. – Vous savez où il y en a d’autres ? demanda Biscarrat. – Oui. Aux Bains Saint-Sauveur. – Ils y allèrent et y trouvèrent quarante fusils. On leur donna des sabres et des gibernes. Des « messieurs »bien mis vinrent portant des boîtes de fer-blanc où il y avait de la poudre et des balles. Des femmes, vaillamment joyeuses, firent des cartouches. A la première porte touchant la rue du Hasard-Saint-Sauveur ils prirent dans une grande cour de serrurier des barres de fer et des marteaux. Ayant les armes, on eut les hommes. Ils furent tout de suite cent. On se mit à dépaver. Il était dix heures et demie. Vite ! vite ! criait Georges Bis- carrat. La barricade de mes rêves ! – C’était rue Thévenot. Le barrage fut fait, haut et terrible. Abrégeons. A onze heures, Georges Biscarrat avait achevé sa barricade. A midi, il y fut tué.

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