Histoire d’un crime de Victor Hugo

XIV. Ossian et Scipion
Les arrestations se multipliaient.

Vers midi, un commissaire de police, nommé Boudrot, se présenta au divan de la rue Le Peletier. Il était accompagné de l’agent Delahodde. Delahodde était cet écrivain socialiste traître qui, démasqué, avait dû passer de la police secrète dans la police publique. Je le connaissais, je note ce détail ; en 1832, il était maître d’études dans l’école où allaient mes deux fils, enfants, et il m’avait adressé des vers. En même temps il m’espionnait. Le divan Le Peletier était le lieu de réunion de beaucoup de journalistes républicains. Delahodde les connaissait tous. Un dé- tachement de garde républicaine occupa les issues du café. Alors se fit l’inspec- tion de tous les habitués, Delahodde marchant devant et le commissaire derrière. Deux gardes municipaux suivaient. De temps en temps Delahodde se retournait, et disait : ”Empoignez” ”celui”-”ci”. Ainsi furent arrêtés une vingtaine d’écrivains, parmi lesquels Hennett de Kesler 12 . Kesler était la veille à la barricade Saint- Antoine. Kesler dit à Delahodde : ? Vous êtes un misérable. ? Et vous un ingrat, dit Delahodde. ”Je” ”vous” ”sauve” ”la” ”vie”. Parole singulière, car il est difficile de
12 Mort en exil , à Guernesey . Voir Actes et paroles. Pendant l’exil.

croire que Delahodde fût dans le secret de ce qui allait se passer dans cette fatale journée du 4.

Au siège du comité, on nous transmettait de toutes parts des indices encou- rageants. Testelin, représentant de Lille, n’est pas seulement un homme savant, c’est un homme vaillant. Le 3 au matin, il était arrivé peu de temps après moi à la barricade Saint-Antoine, où Baudin venait d ?être tué. Tout était fini de ce côté- là. Testelin était accompagné de Charles Gambon 13 , autre homme intrépide. Les deux représentants errèrent dans les rues agitées et profondes, peu suivis, point compris ; cherchant une fermentation d’insurgés, et ne trouvant qu’un fourmille- ment de curieux. Testelin pourtant, venu au comité, nous fit part de ceci : Au coin d’une rue du faubourg Saint-Antoine, Gambon et lui avaient aperçu un rassem- blement. Ils y étaient allés. Ce rassemblement lisait une affiche placardée au mur. C’était un appel aux armes signé ”Victor” ”Hugo”. Testelin demanda à Gambon : ? Avez-vous un crayon ? ? Oui, dit Gambon. ? Testelin prit le crayon, s’approcha de l’affiche, et écrivit son nom au-dessous du mien, puis il rendit le crayon à Gambon qui, à son tour, écrivit son nom au-dessous du nom de Testelin. Alors la foule cria : Bravo ! ce sont des bons ! Criez : Vive la République ! dit Testelin. Tous crièrent : Vive la République ! Et du haut des fenêtres ouvertes, ajouta Gambon, les femmes battaient des mains.

  • Les petites mains des femmes applaudissant, c’est bon signe, dit Michel (de Bourges).

Comme on l’a vu, et nous ne saurions trop y insister, ce que voulait le comité de résistance, c’était d’empêcher le plus possible l’effusion du sang. Construire des barricades, les laisser détruire et les recommencer sur d’autres points, éviter l’armée et la fatiguer, faire dans Paris la guerre du désert, reculer toujours, ne céder jamais, prendre le temps pour auxiliaire, ajouter les journées aux journées ; d’une part, laisser au peuple le temps de comprendre et de se lever, d’autre part, vaincre le coup d’Etat par la lassitude de l’armée ; tel était le plan débattu et adopté.

L’ordre était donc donné de peu défendre les barricades. Nous disions sous toutes les formes aux combattants :

  • Versez le moins de sang possible ! épargnez le sang des soldats et ménagez le vôtre.
    13 Mort en exil , à Termonde .

Cependant, une fois la lutte engagée, à de certaines heures vives du combat, il devint impossible sur quelques points de modérer les courages. Plusieurs barri- cades furent opiniâtrement défendues, notamment rue Rambuteau, rue Montor- gueil et rue Neuve-Saint-Eustache.

Ces barricades eurent de courageux chefs.

Notons ici, pour l’histoire, quelques-uns de ces vaillants hommes, silhouettes combattantes, apparues et disparues dans la fumée du combat, Radoux, archi- tecte, Deluc, Mallarmet, Félix Bony, Luneau, ancien capitaine de la garde répu- blicaine, Camille Berru, rédacteur de l’Avènement , gai, cordial et intrépide, et ce jeune Eugène Millelot, qui devait, à Cayenne, condamné à recevoir deux cents coups de corde, expirer au vingt-troisième coup sous les yeux de son père et de son frère, proscrits et déportés comme lui.

La barricade de la rue Aumaire fut de celles qu’on n’emporta pas sans résis- tance. Quoique élevée à la hâte, elle était assez bien construite. Quinze ou seize hommes résolus la défendaient ; deux s’y firent tuer.

La barricade fut enlevée à la bayonnette par un bataillon du 16e de ligne. Ce bataillon, lancé sur la barricade au pas de course, y fut accueilli par une vive fu- sillade ; plusieurs soldats furent blessés.

Le premier qui tomba dans les rangs de la ligne fut un officier. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans, lieutenant de la première compagnie, nommé Ossian Dumas ; deux balles lui brisèrent comme d’un seul coup les deux jambes.

Il y avait en ce moment-là dans l’armée deux frères du nom de Dumas, Ossian et Scipion. Scipion était l’aîné. Ils étaient parents assez proches du représentant Madier de Montjau.

Ces deux frères étaient d’une famille honorée et pauvre. L’aîné avait passé par l’école polytechnique, le second par l’école Saint-Cyr.

Scipion Dumas était de quatre ans plus âgé que son frère. D’après cette magni- fique et mystérieuse loi d’ascension que la Révolution française a créée, et qui a pour ainsi dire posé une échelle au milieu de la société jusqu’alors fatale et in- accessible, la famille de Scipion Dumas s’était imposé les plus rudes privations pour élargir en lui l’intelligence et devant lui l’avenir. Ses parents, touchant hé- roïsme des familles pauvres d’aujourd’hui, s’étaient refusé le pain pour lui donner la science. C’est ainsi qu’il était arrivé à l’école polytechnique. Il en devint bien vite un des premiers élèves.

Ses études faites, il fut nommé officier d’artillerie et envoyé à Metz. Alors ce fut son tour d’aider l’enfant qui montait après lui. Il tendit la main à son jeune frère. Il économisa sur sa modique paie de lieutenant d’artillerie, et, grâce à lui, Ossian put passer ses examens et entrer à Saint-Cyr. Ossian devint officier comme Sci- pion. Pendant que Scipion, fixé par un emploi de son grade, restait à Metz, Ossian, incorporé dans un régiment d’infanterie, allait en Afrique. Il fit là ses premières armes.

Scipion et Ossian étaient républicains. Au mois d’octobre 1851, le 16e de ligne, où Ossian servait, fut appelé à Paris. C’était un des régiments choisis par la main ténébreuse de Louis Bonaparte et sur lesquels le coup d’Etat comptait.

Le 2 décembre arriva.

Le lieutenant Ossian Dumas obéit, comme presque tous ses camarades, à l’ordre de prise d’armes, mais chacun autour de lui put remarquer son attitude sombre.

La journée du 3 se passa en marches et en contremarches. Le 4 le combat s’en- gagea. Le 16e, qui faisait partie de la brigade Herbillon, fut désigné pour enlever les barricades des rues Beaubourg, Transnonain et Aumaire.

Ce lieu de combat était redoutable ; il y avait là comme un carrefour de barri- cades.

C’est par la rue Aumaire, et par le bataillon dont Ossian faisait partie, que les chefs militaires résolurent de faire commencer l’action.

Au moment où le bataillon, armes chargées, allait se diriger vers la rue Aumaire, Ossian Dumas aborda son capitaine, un brave et ancien officier dont il était aimé, et lui déclara qu’il ne ferait point un pas de plus, que l’acte du 2 décembre était un crime, que Louis Bonaparte était un traître, que c’était à eux, soldats, de tenir le serment que Bonaparte violait, et que, quant à lui, il ne prêterait pas son sabre pour l’égorgement de la République.

Une halte s’était faite. On attendait le signal d’attaque ; les deux officiers, le vieux capitaine et le jeune lieutenant, causaient à voix basse.

  • Et que voulez-vous faire ? demanda le capitaine.
  • Briser mon épée.
  • Vous serez conduit à Vincennes.
  • Cela m’est égal.
  • A coup sûr destitué.
  • C’est possible.
  • Peut-être fusillé.- Je m’y attends.
  • Mais il n’est plus temps, il fallait donner votre démission hier.
  • Il est toujours temps de ne pas commettre un crime.

Le capitaine, on le voit, n’était pas autre chose qu’un de ces braves de métier, vieillis sous le hausse-col, qui ne connaissent pas d’autre patrie que le drapeau et d’autre loi que la discipline : bras de fer et tête de bois. Ils sont soldats à tel point qu’ils ne sont plus ni citoyens ni hommes. L’honneur ne leur apparaît qu’avec des épaulettes de général. Que leur parlez-vous de devoir politique, d’obéissance aux lois, de Constitution ! est-ce qu’ils connaissent cela ? Qu’est-ce qu’une Constitu- tion, qu’est-ce que les lois les plus saintes, à côté des trois mots qu’un caporal murmure à l’oreille d’une sentinelle ? Prenez une balance, mettez dans un plateau l’évangile, dans l’autre la consigne. Maintenant pesez. Le caporal l’emporte. Dieu est léger.

Dieu fait partie de la consigne de la Saint-Barthélemy.

  • Tuez tout . Il reconnaîtra les siens .

Voilà ce que les prêtres acceptent et parfois glorifient.

La Saint-Barthélemy a été bénie par le pape et décorée de la médaille catholique
14 .

Cependant Ossian Dumas paraissait inébranlable. Le capitaine tenta un dernier effort.

  • Vous vous perdez, lui dit-il.
  • Je sauve mon honneur.
  • C’est précisément votre honneur que vous sacrifiez.
  • Parce que je m’en vais ?
  • S’en aller, c’est déserter.

Cette parole parut frapper Ossian Dumas. Le capitaine continua :

  • On va se battre. Dans quelques minutes la barricade sera attaquée. Vos cama- rades vont tomber morts ou blessés. Vous êtes un jeune officier, vous n’avez pas encore beaucoup vu le feu…
  • Eh bien, interrompit vivement Ossian Dumas, je n’aurai pas combattu contre la République, on ne dira pas que je suis un traître.
  • Non, mais on dira que vous êtes un poltron. Ossian ne répliqua pas.
    L’instant d’après, le commandement d’attaque fut donné, le bataillon partit au pas de course. La barricade fit feu.

Ossian Dumas fut le premier qui tomba.

Il n’avait pu supporter ce mot : Poltron, et il était resté à sa place, au premier rang.
14Pro Hugonotorum strage. Médaille frappée à Rome , 1572 .

On le porta à l’ambulance et de là à l’hôpital.

Disons tout de suite la fin de cette poignante aventure.

Il avait les deux jambes brisées. Les médecins pensèrent qu’il faudrait peut-être les lui couper toutes les deux.

Le général Saint-Arnaud lui envoya la croix.

On le sait, Louis Bonaparte se hâta de se faire acquitter par les prétoriens com- plices. Après avoir massacré, le sabre vota.

Le combat fumait encore qu’on fit scrutiner l’armée.

La garnison de Paris vota oui . Elle s’absolvait elle-même. Il en fut autrement du reste de l’armée. L’honneur militaire s’y indigna et y réveilla la vertu civique. Quelle que fût la pression exercée, quoiqu’on fît voter les régiments dans le schako des colonels, sur beaucoup de points de la France et de l’Algérie, l’armée vota non.

L’école polytechnique en masse vota non . Presque partout, l’artillerie, dont l’école polytechnique est le berceau, vota comme l’école.

Scipion Dumas, on s’en souvient, était à Metz.

Par je ne sais quel hasard, il se trouva que l’esprit de l’artillerie, prononcé par- tout ailleurs contre le coup d’Etat, hésitait à Metz et semblait pencher vers Bona- parte.

Scipion Dumas, en présence de cette indécision, donna l’exemple. Il vota, à haute voix et à bulletin ouvert, non .

Puis il envoya sa démission. En même temps que le ministre, à Paris, recevait cette démission signée de Scipion Dumas, Scipion Dumas, à Metz, recevait sa des- titution signée par le ministre.

Après le vote de Scipion Dumas, la même pensée était venue, à la même heure, au gouvernement et à l’officier, au gouvernement que l’officier était dangereux et qu’on ne pouvait plus l’employer, à l’officier que le gouvernement était infâme et qu’on ne devait plus le servir.

La démission et la destitution se croisèrent en chemin.

Par ce mot destitution, il faut entendre retrait d’emploi. D’après nos lois mi- litaires actuelles, c’est de cette façon qu’on casse maintenant un officier. Retrait d’emploi, c’est-à-dire plus de service, plus de solde ; la misère.

En même temps que son retrait d’emploi, Scipion Dumas apprit l’attaque de la barricade de la rue Aumaire et que son frère y avait eu les deux jambes cas- sées. Dans la fièvre des événements, il avait été huit jours sans nouvelles d’Ossian. Scipion s’était borné à écrire à son frère pour lui faire part de son vote et de sa démission et l’engager à en faire autant.

  • Son frère blessé ! Son frère au Val-de-Grâce ! – Il partit sur-le-champ pour Paris.

Il courut à l’hôpital. On le conduisit au lit d’Ossian. Le pauvre jeune homme avait eu les deux jambes coupées la veille.

Au moment où Scipion éperdu parut près de son lit, Ossian tenait à la main la croix que le général Saint-Arnaud venait de lui envoyer.

Le blessé se tourna vers l’aide de camp qui l’avait apportée et lui dit :

  • Je ne veux pas de cette croix. Sur ma poitrine, elle serait teinte du sang de la République.

Et apercevant son frère qui entrait, il lui tendit la croix en criant :

  • Prends-la, toi ! Tu as voté non et tu as brisé ton épée ! C’est toi qui l’as méritée !
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