Histoire d’un crime de Victor Hugo

XI. Le Combat finit, l’épreuve commence
Je ne savais plus où aller.

Dans l’après-midi du 7, je me déterminai à rentrer encore une fois au n° 19 de la rue Richelieu. Sous la porte cochère quelqu’un me saisit le bras. C’était Mme D. Elle m’attendait.

  • N’entrez pas, me dit-elle.
  • Je suis découvert ?
  • Oui.
  • Et pris ?
  • Non.

Elle ajouta :

  • Venez.

Nous traversâmes la cour, et nous sortîmes par une porte d’allée sur la rue Fontaine-Molière ; nous gagnâmes la place du Palais-Royal. Les fiacres y station- naient comme à l’ordinaire. Nous montâmes dans le premier venu.

  • Où allons-nous ? demanda le cocher. Elle me regarda.

Je répondis :

  • Je ne sais pas.
  • Je le sais, moi, dit-elle.

Les femmes savent toujours où est la Providence. Une heure après j’étais en sûreté.
A partir du 4, chacun des jours qui s’écoulèrent fut l’affermissement du coup d’Etat. Notre défaite fut complète et nous nous sentîmes abandonnés. Paris fut comme une forêt où Louis Bonaparte fit la battue des représentants ; la bête fauve traqua les chasseurs. Nous entendions le vague aboiement de Maupas derrière nous. On dut se disperser. La poursuite fut opiniâtre. Nous entrâmes dans la se- conde phase du devoir, la catastrophe acceptée et subie. Les vaincus devinrent les proscrits. Chacun eut son dénoûment personnel. Le mien fut ce qu’il devait être, l’exil, la mort m’ayant manqué. Je n’ai pas à le raconter ici, ce livre n’est pas mon histoire, et je ne dois rien détourner pour moi-même de l’attention qu’il peut ex- citer. D’ailleurs, on peut lire ce qui m’est personnel dans un récit qui est un des testaments de l’exil 10 .

Si acharnée que fût la poursuite dirigée contre nous, je ne crus pas devoir quit- ter Paris tant qu’il y eut une lueur d’espoir, et tant qu’un réveil du peuple sembla possible. Mallarmet me fit dire dans ma retraite qu’un mouvement aurait lieu à Belleville le mardi 9. J’attendis jusqu’au 12. Rien ne remua. Le peuple était bien mort. Heureusement, ces morts-là, comme les morts des dieux, sont momenta- nées.

J’eus un dernier rendez-vous avec Jules Favre et Michel (de Bourges) chez Mme Didier, rue de la Ville-Lévêque. Ce fut la nuit. Bastide y vint. Cet homme vaillant me dit :

  • Vous allez quitter Paris ; moi, j’y reste. Prenez-moi pour lieutenant. Faites-moi mouvoir du fond de votre exil. Servez-vous de moi comme d’un bras que vous avez en France.
    10Les Hommes de l’exil, par Charles Hugo .
  • Je me servirai de vous comme d’un cœur, lui dis-je. Le 14, à travers les péripé- ties que mon fils Charles raconte dans son livre, je parvins à gagner Bruxelles.

Les vaincus sont une cendre, la destinée souffle dessus et les disperse. Il se fit un sinistre évanouissement de tous les combattants du droit et de la loi. Disparition tragique.

XII. Les Expatriés
Le crime ayant réussi, tout s’y ralliait. Persister était possible, résister non. La situation était de plus en plus désespérée. On eût dit une sorte de mur énorme grandissant à l’horizon, et prêt à se fermer.

Issue : l’exil.

Les grandes âmes, gloires du peuple, émigrèrent. On vit cette chose sombre, la France chassée de France.

Mais ce que le présent semble perdre, l’avenir le gagne ; la main qui disperse est aussi la main qui ensemence.

Les représentants de la gauche, cernés, dispersés, poursuivis, traqués, errèrent plusieurs jours d’asile en asile. Ceux qui s’échappèrent ne quittèrent Paris et la France qu’à grand’peine. Madier de Montjau avait des sourcils très noirs et très épais ; il en rasa la moitié, coupa ses cheveux et laissa pousser sa barbe. Yvan, Pel- letier, Gindrier, Doutre, rasèrent leur moustache et leur barbe. Versigny arriva à Bruxelles le 14 avec un passeport au nom de Morin. Sch ?lcher s’habilla en prêtre. Ce costume lui allait admirablement et convenait à son visage austère et à sa voix grave. Un digne prêtre l’aida à se travestir, lui prêta sa soutane et son rabat, lui fit raser ses favoris quelques jours d’avance afin qu’il ne fût pas trahi par la trace blanche de la barbe fraîchement coupée, lui remit son propre passeport, et ne le quitta qu’au chemin de fer 11 .

De Flotte se déguisa en domestique et parvint ainsi à franchir la frontière à Mouscron. De là il gagna Gand, puis Bruxelles.
11 Voir le livre les Hommes de l’exil.

Dans la nuit du 26 décembre, j’étais rentré dans la petite chambre sans feu que j’occupais au deuxième étage de l’hôtel de la Porte-Verte, n° 9 ; il était minuit, je ve- nais de me coucher, et je commençais à m’endormir quand on frappa à ma porte. Je m’éveillai. Je laissais toujours la clef en dehors. – Entrez, dis-je. Une servante en- tra avec une lumière et introduisit près de moi deux hommes que je ne connaissais pas. L’un était un avocat de Gand, M…, l’autre était de Flotte. Il me prit les deux mains et me les serra avec tendresse. – Quoi, lui dis-je, c’est vous ? – De Flotte à l’Assemblée avec son front proéminent et pensif, ses yeux profonds, ses cheveux tondus ras et sa longue barbe un peu recourbée, semblait un personnage de Sé- bastien del Piombo, errant hors du tableau de Lazare ; et j’avais devant les yeux un petit jeune homme maigre et blême avec des lunettes. Mais ce qu’il n’avait pu changer et ce que je retrouvai tout de suite, c’est le grand cœur, la pensée haute, l’esprit énergique, l’indomptable bravoure ; et si je ne le reconnus pas au visage, je le reconnus au serrement de main.

Edgar Quinet fut emmené le 10 par une noble femme valaque, la princesse Can- tacuzène, qui se chargea de le conduire à la frontière et qui tint parole. C’était mal- aisé. Quinet avait un passeport d’étranger au nom de Grubesko, il était valaque et il était convenu qu’il ne savait pas parler le français, lui qui l’écrit en maître. Le voyage fut périlleux. On demanda les passeports sur toute la ligne, à partir de l’embarcadère. A Amiens, on fut particulièrement soupçonneux. Mais à Lille, le danger fut grand. Les gendarmes parcoururent les wagons l’un après l’autre, y en- trèrent une lanterne à la main, et comparèrent les signalements aux voyageurs. Plusieurs, qui parurent suspects, furent arrêtés et immédiatement jetés en prison. Edgar Quinet, assis à côté de Mme Cantacuzène, attendait le tour de son wagon. Enfin on y arriva. Mme Cantacuzène se pencha vivement vers les gendarmes et se hâta de présenter son passeport. Mais le brigadier repoussa le passeport de Mme Cantacuzène en disant : – C’est inutile, madame. Nous n’avons que faire des passe- ports des femmes. Et il demanda rudement à Quinet : – Vos papiers ? Quinet tenait son passeport tout déployé. Le gendarme lui dit : – Descendez du wagon, qu’on compare votre signalement. Il descendit. Mais précisément le passeport valaque ne contenait aucun signalement. Le brigadier fronça le sourcil et dit aux argou- sins : – Passeport irrégulier ! Allez chercher le commissaire !

Tout semblait perdu, mais Mme Cantacuzène se mit alors à adresser à Qui- net les paroles les plus valaques du monde avec un aplomb et une volubilité in- croyables, si bien que le gendarme, convaincu qu’il avait affaire à la Valachie en personne et voyant le convoi prêt à partir, rendit son passeport à Quinet en lui disant : – Bah ! allez-vous-en ! – Quelques heures après, Edgar Quinet était en Bel- gique. Arnaud (de l’Ariège) eut aussi ses péripéties. Il était signalé ; il fallait le cacher. Arnaud étant catholique, Mme Arnaud s’adressa aux prêtres ; l’abbé De- guerry se déroba, l’abbé Maret accepta ; l’abbé Maret fut brave et bon. Arnaud (de l’Ariège) resta caché quinze jours chez ce digne prêtre. Il écrivit, de chez l’abbé Maret, une lettre à l’archevêque de Paris pour l’engager à refuser le Panthéon, qu’un décret de Louis Bonaparte ôtait à la France et donnait à Rome. Cette lettre mit l’archevêque en colère. Arnaud proscrit gagna Bruxelles, et c’est là que mourut à l’âge de dix-huit mois la « petite rouge »qui avait le 3 décembre porté la lettre de l’ouvrier à l’archevêque, ange envoyé par Dieu au prêtre qui n’avait pas compris l’ange et qui ne connaissait plus Dieu.

Dans cette variété d’incidents et d’aventures, chacun eut son drame. Le drame de Cournet fut étrange et terrible.

Cournet, on s’en souvient, avait été officier de marine. C’était un de ces hommes, à décision prompte, qui aimantent les autres hommes et qui, à de certains jours suprêmes, peuvent communiquer l’impulsion aux masses. Il avait l’allure fière, les larges épaules, les bras robustes, les poings puissants, la haute stature, qui donnent confiance aux multitudes, et le regard intelligent qui donne confiance aux penseurs. On le voyait passer, et l’on reconnaissait la force ; on l’écoutait par- ler, et l’on sentait la volonté, qui est plus que la force. Tout jeune, il avait servi sur nos navires de guerre. Il combinait en lui, dans une certaine mesure, – et c’est là ce qui faisait de cet homme énergique, bien dirigé et bien employé, un moyen d’entraînement et un point d’appui, – il combinait la fougue populaire et le calme militaire. C’était une de ces natures faites pour l’ouragan et pour la foule, qui ont commencé leur étude du peuple par l’étude de l’océan, et qui sont à l’aise avec les révolutions comme avec les tempêtes.

Comme nous l’avons raconté, il avait pris une large part au combat, il avait été intrépide et infatigable, il était un de ceux qui pouvaient le ranimer encore. Dès l’après-dînée du mercredi, plusieurs agents étaient chargés de le chercher partout, de le saisir en quelque lieu qu’on le trouvât et de l’amener à la préfecture de police, où l’ordre était donné de le fusiller immédiatement.

Cournet cependant, avec sa hardiesse habituelle, allait et venait librement pour les besoins de la résistance légale, même dans les quartiers occupés par les troupes. Pour toute précaution, il s’était borné à raser ses moustaches.

Dans l’après-midi du jeudi, il se trouvait sur le boulevard, à quelques pas d’un régiment de cavalerie en bataille. Il causait tranquillement avec deux de ses ca- marades de combat, Huy et Lorin. Tout à coup il se voit enveloppé avec ses deux compagnons par une escouade de sergents de ville ; un homme lui touche le bras et lui dit : – Vous êtes Cournet. Je vous arrête.

  • Bah ! répond Cournet, je m’appelle Lépine. L’homme reprend :
  • Vous êtes Cournet. Vous ne me reconnaissez donc pas ? Eh bien, je vous recon- nais, moi ; j’ai été avec vous membre du comité électoral socialiste.

Cournet le regarda en face et retrouva cette figure dans sa mémoire. L’homme avait raison. Il avait fait partie, en effet, du conclave de la rue Saint-Spire. Le mou- chard reprit en riant :

  • J’ai nommé Eugène Sue avec vous.

Il était inutile de nier, et le moment n’était pas bon pour résister. Il y avait là, nous venons de le dire, vingt sergents de ville et un régiment de dragons.

  • Je vous suis, dit Cournet. On fit avancer un fiacre.
  • Pendant que j’y suis, dit le mouchard, venez tous les trois.

Il fit monter Huy et Lorin avec Cournet, les plaça sur le devant et s’assit au fond près de Cournet, puis il cria au cocher :

  • A la préfecture.

Les sergents de ville entourèrent le fiacre. Mais soit hasard, soit confiance, soit hâte de se faire payer sa capture, l’homme qui avait arrêté Cournet cria au cocher : Vite ! vite ! Et le fiacre partit au galop.

Cependant Cournet savait qu’il serait fusillé dans la cour même en arrivant à la préfecture. Il avait résolu de n’y point aller.

A un détour, rue Saint-Antoine, il jeta un coup d’œil en arrière et vit que les sergents de ville ne suivaient le fiacre que de très loin.

Aucun des quatre hommes que le fiacre emportait n’avait encore desserré les dents.

Cournet adressa à ses deux compagnons assis en face de lui un regard qui vou- lait dire : Nous sommes trois, profitons-en pour nous échapper.

Tous deux répondirent par un clignement d’yeux imperceptible qui lui montrait la rue pleine de passants et qui disait : non.

Quelques instants après, le fiacre sortit de la rue Saint-Antoine et entra dans la rue de Fourcy. La rue de Fourcy est habituellement déserte, personne n’y passait en ce moment.

Cournet se tourna brusquement vers le mouchard et lui demanda :

  • Avez-vous un mandat pour m’arrêter ?
  • Non, mais j’ai ma carte.

Et il la tira de sa poche et montra à Cournet sa carte d’agent de police. Alors il y eut entre ces deux hommes le dialogue que voici :

  • Ce n’est pas régulier.
  • Qu’est-ce que cela me fait ?
  • Vous n’avez pas le droit de m’arrêter.
  • C’est égal, je vous arrête.
  • Voyons, c’est de l’argent qu’il vous faut. En voulez-vous ? J’en ai sur moi, laissez- moi échapper.
  • Gros d’or comme votre tête, je ne voudrais pas. Vous êtes ma plus belle cap- ture, citoyen Cournet.
  • Où me conduisez-vous ?
  • A la préfecture.
  • On m’y fusillera ?
  • C’est possible.
  • Et mes camarades ?
  • Je ne dis pas non.
  • Je ne veux pas y aller.
  • Vous irez pourtant.
  • Je te dis que je n’irai pas, cria Cournet.

Et avec un de ces gestes qui foudroient, il saisit le mouchard à la gorge. L’agent ne put jeter un cri, il se débattit, une main de bronze l’étreignait.
Sa langue jaillit de sa bouche, ses yeux devinrent horribles et sortirent de leur orbite ; tout à coup sa tête s’affaissa, et une écume rougeâtre monta de son gosier à ses lèvres ; il était mort.

Huy et Lorin, immobiles et comme foudroyés eux-mêmes, regardaient cette chose lugubre.

Ils ne dirent pas un mot, ils ne firent pas un mouvement. Le fiacre roulait tou- jours.

  • Ouvrez la portière, leur cria Cournet.
    Mais ils ne bougèrent pas, il semblait qu’ils fussent devenus de pierre. Cournet, dont le pouce s’était enfoncé à vif dans le cou du misérable mouchard,
    essaya d’ouvrir la portière de la main gauche, mais il ne réussit pas, il sentait qu’il n’y parviendrait qu’avec la main droite, il fut obligé de lâcher l’homme. L’homme tomba la face en avant et s’affaissa sur ses genoux.

Cournet ouvrit la portière.

  • Allez-vous-en, leur dit-il.

Huy et Lorin sautèrent dans la rue et s’enfuirent à toutes jambes. Le cocher ne s’était aperçu de rien.
Cournet les laissa s’éloigner, puis il tourna le bouton de la sonnette, fit arrêter le fiacre, descendit sans se hâter, referma la voiture, tira tranquillement quarante sous de sa bourse, les donna au cocher, lequel n’avait pas quitté son siège, et lui dit : – Continuez votre chemin.

Il s’enfonça dans Paris. Place des Victoires, il rencontra l’ancien constituant Isi- dore Buvignier, son ami, sorti depuis six semaines environ des Madelonnettes, où il avait été enfermé pour l’affaire de la Solidarité républicaine . Buvignier était une des figures remarquables des hauts bancs de la gauche ; blond, tondu ras, l’œil sévère, il faisait songer aux têtes-rondes d’Angleterre, et il avait plutôt l’air d’un puritain de Cromwell que d’un montagnard de Danton. Cournet lui conta l’aven- ture ; l’extrémité avait été affreuse.

Buvignier hocha la tête.

  • Tu as tué un homme, lui dit-il.

Dans Marie Tudor , j’ai fait, en pareil cas, répondre par Fabiani :

  • Non, un juif.

Cournet, qui probablement n’avait pas lu Marie Tudor , répondit :

  • Non, un mouchard.

Puis il reprit :

  • J’ai tué un mouchard pour sauver trois hommes, dont moi.

Cournet avait raison. On était en plein combat, on le menait fusiller, l’espion qui l’arrêtait était, à proprement parler, un assassin, et certes c’était un cas de légitime défense. J’ajoute que le misérable, démocrate pour le peuple, mouchard pour la police, était deux fois traître. Enfin le mouchard était le pourvoyeur du coup d’Etat, tandis que Cournet était le combattant de la loi.

  • Il faut te cacher, dit Buvignier, viens-t’en à Juvisy.

Buvignier avait une petite retraite à Juvisy qui est sur la route de Corbeil. Il y était connu et aimé. Cournet et lui y arrivèrent le soir même.

Mais à peine débarqués, des paysans dirent à Buvignier : – La gendarmerie est déjà venue pour vous arrêter et reviendra cette nuit. – Il fallut repartir.

Cournet, en péril plus que jamais, cherché, errant, poursuivi, se cacha dans Pa- ris à grand’peine. Il y resta jusqu’au 16. Aucun moyen de se procurer un passeport. Enfin, le 16, des amis qu’il avait dans le chemin de fer du Nord lui firent avoir un passeport spécial ainsi conçu :

« Laissez passer M…, inspecteur chargé du service. »Il résolut de partir le len- demain et de prendre le convoi de jour, pensant, avec raison peut-être, que les convois de nuit devaient être plus surveillés.

Le départ avait lieu à huit heures du matin.

Le 17, au point du jour, à la faveur du crépuscule, il se glissa de rue en rue jus- qu’au chemin de fer du Nord. Sa haute taille était un danger. Il parvint pourtant à la gare. Les chauffeurs le mirent avec eux sur le tender de la machine du convoi qui allait partir. Il n’avait que les vêtements dont il était couvert depuis le 2, point de linge, pas de valise, quelque argent.

En décembre, le jour vient tard et la nuit vient de bonne heure, ce qui est secou- rable aux proscrits.

Il arriva à la frontière à la nuit close sans encombre.

A Neuvéglise, il était en Belgique, il se crut en sûreté, on lui demanda ses pa- piers, il se fit conduire chez le bourgmestre et lui dit : – Je suis un réfugié politique. Le bourgmestre, belge, mais bonapartiste, – cette variété existe, – le fit purement et simplement reconduire à la frontière par les gendarmes, avec ordre de le remettre aux autorités françaises.

Cournet se vit perdu.

Les gendarmes belges l’amenèrent à Armentières. S’ils avaient demandé le maire, c’en était fait de Cournet, mais ils demandèrent l’inspecteur des douanes.

Cournet vit poindre une lueur d’espoir.

Il aborda l’inspecteur des douanes la tête haute, et lui toucha la main. Les gendarmes belges ne l’avaient pas encore lâché.

  • Pardieu, monsieur, dit Cournet au douanier, vous êtes inspecteur des douanes, je suis inspecteur du chemin de fer. D’inspecteur à inspecteur on ne se mange pas, que diable ! De braves belges se sont effarés et me dépêchent à vous entre quatre gendarmes, je ne sais pourquoi. Je suis envoyé par la compagnie du Nord pour refaire quelque part par ici le ballastage d’un pont qui n’est pas solide. Je viens vous prier de me laisser continuer mon chemin. Voici ma passe.

Il présenta la passe au douanier. Le douanier la lut, la trouva en règle, et dit à Cournet :

  • Monsieur l’inspecteur, vous êtes libre.

Cournet, délivré des gendarmes belges par l’autorité française, courut au dé- barcadère du chemin de fer. Il avait là des amis.

  • Vite, dit-il, il est nuit, mais c’est égal. Tant mieux même. Trouvez-moi quel- qu’un qui ait été contrebandier et qui me fasse passer la frontière.

On lui amena un petit jeune garçon de dix-huit ans, blond, rose, frais, wallon, et parlant bien français.

  • Comment vous appelez-vous ? dit Cournet.
  • Henry.
  • Vous avez l’air d’une fille.
  • Mais je suis un homme.
  • C’est vous qui vous chargez de me conduire ?
  • Oui.
  • Vous avez été contrebandier ?
  • Je le suis encore.
  • Vous connaissez les chemins ?
  • Non. Je n’ai que faire des chemins.
  • Qu’est-ce que vous connaissez donc ?
  • Je connais les passages.
  • Il y a deux lignes de douanes.
  • Je le sais bien.
  • Vous me les ferez passer ?
  • Sans doute.
  • Vous ne craignez donc pas les douaniers ?
  • Je crains les chiens.
  • En ce cas, dit Cournet, nous prendrons des bâtons. Ils s’armèrent de gros bâ- tons en effet. Cournet donna à Henry cinquante francs et lui en promit cinquante autres quand ils auraient franchi la seconde ligne de douane.
  • C’est-à-dire à quatre heures du matin, dit Henry. Il était minuit.
    Ils se mirent en route.

Ce que Henry appelait les « passages », un autre eût appelé cela les obstacles. C’était une succession non interrompue de casse-cous et de fondrières. Il avait plu. Tous les trous étaient des flaques d’eau.

Un sentier inouï serpentait à travers un dédale inextricable, tantôt épineux comme une bruyère, tantôt fangeux comme un marais.

La nuit était noire.

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