Histoire d’un crime de Victor Hugo

V. Un auxiliaire indécis
Dans cette matinée affreusement historique du 4 décembre, l’entourage obser- vait le maître. Louis Bonaparte s’était enfermé ; mais s’enfermer, c’est déjà se ré- véler. Qui s’enferme, médite ; et, pour de tels hommes, méditer, c’est préméditer. Quelle pouvait être la préméditation de Louis Bonaparte ? Qu’avait-il dans l’es- prit ? Question que tous s’adressaient, deux hommes exceptés : Morny, conseiller ; Saint-Arnaud, exécuteur.

Louis Bonaparte avait la prétention, justifiée, de se connaître en hommes. Il s’en piquait, et, à un certain point de vue, il avait raison. D’autres ont la divination ; il avait le flair. C’est bestial, mais sûr.

Il ne s’était, certes, point trompé sur Maupas. Pour crocheter la loi, il avait be- soin d’une fausse clef. Il prit Maupas. Aucun engin d’effraction ne se serait mieux comporté que Maupas dans la serrure de la Constitution.

Il ne se trompa point sur Q. B. 4 . Il jugea tout de suite que cet homme grave avait ce qu’il fallait pour être immédiatement un drôle. Et en effet Q. B., après avoir voté et signé la déchéance à la mairie du Xe arrondissement, fut un des trois rapporteurs des commissions mixtes et il a pour sa part, dans l’abominable total qu’a enregistré l’histoire, ”seize” ”cent” ”trente”-”quatre” victimes.

Louis Bonaparte se trompa quelquefois pourtant ; notamment sur Peauger. Peau- ger, quoique choisi par lui, resta honnête homme. Louis Bonaparte, craignant les ouvriers de l’Imprimerie nationale, et non sans motif, car douze, on l’a vu, furent réfractaires, avait inventé une succursale en-cas, une sorte de Sous-Imprimerie de l’Etat, installée rue du Luxembourg, avec presse mécanique et presse à bras, et composée de huit ouvriers. Peauger avait eu vent de ces sourdes menées, et, défiant, il n’avait pas attendu le coup d’Etat pour donner publiquement sa dé- mission de directeur de l’Imprimerie nationale. Alors Louis Bonaparte s’adressa à Saint-Georges, meilleur valet.

Il se trompa moins, mais enfin il se trompa aussi sur X… 5 .

Le 2 décembre, X…, auxiliaire jugé nécessaire par Morny, fut un des soucis de Louis Bonaparte.

X… avait quarante-quatre ans, aimait les femmes, voulait avancer ; de là peu de scrupules. Il avait débuté en Afrique sous le colonel Combes dans le 47e de ligne. Il avait été vaillant à Constantine ; à Zaatcha, il avait dégagé Herbillon, et le siège, mal commencé par Herbillon, avait été bien fini par lui. X…, petit, court, la tête dans les épaules, intrépide, savait admirablement manier une brigade. Son avan- cement avait eu quatre échelons : d’abord Bugeaud, puis Lamoricière, puis Cavai- gnac, puis Changarnier. A Paris, en 1851, il vit Lamoricière, qui « lui battit froid », et Changarnier, qui le traita mieux. Il sortit de Satory indigné. Il criait : ”Il” ”faut” ”en” ”finir” ”avec” ”ce” ”Louis” ”Bonaparte”. ”Il” ”corrompt” ”l’armée”. ”Ces” ”soldats” ”ivres” ”soulèvent” ”le” ”c ?ur”. ”Je” ”veux” ”retourner” ”en” ”Afrique”. En octobre, Changarnier baissait, et l’enthousiasme de X… tombait. X… fréquenta alors l’Ely- sée, mais sans se livrer. Il donna parole au général Bedeau, qui comptait sur lui.
4 Quentin – Bauchart
5 Canrobert

Le 2 décembre, au point du jour, quelqu’un vint réveiller X… C’était Edgar Ney. X… était un point d’appui pour le coup d’Etat ; mais consentirait-il ? Edgar Ney lui expliqua l’événement, et ne le quitta qu’après l’avoir vu sortir à la tête du 1er régi- ment de la caserne de la rue Verte. X… alla prendre position place de la Madeleine. Comme il y arrivait, Larochejaquelein, repoussé de la Chambre par les envahis- seurs, traversait la place. Larochejaquelein, pas encore bonapartiste, était furieux. Il aperçut X…, son ancien camarade à l’Ecole militaire en 1830, qu’il tutoyait, alla à lui et lui dit : ? C’est un acte infâme. Que fais-tu ? ? ”J’attends”, répondit X… La- rochejaquelein le quitta. X… mit pied à terre et alla voir un parent à lui, conseiller d’Etat, M. R… 6 , qui demeurait rue de Suresne. Il lui demanda conseil. M. R…, hon- nête, n’hésita pas. Il répondit : ? Je vais au conseil d’Etat faire mon devoir. C’est un crime. ? X… hocha la tête et dit : ? ”Il” ”faut” ”voir”.

Ce j’attends et cet il faut voir préoccupaient Louis Bonaparte. Morny dit : Fai- sons donner l’escadron volant .

VI. Denis Dussoubs
Gaston Dussoubs était un des plus vaillants membres de la gauche. Il était re- présentant de la Haute-Vienne. Dans les premiers temps de sa présence à l’As- semblée, il portait, comme autrefois Théophile Gautier, un gilet rouge, et le fris- son que donnait aux classiques de 1830 le gilet de Gautier, le gilet de Dussoubs le donnait aux royalistes de 1851. M. Parisis, évêque de Langres, auquel un cha- peau rouge n’eût pas fait peur, était terrifié du gilet rouge de Dussoubs. Une autre cause d’horreur pour la droite, c’est que Dussoubs avait, disait-on, passé trois ans à Belle-Isle, comme détenu politique, condamnation encourue pour « l’affaire de Limoges ». Le suffrage universel l’aurait donc pris là pour le mettre à l’Assemblée. Aller de la prison au sénat ; chose, certes, peu surprenante dans nos temps va- riables, et qui se complète parfois ainsi : retourner du sénat à la prison. Mais la vérité, c’est que la droite se trompait. Le condamné de Limoges était, non Gaston Dussoubs, mais Denis, son frère.

En somme, Gaston Dussoubs « effrayait ». Il était spirituel, courageux et doux.

Dans l’automne de 1851, j’allais tous les jours dîner à la Conciergerie avec mes deux fils et mes deux amis en prison. Ces grands cœurs et ces grands esprits, Vac-
6 M . Rivet

querie, Meurice, Charles, François-Victor, attiraient leurs pareils, et il y avait, dans ce demi-jour livide des fenêtres à hottes et à barreaux de fer, une petite table de famille où venaient s’asseoir dans l’intimité les éloquents orateurs, et parmi eux Crémieux, et les écrivains puissants et charmants, et parmi eux Peyrat.

Un jour, Michel (de Bourges) nous amena Gaston Dussoubs.

Gaston Dussoubs habitait le faubourg Saint-Germain, dans le voisinage de l’As- semblée.

Le 2 décembre, nous ne le vîmes pas à nos réunions. Il était malade et avait dû rester couché, « cloué, comme il me l’écrivit, par un rhumatisme articulaire ».

Il avait un frère, plus jeune que lui, que nous venons de nommer, Denis Dus- soubs. Le matin du 4, ce frère vint le voir.

Gaston Dussoubs savait le coup d’Etat et s’indignait d’être forcé de garder le lit.
Il s’écriait :

  • Je suis déshonoré. Il y aura des barricades, et mon écharpe n’y sera pas !
  • Si ! dit son frère. Elle y sera !
  • Comment cela ?
  • Prête-la-moi.
  • Prends-la.

Denis prit l’écharpe de Gaston, et s’en alla. On reverra plus tard Denis Dussoubs.

VII. Renseignements et rencontres
Lamoricière, dans cette même matinée, trouva moyen de me faire parvenir, par Madame de Courbonne 7 , le renseignement que voici ”L’auteur” ”a” ”conservé” ”cette” ”note” ”écrite” ”de” ”la” ”main” ”de” ”Lamoricière”. :

« – Fort de Ham. – Le commandant s’appelle Baudot. Sa nomination, faite par Cavaignac en 1848, a été contresignée par Charras. Tous deux sont aujourd’hui ses prisonniers. Le commissaire de police envoyé par Morny au village de Ham, pour surveiller les prisonniers et le geôlier, se nomme Dufaure de Pouillac. »

Je pensai, quand la communication me parvint, que le commandant Baudot,
« le geôlier », se prêtait à la transmission si rapide de cet avis.

Indice d’ébranlement du pouvoir central.

Lamoricière, par cette même voie, me fit parvenir quelques détails sur son ar- restation et sur celle des généraux ses camarades.

Ces détails complètent ceux que j’ai déjà donnés.

L’arrestation des généraux s’exécuta au même moment, dans leurs divers domi- ciles, avec des circonstances à peu près identiques. Partout les maisons cernées, les portes ouvertes par ruse ou enfoncées de force, les portiers trompés, quelque- fois garrottés, des hommes déguisés, des hommes munis de cordes, des hommes armés de haches, la surprise au lit, la violence nocturne. Quelque chose qui res- semblait, comme je l’ai dit, à une invasion de chauffeurs.

Le général Lamoricière a, selon sa propre expression, « le sommeil dur ». Quel que fût le tapage fait à sa porte, il ne s’éveillait pas. Son domestique, ancien soldat dévoué, parla haut et cria pour réveiller le général. Il engagea même une lutte avec les sergents de ville. Un agent de police lui porta un coup d’épée qui lui traversa le genou 8 . Le général fut réveillé, saisi et emmené.

En passant sur le quai Malaquais, Lamoricière aperçut des troupes qui défi- laient le sac au dos. Il se pencha vivement à la portière de la voiture. Le com- missaire de police qui l’accompagnait pensa qu’il allait haranguer les soldats. Cet
7 Rue d’Anjou – Saint – Honoré , 16
8 Il a fallu , plus tard , la plaie ayant empiré , couper la jambe du blessé .

homme saisit le général par le bras et lui dit : – Général, si vous dites un mot, je vous mets ceci. Et de l’autre main il montra au général dans l’obscurité quelque chose qui était un bâillon.

Tous les généraux arrêtés furent conduits à Mazas. Là on les enferma et on les oublia. A huit heures du soir, le général Changarnier n’avait pas encore mangé.

Le moment de l’arrestation fut rude pour les commissaires de police. Ils eurent là de la honte à boire à grandes gorgées. Pas plus que Charras, Cavaignac, Le Flô, Changarnier, Bedeau et Lamoricière ne les ménagèrent. A l’instant de partir, le général Cavaignac emporta quelque argent. Avant de le mettre dans sa poche, il se tourna vers le commissaire de police Colin qui l’arrêtait, et lui dit : – Cet argent sera-t-il en sûreté sur moi ?

Le commissaire se récria : – Ah ! général, que supposez-vous donc là ?

  • Qui est-ce qui me dit que vous n’êtes pas des filous ? répliqua Cavaignac. Au même moment, presque à la même minute, Charras disait au commissaire de po- lice Courteille : – Qui est-ce qui me dit que vous n’êtes pas des escarpes ?

Quelques jours après, ces malheureux reçurent tous la croix de la légion d’hon- neur.

Cette croix donnée par le dernier Bonaparte à des gens de police le 2 décembre, c’est la même que le premier Napoléon attachait aux aigles de la Grande Armée après Austerlitz.

Je communiquai ces détails au comité. D’autres rapports affluaient. Quelques- uns concernaient la presse. Depuis le matin du 2, la presse était traitée avec toute la brutalité soldatesque. Serrière, le courageux imprimeur, vint nous dire ce qui avait eu lieu à la Presse . Serrière imprimait la Presse et l’Avènement du Peuple , transformation de l’Evènement , judiciairement supprimé. Le 2, à sept heures du matin, l’imprimerie avait été envahie par vingt-huit soldats de garde républi- caine, que commandait un lieutenant nommé Pape (décoré depuis pour cela). Cet homme avait remis à Serrière une défense de rien imprimer signée Nusse . Un commissaire de police accompagnait le lieutenant Pape. Ce commissaire avait signifié à Serrière un « décret du président de la République »supprimant l’Avène- ment du Peuple ; puis on avait mis des factionnaires auprès des presses. Les ou- vriers avaient résisté ; un margeur avait dit aux soldats : Nous imprimerons malgré vous . Alors étaient arrivés quarante nouveaux gardes municipaux, avec deux ma- réchaux des logis et quatre brigadiers, et, tambour en tête, un détachement de ligne commandé par un capitaine. Girardin survint, indigné, et protesta avec tant d’énergie qu’un maréchal des logis lui dit : Je voudrais avoir un colonel comme vous . Le courage de Girardin gagna les ouvriers, et à force d’adresse et d’audace, sous l’œil même des gendarmes, ils parvinrent à imprimer les proclamations de Girardin à la presse à bras, et les nôtres à la brosse. Ils les emportaient, tout hu- mides, et par petits paquets, sous leurs gilets.

Heureusement on était ivre. Les gendarmes faisaient boire les soldats, les ou- vriers profitaient de cette gaîté pour travailler. Les gardes municipaux riaient, ju- raient, « faisaient des calembours, buvaient du vin de Champagne et du café»et di- saient : C’est nous qui remplaçons les représentants ; nous avons vingt – cinq francs par jour . Toutes les presses de Paris étaient occupées ainsi militairement. Le coup d’Etat tenait tout. Ce crime maltraitait même les journaux qui le soutenaient. Aux bureaux du Moniteur parisien , les sergents de ville voulaient tirer sur quiconque entr’ouvrait une porte. M. Delamare, directeur de la Patrie , avait sur les bras qua- rante gardes municipaux et tremblait qu’ils ne brisassent ses presses. Il dit à l’un d’eux : Mais je suis avec vous ! – Le gendarme répondit : – Qu’est – ce que cela me fait ?

Dans la nuit du 3 au 4, vers trois heures du matin, toutes les imprimeries furent évacuées. Le capitaine dit à Serrière : – Nous avons ordre de nous concentrer dans nos quartiers. Et Serrière, en nous racontant le fait, ajouta : Il se prépare quelque chose .

J’avais, depuis la veille, des conversations pour le combat avec Georges Biscar- rat, homme brave et probe, dont j’aurai occasion de reparler. Je lui avais donné rendez-vous au n° 19 de la rue Richelieu. De là, dans cette matinée du 4, quelques allées et venues du n° 15 où nous délibérions au n° 19 où je couchais.

A un certain moment, j’étais dans la rue. Je quittais cet honnête et courageux homme ; je vis venir à moi tout le contraire, M. Mérimée.

  • Tiens ! me dit M. Mérimée, je vous cherchais. Je lui répondis :
  • J’espère que vous ne me trouverez pas.

Il me tendit la main, je lui tournai le dos. Je ne l’ai plus revu. Je crois qu’il est mort.
Ce Mérimée un jour, vers 1847, me parlait de Morny, et nous avions eu ce dia- logue. Mérimée disait : M. de Morny a un grand avenir. Et il m’avait demandé : – Le connaissez-vous ?

Et j’avais répondu :

  • Ah ! il a un grand avenir ? Oui, je connais M. de Morny. Il a de l’esprit, il va beau- coup dans le monde, il fait des affaires industrielles, il a mis en train l’affaire de la Vieille-Montagne, les mines de zinc, les charbonnages de Liège. J’ai l’honneur de le connaître. C’est un escroc.

Il y avait entre Mérimée et moi cette nuance que je méprisais Morny et qu’il l’estimait.

Morny le lui rendait, et c’était juste.

J’attendis que Mérimée eût dépassé le coin de la rue. Quand il eut disparu, je rentrai au n° 15.

On avait des nouvelles de Canrobert. Le 2 au soir, il était allé voir Madame Le Flô, cette noble femme indignée. Le lendemain 3, il devait y avoir un bal chez Saint-Arnaud, au ministère de la guerre. Le général Le Flô et Madame Le Flô y étaient invités et devaient s’y rencontrer avec le général Canrobert. Mais ce n’est point de cette danse que lui parla Madame Le Flô. – Général, lui dit-elle, tous vos camarades sont arrêtés ; et c’est à cela que vous allez donner la main ! – Ce que je vais donner, dit Canrobert, c’est ma démission. Et il ajouta : – Vous pouvez le dire à Le Flô. Il était pâle et se promenait de long en large, très agité. – Votre démis- sion, général ? – Oui, madame. – Est-ce sûr ? – Oui, madame, si pourtant il n’y a pas d’émeute… – Général Canrobert, s’écria Madame Le Flô, voilà un si qui me dit ce que vous allez faire.

Et pourtant Canrobert n’était, certes, point décidé encore. Le fond de Canro- bert était l’incertitude. Pélissier, l’homme hargneux et bourru, disait : Fiez-vous donc aux noms des gens ! Je m’appelle ”Amable” ; Randon 9 s’appelle ”César”, et Canrobert s’appelle ”Certain” !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer