Histoire d’un crime de Victor Hugo

A la barricade du Petit-Carreau, on observait ce mouvement, et l’on avait sus- pendu le feu. – En joue, criait Jeanty Sarre, mais ne tirez pas. Attendez l’ordre.

Chacun s’épaula, les canons des fusils se posèrent entre les pavés, prêts à faire feu, et l’on attendit.

Le bataillon, une fois sorti de la redoute Mauconseil, se forma rapidement en colonne d’attaque, et un moment après on entendit le bruit intermittent du pas de course. C’était le bataillon qui arrivait.

  • Charpentier, dit Jeanty Sarre, tu as de bons yeux. Sont-ils à mi-chemin ?
  • Oui, dit Charpentier.
  • Feu ! cria Jeanty Sarre.

La barricade fit feu. Toute la rue disparut dans la fumée. Plusieurs soldats tom- bèrent. On entendit les cris des blessés. Le bataillon criblé de balles s’arrêta et riposta par un feu de peloton.

Sept ou huit combattants, qui dépassaient de la moitié du corps la barricade faite à la hâte et trop basse, furent atteints. Trois furent tués roide. Un tomba, blessé d’une balle au ventre, entre Jeanty Sarre et Charpentier. Il hurlait.

  • Vite ! à l’ambulance, dit Jeanty Sarre.
  • Où ?
  • Rue du Cadran.

Jeanty Sarre et Charpentier prirent le blessé, l’un par les pieds, l’autre par la tête, et l’emportèrent rue du Cadran par la coupure de la barricade.

Pendant ce temps-là, il y eut un feu de file continu. Plus rien dans la rue que la fumée, les balles sifflant et se croisant, les commandements brefs et répétés, quelques cris plaintifs, et l’éclair des fusils rayant l’obscurité.

Tout à coup une voix forte cria : – En avant ! Le bataillon reprit le pas de course et s’abattit sur la barricade.

Alors ce fut horrible. On se battit corps à corps, quatre cents d’un côté, cin- quante de l’autre. On se prit au collet, à la gorge, à la bouche, aux cheveux. Il n’y avait plus une cartouche dans la barricade, mais il restait le désespoir. Un ouvrier, percé d’outre en outre, s’arracha du ventre la bayonnette et en poignarda un sol- dat. On ne se voyait pas, et l’on se dévorait. C’était un écrasement à tâtons.

La barricade ne tint pas deux minutes. Elle était basse en plusieurs endroits, on s’en souvient. Elle fut enjambée plutôt qu’escaladée. Cela ne fut que plus hé- roïque. Un des survivants 4 disait à celui qui écrit ces lignes : ? La barricade se défendit très mal, mais les hommes moururent très bien.

Tout cela se passait pendant que Jeanty Sarre et Charpentier portaient le blessé à l’ambulance de la rue du Cadran. Le pansement terminé, ils s’en revinrent à la barricade. Ils allaient y arriver quand ils s’entendirent appeler par leurs noms. Une voix faible disait tout à côté d’eux : – Jeanty Sarre ! Charpentier ! Ils se retournèrent et virent un des leurs qui se mourait, les genoux fléchissants et adossé au mur. C’était un combattant qui sortait de la barricade. Il n’avait pu faire que quelques pas dans la rue. Il tenait la main sur sa poitrine où il avait reçu une balle à bout por- tant. Il leur dit d’une voix qui articulait à peine : – La barricade est prise. Sauvez- vous !

  • Non, dit Jeanty Sarre, j’ai mon fusil à décharger.

Jeanty Sarre rentra dans la barricade, tira son coup de fusil, et s’en alla. Rien de plus effroyable que l’intérieur de la barricade prise.
Les républicains accablés par le nombre ne résistaient plus. Les officiers criaient :

  • Pas de prisonniers ! Les soldats tuaient ceux qui étaient debout et achevaient ceux qui étaient tombés. Plusieurs attendirent la mort la tête haute. Des mourants se relevaient et criaient : – Vive la République ! Quelques soldats broyaient à coups de talon la face des morts pour qu’on ne les reconnût pas. On voyait étendu parmi les cadavres au milieu de la barricade, les cheveux dans le ruisseau, le presque ho- monyme de Charpentier, Carpentier, délégué du comité socialiste du Xe arrondis-
    4 18 février . – Louvain .

sement, qui avait été tué à la renverse de deux balles dans la poitrine. Une chan- delle allumée, que les soldats avaient prise chez le marchand de vin, était posée sur un pavé.

Les soldats s’acharnaient. On eût dit qu’ils se vengeaient. De qui ? Un ouvrier nommé Paturel reçut trois balles et dix coups de bayonnette, dont quatre dans la tête. On le crut mort et l’on ne redoubla pas. Il se sentit fouiller. On lui prit dix francs qu’il avait sur lui. Il ne mourut que six jours après, et il a pu raconter les détails qu’on vient de lire. Notons en passant que le nom de Paturel ne se trouve sur aucun des inventaires de cadavres publiés par M. Bonaparte.

Soixante républicains s’étaient enfermés dans cette redoute du Petit-Carreau. Quarante-six s’y firent tuer. Ces hommes étaient venus là le matin, libres, fiers de combattre et joyeux de mourir. A minuit, c’était fini. Les fourgons de nuit por- tèrent le lendemain neuf cadavres au cimetière des hospices et trente-sept à Mont- martre.

Jeanty Sarre avait miraculeusement échappé, ainsi que Charpentier et un troi- sième dont on n’a pu retrouver le nom. Ils se glissèrent le long des maisons et arrivèrent au passage du Saumon. Les grilles qui ferment le passage la nuit n’at- teignent pas jusqu’au cintre de la porte. Ils les escaladèrent et enjambèrent par- dessus les pointes au risque de s’y déchirer. Jeanty Sarre fit l’escalade le premier ; parvenu en haut, une des lances de la grille traversa son pantalon, l’accrocha, et Jeanty Sarre tomba la tête en avant sur le pavé. Il se releva, il n’était qu’étourdi. Les deux autres le suivirent, se laissèrent glisser le long des barreaux, et tous trois se trouvèrent dans le passage. Une lampe qui brillait à l’une des extrémités l’éclai- rait faiblement. Cependant ils entendaient venir les soldats qui les poursuivaient. Pour s’évader par la rue Montmartre, il fallait escalader les grilles à l’autre bout du passage ; ils avaient les mains écorchées, les genoux en sang, ils expiraient de fatigue, ils étaient hors d’état de recommencer une telle ascension.

Jeanty Sarre savait où logeait le gardien du passage. Il frappa à son volet, et le supplia d’ouvrir. Le gardien refusa.

En ce moment le détachement envoyé à leur poursuite arriva à la grille qu’ils ve- naient d’escalader. Les soldats, entendant du bruit dans le passage, passèrent les canons de leurs fusils à travers les barreaux. Jeanty Sarre s’adossa au mur, derrière une de ces colonnes engagées qui décorent le passage ; mais la colonne était fort mince et il n’était couvert qu’à demi. Les soldats tirèrent, les balles sifflèrent, la fu- mée emplit le passage. Quand elle se dissipa, Jeanty Sarre vit Charpentier étendu sur les dalles, la face contre terre. Il avait une balle au cœur. Leur autre compagnon gisait à quelques pas de lui, frappé mortellement.

Les soldats n’escaladèrent pas la grille ; mais ils y mirent une sentinelle. Jeanty Sarre les entendit qui s’en allaient par la rue Mandar. Ils allaient revenir sans doute.

Aucun moyen de fuir. Il tâta successivement toutes les portes autour de lui. Une s’ouvrit enfin. Cela lui fit l’effet d’un miracle. Qui donc avait oublié de fermer cette porte ? La Providence sans doute. Il se blottit derrière, et il resta là plus d’une heure debout, immobile, ne respirant pas.

Il n’entendait plus aucun bruit ; il se hasarda à sortir. Il n’y avait plus de senti- nelle. Le détachement avait rejoint le bataillon.

Un de ses amis anciens, un homme auquel il avait rendu de ces services qu’on n’oublie pas, demeurait précisément dans le passage du Saumon. Jeanty Sarre chercha le numéro, éveilla le portier, lui dit le nom de son ami, se fit ouvrir, monta l’escalier et frappa à la porte. La porte s’ouvrit. L’ami parut, en chemise, une chan- delle à la main. Il reconnut Jeanty Sarre et s’écria :

  • C’est toi ! Comme te voilà fait ! D’où viens-tu ? De quelque émeute ? de quelque folie ? Et tu viens nous compromettre tous ici ? nous faire égorger ? nous faire fu- siller ? Ah ça ! qu’est-ce que tu veux de moi ?
  • Que tu me donnes un coup de brosse, dit Jeanty Sarre. L’ami prit une brosse, et le brossa, et Jeanty Sarre s’en alla.
    De l’escalier, en redescendant, Jeanty Sarre cria à son ami : merci !

C’est là un genre d’hospitalité que nous avons retrouvé depuis, en Belgique, en Suisse, et même en Angleterre.

Le lendemain, quand on releva les cadavres, on trouva sur Charpentier un car- net et un crayon, et sur Denis Dussoubs une lettre. Lettre à une femme. Cela aime, ces cœurs stoïques. Le 1er décembre, Denis Dussoubs commençait cette lettre. Il ne l’a pas achevée. La voici :

« Ma chère Maria,

« Avez-vous éprouvé ce doux mal d’avoir le regret de ce qui vous regrette ? Pour moi, depuis que je vous ai quittée, je n’ai pas eu d’autre peine que de penser à vous. Ma peine elle-même avait quelque chose de doux et de tendre, et, quoique j’en fusse troublé, j’étais heureux cependant de ressentir au fond de mon cœur combien je vous aimais par le regret que vous me coûtiez. Pourquoi sommes-nous séparés ? Pourquoi ai-je été forcé de vous fuir ? Nous étions si heureux, pourtant ! Lorsque je songe à nos petites soirées si pleines d’abandon, à nos gais entretiens de campagne avec vos sœurs, je me sens pris d’un amer regret. N’est-ce pas que nous nous aimions bien, mon amie ? Nous n’avions pas de secret les uns pour les autres parce que nous n’avions pas le besoin d’en avoir, et de nos lèvres sortait la pensée de nos cœurs sans que nous songeassions à en rien retenir.
»Dieu nous a ravi tous ces biens, mais rien ne me consolera de les avoir perdus ; ne déplorez-vous pas comme moi les maux de l’absence ?
»Combien peu souvent nous voyons ceux que nous aimons ! Les circonstances nous éloignent d’eux et notre âme tourmentée et attirée en dehors de nous vit dans un perpétuel déchirement. J’éprouve ce mal de l’absence. Je me transporte dans les lieux où vous êtes, je suis des yeux votre travail, ou j’écoute vos paroles, assis auprès de vous et cherchant à deviner le mot que vous allez dire ; vos sœurs cousent à nos côtés. Songes vains… illusions d’un moment… Ma main cherche votre main ; où êtes-vous, ma bien-aimée ?
»Ma vie est un exil. Loin de ceux que j’aime et dont je suis aimé, mon cœur les appelle et se consume dans ses regrets. Non, je n’aime pas les grandes villes et leur bruit, villes peuplées d’étrangers, où personne ne vous connaît et où vous ne connaissez personne, où chacun se heurte et se coudoie sans échanger jamais un sourire. – Mais j’aime nos campagnes tranquilles, la paix du foyer et la voix des amis qui vous caressent. Jusqu’à présent, j’ai toujours vécu en contradiction avec ma nature ; mon sang bouillant, ma nature ennemie de l’injustice, le spectacle de misères imméritées m’ont jeté dans une lutte dont je ne prévois pas l’issue, lutte dans laquelle je veux rester sans peur et sans reproche jusqu’à la fin, mais qui me brise chaque jour et consume ma vie.
»Je vous dis à vous, mon amie bien-aimée, les secrètes misères de mon cœur ; non, je n’ai pas à rougir de ce que ma main vient d’écrire, mais mon cœur est malade et souffrant et je te le dis à toi. Je souffre… Je voudrais effacer ces lignes, mais pourquoi ? Pourraient-elles vous offenser ? et que contiennent-elles de bles- sant pour mon amie ? Ne connais-je pas votre affection et ne sais-je pas que vous m’aimez ? Oui, vous ne m’avez pas trompé, je n’ai pas embrassé une bouche men- teuse ; lorsque assise sur mes genoux je m’endormais au charme de vos paroles, je vous ai crue. Je voudrais me rattacher à une barre de fer brûlant ; l’ennui me ronge et me dévore. J’éprouve comme une fureur de ressaisir la vie. Est-ce Paris qui me produit cet effet ? Je voudrais toujours être aux lieux où je ne suis pas. Je vis ici dans une complète solitude. Je vous crois, Maria…

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Le carnet de Charpentier ne contenait rien que ce vers qu’il avait écrit dans l’obscurité au pied de la barricade pendant que Denis Dussoubs parlait :

Admonet et magna testatur voce per umbras .

V. Autres choses noires
Yvan avait revu Conneau. Il nous confirma le détail précisé dans le billet d’Alexandre Dumas à Bocage. Avec le fait nous eûmes les noms. Le 3 décembre, chez M. Abba- tucci, rue Caumartin, n° 31, en présence du docteur Conneau et de Piétri, un corse,
né à Vezzani, nommé Jacques-François Criscelli 5 , homme attaché au service per- sonnel et secret de Louis Bonaparte, avait reçu de la bouche de Piétri l’offre de vingt-cinq mille francs « pour prendre ou tuer Victor Hugo ». Il avait accepté, et dit : ? C’est bon, si je suis seul. Mais si nous sommes deux ?…

Piétri avait répondu :

  • Ce sera cinquante mille francs.

Cette communication, accompagnée de prières instantes, m’avait été faite par Yvan, rue du Mont-Thabor, pendant que nous étions encore chez Dupont White.

Cela dit, je continue le récit.

Le massacre du 4 ne produisit tout son effet que le lendemain 5 ; l’impulsion donnée par nous à la résistance dura encore quelques heures, et, à la nuit tom- bante, dans le pâté de maisons compris de la rue du Petit-Carreau à la rue du Temple, on se battit. Les barricades Pagevin, Neuve-Saint-Eustache, Montorgueil,
5 C’est ce même Criscelli qui , plus tard , à Vaugirard , rue de Trancy , tua , par mission spéciale du préfet de police , un nommé Kelch , « soupçonné de tramer l’assassinat de l’empereur ».

Rambuteau, Beaubourg, Transnonain, furent vaillantes ; il y eut là un enchevêtre- ment de rues et de carrefours impénétrable, barricadé par le peuple, cerné par l’armée.

L’assaut fut inexorable et acharné.

La barricade de la rue Montorgueil fut une de celles qui tinrent le plus long- temps. Il fallut un bataillon et du canon pour l’emporter. Au dernier moment, elle n’était plus défendue que par trois hommes, deux commis de magasin et un limonadier d’une rue voisine. Quand l’assaut fut donné, la nuit était épaisse, les trois combattants s’échappèrent. Mais ils étaient cernés. Pas d’issue. Pas une porte ouverte. Ils escaladèrent la grille du passage Verdeau, comme Jeanty Sarre et Charpentier passage du Saumon, sautèrent par-dessus et s’enfuirent dans le pas- sage. Mais l’autre grille était fermée, et, comme à Jeanty Sarre et à Charpentier, le temps leur manquait pour l’escalader. D’ailleurs ils entendaient les soldats venir des deux côtés. Il y avait dans un recoin à l’entrée du passage quelques planches qui servaient à la fermeture d’une échoppe et que l’échoppier avait l’habitude de déposer là. Ils se blottirent sous ces planches.

Les soldats qui avaient pris la barricade, après avoir fouillé les rues, songèrent à fouiller le passage. Ils escaladèrent les grilles, eux aussi, cherchèrent partout avec des lanternes, et ne trouvèrent rien. Ils s’en allaient, quand l’un d’eux aperçut sous les planches le pied d’un des trois malheureux qui dépassait le bord.

On les tua tous trois sur place à coups de bayonnette. Ils criaient : – Tuez-nous tout de suite ! Fusillez-nous ! Ne nous faites pas languir.

Les marchands des boutiques voisines entendaient ces cris, mais n’osaient ou- vrir leurs portes ni leurs fenêtres, de peur, disait l’un d’eux le lendemain, qu’on ne leur en fît autant .

L’exécution terminée, les bourreaux laissèrent les trois victimes gisantes dans une mare de sang sur le pavé du passage. L’un de ces malheureux n’expira que le lendemain à huit heures du matin.

Personne n’avait osé demander grâce ; personne n’osa porter secours. On le laissa mourir là.

Un des combattants de la barricade de la rue Beaubourg eut moins de malheur.

On le poursuivait. Il se jeta dans un escalier, gagna un toit, et de là un couloir qui se trouva être le corridor d’en haut d’un hôtel garni. Une clef était à une porte. Il ouvrit hardiment et se trouva face à face avec un homme qui allait se coucher. C’était un voyageur fatigué qui était arrivé le soir même à cet hôtel. Le fugitif dit au voyageur : – Je suis perdu, sauvez-moi ! et lui explique la chose en trois mots. Le voyageur lui dit : – Déshabillez-vous et couchez-vous dans mon lit. Puis il alluma un cigare et se mit à fumer paisiblement. Comme l’homme de la barricade venait de se coucher, on frappa à la porte. C’étaient les soldats qui fouillaient la maison. Aux questions qu’ils lui firent, le voyageur montra le lit et dit : – Nous ne sommes que deux ici. Nous sommes arrivés tantôt. Je fume mon cigare, et mon frère dort. Le garçon d’hôtel, questionné, confirma les dires du voyageur, les soldats s’en al- lèrent, et personne ne fut fusillé.

Disons-le, les soldats victorieux tuèrent moins que la veille. On ne massacra pas tout dans les barricades prises. L’ordre avait été donné ce jour-là de faire des pri- sonniers. On put croire même à une certaine humanité. Qu’était cette humanité ? Nous l’allons voir.

A onze heures du soir, tout était fini.

On arrêta tous ceux qu’on trouva dans les rues cernées, combattants ou non, on fit ouvrir les cabarets et les cafés, on fouilla force maisons ; on prit tous les hommes qu’on y trouva, ne laissant que les femmes et les enfants. Deux régiments formés en carré emmenèrent pêle-mêle tous ces prisonniers. On les conduisit aux Tuileries, et on les enferma dans la vaste cave située sous la terrasse du bord de l’eau.

En entrant dans cette cave, les prisonniers se sentirent rassurés. Ils se rappe- lèrent qu’en juin 1848 les insurgés avaient été renfermés là en grand nombre et plus tard transportés. Ils se dirent qu’eux aussi, sans doute, ils seraient transpor- tés ou traduits devant les conseils de guerre, et qu’ils avaient du temps devant eux.

Ils avaient soif. Beaucoup d’entre eux se battaient depuis le matin, et rien ne rend la bouche aride comme de déchirer des cartouches. Ils demandèrent à boire. On leur apporta trois cruches d’eau.

Une sorte de sécurité leur vint tout à coup. Il y avait parmi eux d’anciens trans- portés de juin qui avaient déjà été dans cette cave et qui leur dirent : – En juin on n’a pas eu tant d’humanité. On nous a laissés trois jours et trois nuits sans boire ni manger.

Quelques-uns s’enveloppèrent dans leurs paletots ou leurs cabans, se couchèrent et s’endormirent. A une heure après minuit un grand bruit se fit au dehors ; des soldats portant des torches parurent dans les caves, les prisonniers qui dormaient se réveillèrent en sursaut, un officier leur cria de se lever.

On les fit sortir pêle-mêle comme ils étaient entrés. A mesure qu’ils sortaient, on les accouplait deux par deux au hasard, et un sergent les comptait à haute voix. On ne leur demandait ni leurs noms, ne leurs professions, ni leurs familles, ni qui ils étaient, ni d’où ils venaient ; on se contentait du chiffre. Le chiffre suffisait pour ce qu’on allait faire.

On en compta ainsi trois cent trente-sept. Une fois comptés, on les fit ranger en colonne serrée, toujours deux par deux et se tenant par le bras. Ils n’étaient pas liés, mais des deux côtés de la colonne, à droite et à gauche, ils avaient trois files de soldats emboîtant le pas, et fusils chargés, un bataillon en tête, un bataillon en queue. Ils se mirent en marche serrés et enveloppés par cet encadrement mouvant de bayonnettes.

Au moment où la colonne s’ébranla, un jeune étudiant en droit, un blond et pâle alsacien de vingt ans, qui était dans leurs rangs, demanda à un capitaine qui marchait près de lui l’épée nue :

  • Où allons-nous ? L’officier ne répondit pas.
    Sortis des Tuileries, ils tournèrent à droite et suivirent le quai jusqu’au pont de la Concorde. Ils traversèrent le pont de la Concorde et prirent encore à droite. Ils passèrent ainsi devant l’esplanade des Invalides et atteignirent le quai désert du Gros-Caillou.

Ils étaient, nous venons de le dire, trois cent trente-sept, et, comme ils allaient deux par deux, il y en avait un, le dernier, qui marchait seul. C’était un des plus hardis combattants de la rue Pagevin, ami de Lecomte minor . Le hasard fit que le sergent qui était placé en serre-file à côté de lui était « son pays ». En passant

devant un réverbère ils se reconnurent. Ils échangèrent rapidement quelques pa- roles à voix basse.

  • Où allons-nous ? dit le prisonnier.
  • A l’Ecole militaire, répondit le sergent. Et il ajouta : – Ah ! mon pauvre garçon ! Puis il se tint à distance du prisonnier.
    Comme la colonne finissait là, il y avait un certain intervalle entre le dernier rang des soldats qui. faisaient la haie et le premier rang du peloton qui fermait le cortège.

Comme ils arrivaient à ce boulevard désert du Gros-Caillou dont nous venons de parler, le sergent se rapprocha vivement du prisonnier et lui dit vite et bas :

  • On n’y voit pas clair. C’est un endroit noir. A gauche il y a des arbres. Gagne au large !
  • Mais, dit le prisonnier, on va tirer sur moi.
  • On te manquera.
  • Mais si l’on me tue ?
  • Ce ne sera pas pire que ce qui t’attend.

Le prisonnier comprit, serra la main du sergent, et, profitant de l’intervalle entre la haie et l’arrière-garde, d’un bond il se jeta hors de la colonne et se perdit dans l’obscurité sous les arbres.

  • Un qui se sauve ! cria l’officier qui commandait le dernier peloton. Halte ! Feu !

La colonne s’arrêta. Le peloton d’arrière-garde fit feu au hasard dans la direc- tion que le fuyard avait prise, et, comme le sergent l’avait prévu, le manqua. En quelques instants l’évadé avait atteint les rues qui avoisinent la manufacture des tabacs et s’y était enfoncé. On ne le poursuivit pas. On avait une besogne plus pressée.

Et d’ailleurs, la débandade eût pu se mettre dans les rangs, et pour en reprendre un on risquait de faire échapper les trois cent trente-six.

La colonne continua son chemin. Arrivés au pont d’Iéna, on tourna à gauche, et l’on entra dans le Champ de Mars.

Là on les fusilla tous.

Ces trois cent trente-six cadavres furent du nombre de ceux qu’on porta au ci- metière Montmartre, et qu’on y enterra la tête dehors.

De cette façon leurs familles purent les reconnaître. On sut qui ils étaient, après les avoir tués.

Il y avait dans ces trois cent trente-six victimes beaucoup de combattants des barricades des rues Pagevin et Rambuteau, de la rue Neuve-Saint-Eustache et de la Porte Saint-Denis. Il y avait aussi une centaine de passants qu’on avait pris là parce qu’ils y étaient et sans savoir pourquoi.

Au reste, disons-le tout de suite, les exécutions en masse, à partir du 3, se re- nouvelèrent presque toutes les nuits. C’était parfois au Champ de Mars, parfois à la préfecture de police, quelquefois dans les deux endroits à la fois.

Quand les prisons étaient pleines, M. de Maupas disait :

? Fusillez ! Les fusillades de la préfecture se faisaient tantôt dans la cour, tantôt rue de Jérusalem. Les malheureux qu’on fusillait étaient adossés au mur qui porte les affiches de spectacle. On avait choisi cet endroit parce qu’il touche à l’égout et que le sang y coulait tout de suite, et laissait moins de traces. Le vendredi 5, on fusilla près de cet égout de la rue de Jérusalem cent cinquante prisonniers. Quel- qu’un 6 me disait : ? Le lendemain matin, j’ai passé là, on m’a montré l’endroit, j’ai fouillé entre les pavés avec la pointe de ma botte et j’ai remué la boue. J’ai trouvé le sang.

Ce mot est toute l’histoire du coup d’Etat et sera toute l’histoire de Louis Bona- parte. Remuez cette boue, vous trouverez le sang.
6 Le marquis Sarrazin de Montferrier , parent de mon frère aîné . Je puis le nommer aujourd’hui .

Que ceci donc soit acquis à l’histoire :

Le massacre du boulevard eut ce prolongement infâme, les exécutions secrètes. Le coup d’Etat, après avoir été sauvage, redevint mystérieux. Il passa du meurtre effronté en plein jour au meurtre masqué, la nuit.

Les témoignages abondent.

Esquiros, caché au Gros-Caillou, entendait toutes les nuits les fusillades du Champ de Mars.

Chambolle, à Mazas, la deuxième nuit de son arrivée, entendit, de minuit à cinq heures du matin, de telles décharges qu’il crut la prison attaquée.

Comme Montferrier, Desmoulins constata le sang entre les pavés dans la rue de Jérusalem.

Le lieutenant-colonel Caillaud, de l’ancienne garde républicaine, passe sur le Pont-Neuf, il voit des sergents de ville, le mousqueton à l’épaule, viser les pas- sants ; il leur dit : – Vous déshonorez l’uniforme. On l’arrête. On le fouille. Un ser- gent de ville lui dit : – Si nous trouvons une cartouche sur vous, nous vous fusillons. On ne trouve rien. On le mène à la préfecture de police, on l’enferme au dépôt. Le directeur du dépôt vient et lui dit : – Colonel, je vous connais bien. Ne vous plai- gnez pas d’être ici. Vous êtes confié à ma garde. Félicitez-vous-en. Voyez-vous, je suis de la maison, je vais et je viens, je vois, j’entends, je sais ce qui se passe, je sais ce qui se dit, je devine ce qui ne se dit pas. J’entends de certains bruits la nuit, je vois de certaines traces le matin. Moi, je ne suis pas méchant. Je vous garde, je vous escamote. Dans ce moment-ci, soyez content d’être avec moi. Si vous n’étiez pas ici, vous seriez sous terre.

Un ancien magistrat, le beau-frère du général Le Flô, cause, sur le pont de la Concorde, devant le perron de la Chambre, avec des officiers ; des gens de police l’accostent : – Vous embauchez l’armée. Il se récrie, on le jette dans un fiacre et on le mène à la préfecture de police. Au moment d’arriver, il voit passer sur le quai un homme en blouse et en casquette, jeune, poussé à coups de crosse par trois gardes municipaux. A la coupure du parapet, un garde lui crie : – Entre là. L’homme entre. Deux gardes le fusillent dans le dos. Il tombe. Le troisième garde l’achève d’un coup de fusil dans l’oreille.

Le 13, les massacres n’étaient pas encore finis. Le matin de ce jour-là, au crépus- cule, un passant solitaire qui longeait la rue Saint-Honoré vit cheminer entre deux haies de cavaliers trois fourgons pesamment chargés. On pouvait suivre ces four- gons à la trace du sang qui en tombait. Ils venaient du Champ de Mars et allaient au cimetière Montmartre. Ils étaient pleins de cadavres.

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