Histoire d’un crime de Victor Hugo

XVIII. Page écrite à Bruxelles
Louis Bonaparte avait essayé la majorité comme on essaie un pont ; il l’avait chargée d’iniquités, d’empiétements, d’énormités ; assommades de la place du Havre, cris de vive l’empereur ! distribution d’argent aux troupes, vente dans les rues des journaux bonapartistes, prohibition des journaux républicains et parle- mentaires, revues de Satory, discours de Dijon ; la majorité porta tout.

  • Bon, dit-il, le coup d’Etat passera dessus.

Qu’on se rappelle les faits. Avant le 2 décembre le coup d’Etat se faisait en détail, çà et là, un peu partout, assez effrontément, et la majorité souriait. Le représen- tant Pascal Duprat était violenté par les agents de police. – C’est très drôle, disait la droite. – Le représentant Dain était empoigné. – Charmant ! – Le représentant Sar- tin était arrêté. – Bravo ! – Un beau matin, quand toutes les charnières furent bien essayées et graissées, quand tous les fils furent bien attachés, le coup d’Etat s’exé- cuta en bloc, brusquement, la majorité cessa de rire, mais le tour était fait. Elle ne s’apercevait pas que, depuis longtemps, pendant qu’elle riait de l’étranglement d’autrui, elle avait la corde au cou.

Insistons sur ceci, non pour punir le passé, mais pour éclairer l’avenir. Bien des mois avant d’être exécuté, le coup d’Etat était fait. Le jour venu, l’heure sonnée, la mécanique toute montée n’eut qu’à marcher. Rien ne devait manquer et rien ne manqua. Ce qui aurait été un abîme si la majorité eût fait son devoir et compris sa solidarité avec la gauche, n’était pas même une enjambée. L’inviolabilité avait été démolie par les inviolables. La main des gendarmes était accoutumée au collet des représentants comme au collet des voleurs ; la cravate des hommes d’Etat ne fit pas un pli dans la poigne des argousins, et l’on put admirer M. le vicomte de Falloux, ô candeur ! s’ébahissant d’être traité comme le citoyen Sartin.

La majorité arriva à reculons, en applaudissant toujours Bonaparte, au trou où Bonaparte la fit tomber.

XIX. Bénédiction infaillible
Le pape approuva.

Quand les courriers apportèrent à Rome cet événement du 2 décembre, le pape alla à une revue du général Gémeau et le pria de féliciter de sa part le prince Louis Napoléon.

Il y avait un précédent.

Le 12 septembre 1572, Saint-Goard, ambassadeur du roi de France Charles IX près du roi d’Espagne Philippe II, écrivait de Madrid à son maître Charles IX : « La nouvelle des événements du jour Saint-Barthelemi est arrivée au roi catholique ; il en a monstré contre son naturel et coustume tant d’allégrie qu’il l’a fait plus ma- gnifeste que de toutes les bonnes adventures et fortunes qui lui vindrent jamais. De manière que je le fus trouver le dimanche matin à Saint-Hiéronime, et estant arrivé auprès de luy, il se prist à rire, et avec démonstration d’un extrême plaisir et contentement commença à louer Vostre Majesté 12 . »

La main de Pie IX resta étendue sur la France, devenue l’empire.

Alors, à l’ombre de cette bénédiction, commença une ère de prospérité…

Notes

12Archives de la maison d’Orange, supplément , p . 125 .

Chapitre 5

I.
Je revenais de mon quatrième exil (un exil belge, peu de chose). C’était dans les
derniers jours de septembre 1871. Je rentrais en France par la frontière du Luxem- bourg. Je m’étais endormi dans le wagon. Tout à coup la secousse d’arrêt me ré- veilla. J’ouvris les yeux.

Le train venait de s’arrêter au milieu d’un paysage charmant.

J’étais dans la demi-lueur du sommeil interrompu ; les idées, indistinctes et diffuses, flottaient, encore à moitié rêves, entre la réalité et moi ; j’avais le vague éblouissement du réveil.

Une rivière coulait à côté du chemin de fer, claire, autour d’une île gaie et verte. Cette verdure était si épaisse que les poules d’eau, en y abordant, s’y enfouissaient et y disparaissaient. La rivière s’en allait à travers une vallée qui semblait un jar- din profond. Il y avait là des pommiers qui faisaient penser à Eve et des saules qui faisaient songer à Galatée. On était, je l’ai dit, dans un de ces mois équinoxiaux où l’on sent le charme des saisons finissantes ; si c’est l’hiver qui s’en va, on en- tend arriver la chanson du printemps ; si c’est l’été qui s’éteint, on voit poindre à l’horizon un vague sourire qui est l’automne. Le vent apaisait et mettait d’accord tous ces bruits heureux dont se compose la rumeur des plaines ; le tintement des clochettes semblait bercer le murmure des abeilles ; les derniers papillons se ren- contraient avec les premières grappes ; cette heure de l’année mêle la joie de vivre encore à la mélancolie inconsciente de mourir bientôt ; la douceur du soleil était inexprimable. De belles terres rayées de sillons, d’honnêtes toits de paysans, sous les arbres une herbe couverte d’ombre, des mugissements de bœufs comme dans Virgile, et des fumées de hameaux toutes pénétrées de rayons ; tel était l’ensemble.

Des enclumes lointaines sonnaient, rythme du travail dans l’harmonie de la na- ture. J’écoutais, je méditais confusément, la vallée était admirable et tranquille, le ciel bleu était comme posé sur un aimable cercle de collines ; il y avait au loin des voix d’oiseaux et tout près de moi des voix d’enfants, comme deux chansons d’anges mêlées ; la limpidité universelle m’enveloppait ; toute cette grâce et toute cette grandeur me mettaient dans l’âme une aurore…

Tout à coup un voyageur demanda :

  • Quel est cet endroit-ci ? Un autre répondit :
  • Sedan.

Je tressaillis.

Ce paradis était un sépulcre.

Je regardai. La vallée était ronde et creuse comme le fond d’un cratère ; la ri- vière, toute tortueuse, avait une ressemblance de serpent ; les hautes collines éta- gées les unes derrière les autres entouraient ce lieu mystérieux comme un triple rang de murailles inexorables ; une fois là, il fallait y rester. Cela faisait songer aux cirques. On ne sait quelle inquiétante verdure, qui avait l’air d’un prolongement de la Forêt-Noire, envahissait toutes les hauteurs et se perdait à l’horizon comme un énorme piège impénétrable ; le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les char- retiers passaient en sifflant, il y avait des brebis, des agneaux et des colombes çà et là, les feuillages frissonnaient et chuchotaient ; l’herbe, cette herbe si épaisse, était pleine de fleurs. C’était épouvantable.

Il me semblait voir trembler sur cette vallée le flamboiement de l’épée de l’ange.

Ce mot, Sedan, avait été comme un voile déchiré. Le paysage était devenu su- bitement tragique. Ces vagues yeux que l’écorce dessine sur le tronc des arbres regardaient, quoi ? Quelque chose de terrible et d’évanoui.

C’était là en effet ! et, au moment où je passais, il y avait treize mois moins quelques jours, c’était là qu’était venue aboutir la monstrueuse aventure du 2 dé- cembre. Echouement formidable.

Les sombres itinéraires du sort ne peuvent être étudiés sans un profond serre- ment de cœur.

II.
Le 31 août 1870, une armée se trouva réunie et comme massée sous les murs de Sedan, dans un lieu nommé le fond de Givonne. Cette armée était une armée française : vingt-neuf brigades, quinze divisions, quatre corps d’armée, quatre- vingt-dix mille hommes. Cette armée était dans ce lieu sans qu’on pût deviner pourquoi, sans ordre, sans but, pêle-mêle, espèce de tas d’hommes jeté là comme pour être saisi par une main immense.

Cette armée n’avait, ou semblait n’avoir, pour le moment, aucune inquiétude immédiate. On savait, ou l’on croyait savoir, l’ennemi assez loin. En calculant les étapes à quatre lieues par jour, il était à trois jours de marche. Pourtant, vers le soir, les chefs prirent quelques sages dispositions stratégiques ; l’armée étant ap- puyée en arrière sur Sedan et sur la Meuse, on la protégea par deux fronts de ba- taille, l’un composé du 7e corps et allant de Floing à Givonne, l’autre composé du 12e corps et allant de Givonne à Bazeilles, triangle dont la Meuse faisait l’hypo- ténuse. Le 12e corps, formé des trois divisions Lacretelle, Lartigue et Wolff, ran- gées en ligne droite, l’artillerie entre les brigades, était un véritable barrage ayant à ses extrémités Bazeilles et Givonne, et à son centre Daigny ; les deux divisions Petit et Lhéritier, massées en arrière sur deux lignes, contre-butaient ce barrage. Le général Lebrun commandait le 12e corps. Le 7e corps, commandé par le géné- ral Douay, n’avait que deux divisions ; la division Dumont et la division Gisbert, et formait l’autre front de bataille couvrant l’armée de Givonne à Floing, du côté d’Illy ; ce front était relativement faible, trop ouvert du côté de Givonne, et pro- tégé seulement du côté de la Meuse par les deux divisions de cavalerie Margueritte et Bonnemains et par la brigade Guyomar, appuyée en équerre sur Floing. Dans ce triangle campaient le 5e corps, commandé par le général Wimpffen, et le 1er corps, commandé par le général Ducrot. La division de cavalerie Michel couvrait le 1er corps du côté de Daigny ; le 5e corps s’adossait à Sedan. Quatre divisions, disposées chacune sur deux lignes, les divisions Lhéritier, Grandchamp, Goze et Conseil-Duménil, formaient une sorte de fer à cheval, tourné vers Sedan et reliant le premier front de bataille au second. La division de cavalerie Ameil et la brigade Fontanges servaient de réserve à ces quatre divisions. Toute l’artillerie était sur les deux fronts de bataille. Deux morceaux de l’armée étaient en l’air, l’un à droite de Sedan, au delà de Balan, l’autre à gauche de Sedan, en deçà d’Iges. Au delà de Ba- lan, c’étaient la division Vassoigne et la brigade Reboul ; en deçà d’Iges, c’étaient les deux divisions de cavalerie Margueritte et Bonnemains.

Ces dispositions indiquaient une sécurité profonde. D’abord l’empereur Napo- léon III ne fût pas venu là s’il n’eût été parfaitement tranquille. Ce fond de Gi- vonne est ce que Napoléon Ier appelait une « cuvette », et ce que l’amiral Tromp appelait « un pot de chambre ». Pas d’encaissement plus fermé. Une armée est là tellement chez elle, qu’elle y est trop ; elle risque de n’en pouvoir plus sortir. C’était la préoccupation de quelques chefs vaillants et prudents, tels que Wimpffen, mais point écoutés. A la rigueur, disaient les gens de l’entourage impérial, on était tou- jours sûr de pouvoir gagner Mézières, et, en mettant tout au pis, la frontière belge. Mais fallait-il prévoir de si extrêmes éventualités ? En de certains cas, prévoir, c’est presque offenser. On était donc d’accord pour être tranquilles.

Si l’on eût été inquiet, on eût coupé les ponts de la Meuse ; mais on n’y songea même pas. A quoi bon ? L’ennemi était loin. L’empereur, évidemment renseigné, l’affirmait.

L’armée bivouaqua un peu pêle-mêle, nous l’avons dit, et dormit paisiblement toute cette nuit du 31 août, ayant, dans tous les cas, ou croyant avoir la retraite sur Mézières ouverte derrière elle. On dédaigna les précautions les plus ordinaires ; on ne fit pas de reconnaissances de cavalerie, on ne mit pas même de grand’gardes ; un écrivain militaire allemand 1 l’affirme. On était séparé de l’armée allemande par au moins quatorze lieues, trois jours de marche ; on ne savait pas au juste où elle était ; on la croyait éparse, peu adhérente, mal informée, dirigée un peu au hasard sur plusieurs objectifs à la fois, incapable d’un mouvement convergent sur un point unique comme Sedan ; on croyait savoir que le prince de Saxe marchait sur Châlons et que le prince de Prusse marchait sur Metz ; on ignorait tout de cette armée, ses chefs, son plan, son armement, son effectif. En était-elle encore à la stratégie de Gustave-Adolphe ? En était-elle encore à la tactique de Frédéric II ? On ne savait. On était sûr d’être dans quelques semaines à Berlin. Bah ! l’armée prussienne ! On parlait de cette guerre comme d’un rêve et de cette armée comme d’un fantôme.

Dans cette même nuit, pendant que l’armée française dormait, voici ce qui se faisait.
1 M . Harwig .

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