Histoire d’un crime de Victor Hugo

X. Ce que Fleury allait faire à Mazas
Dans cette même nuit, vers quatre heures du matin, les abords du chemin de fer du nord furent silencieusement investis par deux bataillons, l’un de chasseurs de Vincennes, l’autre de gendarmerie mobile. Plusieurs escouades de sergents de ville s’installèrent dans l’embarcadère. L’ordre fut donné au chef de gare de pré- parer un train spécial et de faire chauffer une locomotive. On retint un certain nombre de chauffeurs et de mécaniciens pour un service de nuit. Du reste nulle explication pour personne et secret absolu. Un peu avant six heures un mouve- ment se fit dans la troupe, des sergents de ville arrivèrent en courant, et quelques instants après déboucha au grand trot par la rue du Nord un escadron de lanciers. Au milieu de l’escadron et entre les deux haies des cavaliers, on voyait deux voi- tures cellulaires traînées par des chevaux de poste ; derrière chaque voiture venait une petite calèche ouverte dans laquelle se tenait un homme seul. En tête des lan- ciers galopait l’aide de camp Fleury.

Le convoi entra dans la cour, puis dans la gare, et les grilles et les portes se re- fermèrent.

Les deux hommes qui étaient dans les deux calèches se firent reconnaître du commissaire spécial de la gare auquel l’aide de camp Fleury parla en particulier. Ce convoi mystérieux excita la curiosité des employés du chemin de fer ; les gens de service interrogeaient les hommes de police, mais ceux-ci ne savaient rien. Tout ce qu’ils purent dire, c’est que les voitures cellulaires étaient à huit places, que dans chaque voiture il y avait quatre prisonniers, occupant chacun une cel- lule, et que les quatre autres cellules étaient remplies par quatre sergents de ville placés entre les prisonniers de façon à empêcher toute communication de cellule à cellule.

Après les divers pourparlers entre l’aide de camp de l’Elysée et les gens du préfet Maupas, on plaça sur des trucs les deux voitures cellulaires, ayant toujours cha- cune derrière elle la calèche ouverte comme une guérite roulante où un agent de police faisait sentinelle. La locomotive était prête, on accrocha les trucs au tender, et le train partit. Il faisait encore nuit noire.

Le train roula longtemps dans le silence le plus profond. Cependant il gelait ; dans la seconde des deux voitures cellulaires les sergents de ville, gênés et transis, ouvrirent leurs cellules et pour se réchauffer et se dégourdir se mirent à se prome- ner dans l’étroit couloir qui traverse de part en part les voitures cellulaires. Le jour était venu ; les quatre sergents de ville respiraient l’air du dehors et regardaient la campagne par l’espèce de hublot qui borde des deux côtés le plafond du couloir. Tout à coup une voix forte sortit d’une des cellules restées fermées, et cria : – Ah çà, il fait très froid ! Est-ce qu’on ne peut pas rallumer son cigare ici ?

Une autre voix partit immédiatement d’une autre cellule et dit : – Tiens, c’est vous ! Bonjour, Lamoricière !

  • Bonjour, Cavaignac, reprit la première voix.

Le général Cavaignac et le général Lamoricière venaient de se reconnaître.

Une troisième voix s’éleva d’une troisième cellule : – Ah ! vous êtes là, messieurs !
Bonjour et bon voyage !

Celui qui parlait là, c’était le général Changarnier.

  • Messieurs les généraux, cria une quatrième voix, je suis des vôtres.

Les trois généraux reconnurent M. Baze. Un éclat de rire sortit des quatre cel- lules à la fois.

Cette voiture cellulaire contenait en effet et emportait hors de Paris le questeur Baze et les généraux Lamoricière, Cavaignac et Changarnier. Dans l’autre voiture, qui était placée la première sur les trucs, il y avait le colonel Charras, les généraux Bedeau et Le Flô, et le comte Roger (du Nord).

A minuit, ces huit représentants prisonniers dormaient chacun dans leur cellule à Mazas, lorsqu’on avait frappé brusquement à leur guichet, et une voix leur avait dit : – Habillez-vous ; on va venir vous chercher. – Est-ce pour nous fusiller ? cria Charras à travers la porte. – On ne lui répondit pas.

Chose digne de remarque, cette idée en ce moment leur vint à tous. Et en effet, s’il faut en croire ce qui transpire aujourd’hui des querelles actuelles entre com- plices, il paraît que, dans le cas où un coup de main aurait été tenté par nous sur Mazas pour les délivrer, cette fusillade était résolue, et que Saint-Arnaud en avait dans sa poche l’ordre écrit et signé : Louis Bonaparte .

Les prisonniers se levèrent. Déjà, la nuit précédente, un avis pareil leur avait été donné ; ils avaient passé la nuit sur pied, et à six heures du matin les guichetiers leur avaient dit : Vous pouvez vous coucher. Les heures s’écoulèrent ; ils finirent par croire qu’il en serait comme l’autre nuit, et plusieurs d’entre eux entendant sonner cinq heures du matin à l’horloge intérieure de la prison, allaient se re- mettre au lit, quand les portes de leurs cellules s’ouvrirent. On les fit descendre tous les huit l’un après l’autre dans la rotonde du greffe, puis monter en voiture cellulaire, sans qu’ils se fussent rencontrés ni aperçus dans le trajet. Une espèce d’homme vêtu de noir, à l’air impertinent, assis à une table et une plume à la main, les arrêtait au passage et leur demandait leurs noms. – Je ne suis pas plus disposé à vous dire mon nom que curieux de savoir le vôtre, répondit le général Lamoricière, et il passa outre.

L’aide de camp Fleury, cachant son uniforme sous son caban, se tenait dans le greffe. Il était chargé, pour employer ses propres termes, de les « embarquer », et d’aller rendre compte de « l’embarquement »à l’Elysée. L’aide de camp Fleury avait fait presque toute sa carrière militaire en Afrique dans la division du géné- ral Lamoricière, et c’était le général Lamoricière qui, en 1848, étant ministre de la guerre, l’avait nommé chef d’escadron. En traversant le greffe, le général Lamori- cière le regarda fixement.

Quand ils montèrent dans les voitures cellulaires, les généraux avaient le cigare à la bouche. On le leur ôta. Le général Lamoricière avait gardé le sien. Une voix cria du dehors à trois reprises : Empêchez-le donc de fumer. Un sergent de ville qui se tenait debout à la porte de la cellule hésita quelque temps, puis finit pourtant par dire au général : – Jetez votre cigare.

De là plus tard l’exclamation qui fit reconnaître le général Lamoricière par le général Cavaignac. Les voitures chargées, on partit.

Ils ne savaient ni avec qui ils étaient ni où ils allaient. Chacun observait à part soi, dans sa boîte, les tournants de rue et tâchait de deviner ; les uns crurent qu’on les menait au chemin du Nord, les autres songèrent au chemin du Havre. Ils en- tendaient le trot de l’escorte sur le pavé.

Sur le chemin de fer, le malaise des cellules alla croissant. Le général Lamori- cière, encombré d’un paquet et d’un manteau, était plus à l’étroit encore que les autres. Il ne pouvait faire un mouvement ; le froid le prit ; il finit par jeter une pa- role qui les mit tous les quatre en communication.

En entendant les noms des prisonniers, les gardiens, brutaux jusque-là, de- vinrent respectueux. – Ah çà ! dit le général Changarnier, ouvrez-nous nos cel- lules et laissez-nous nous promener comme vous dans le couloir. – Mon général, dit un sergent de ville, cela nous est défendu. Le commissaire de police est der- rière la voiture dans une calèche d’où il voit tout ce qui se passe ici. – Cependant, quelques instants après, les gardiens, sous prétexte du froid, baissèrent la glace dépolie qui fermait le couloir du côté du commissaire, et, ayant ainsi « bloqué la police », comme disait l’un d’eux, ils ouvrirent les cellules des prisonniers.

Ce fut une joie aux quatre représentants de se revoir et de se serrer la main. Chacun des trois généraux, dans cet épanchement, conservait l’attitude de son tempérament, Lamoricière, furieux et spirituel, se ruant de toute sa verve militaire sur « le Bonaparte », Cavaignac calme et froid, Changarnier silencieux et regardant par le hublot dans la campagne. Les sergents de ville se risquaient à jeter çà et là quelques mots. Un d’eux conta aux prisonniers que l’ex-préfet Carlier avait passé la nuit du 1er au 2 à la préfecture de police. – Quant à moi, disait-il, j’ai quitté la préfecture à minuit, mais je l’y ai vu jusqu’à cette heure-là, et je puis affirmer qu’à minuit il y était encore.

Ils gagnèrent Creil, puis Noyon. A Noyon on les fit déjeuner sans les laisser des- cendre ; un morceau sur le pouce et un verre de vin. Les commissaires de police ne leur adressaient pas la parole. Puis on referma les voitures, et ils sentirent qu’on les enlevait des trucs et qu’on les replaçait sur des roues. Des chevaux de poste ar- rivèrent, et les voitures partirent, mais au pas. Ils avaient maintenant pour escorte une compagnie de gendarmes mobiles à pied.

Il y avait dix heures qu’ils étaient en voiture cellulaire quand ils quittèrent Noyon. Cependant l’infanterie fit halte. Ils demandèrent à descendre un instant. – Nous y consentons, dit un des commissaires de police, mais pour une minute seule- ment et à condition que vous donnerez votre parole d’honneur de ne pas vous évader. – Nous ne donnons pas de parole d’honneur, répliquèrent les prisonniers.

  • Messieurs, reprit le commissaire, donnez-la-moi seulement pour une minute, le temps de boire un verre d’eau.
  • Non, dit le général Lamoricière, mais le temps de faire le contraire. Et il ajouta :
  • A la santé de Louis Bonaparte ! – On les laissa descendre, toujours l’un après l’autre, et ils purent respirer un moment un peu d’air libre en plein champ, au bord de la route.

Puis le convoi se remit en marche.

Comme le jour baissait, ils aperçurent par leur hublot un bloc de hautes mu- railles, un peu dépassées par une grosse tour ronde. Un moment après, les voi- tures s’engagèrent sous une voûte basse, puis s’arrêtèrent au milieu d’une cour longue et carrée, entourée de grands murs et dominée par deux bâtiments dont l’un avait l’aspect d’une caserne et l’autre, grillé à toutes les fenêtres, l’aspect d’une prison. Les portières des voitures s’ouvrirent. Un officier qui portait les épaulettes de capitaine se tenait debout près du marchepied. Le général Changarnier des- cendit le premier.

  • Où sommes-nous ? dit-il.

L’officier répondit : – Vous êtes à Ham.

Cet officier était le commandant du fort. Il avait été nommé à ce poste par le général Cavaignac.

Le trajet de Noyon à Ham avait duré trois heures et demie. Ils avaient passé treize heures en voiture dont dix dans le cachot roulant.

On les conduisit séparément à la prison, chacun dans la chambre qui lui était destinée. Cependant le général Lamoricière ayant été mené par mégarde dans la chambre de Cavaignac, les deux généraux purent échanger encore une poignée de main. Le général Lamoricière désira écrire à sa femme ; la seule lettre dont les commissaires de police consentirent à se charger fut un billet portant cette ligne :
« Je me porte bien ».

Le principal corps de logis de la prison de Ham est composé d’un étage au- dessus d’un rez-de-chaussée. Le rez-de-chaussée, traversé d’une voûte obscure et surbaissée qui va de la cour principale dans une arrière-cour, contient trois chambres séparées par un couloir ; le premier étage a cinq chambres. L’une des trois chambres du rez-de-chaussée n’est qu’un petit cabinet à peu près inhabi- table ; on y logea M. Baze. On installa dans les deux autres chambres d’en bas le général Lamoricière et le général Changarnier. Les cinq autres prisonniers furent distribués dans les cinq chambres du premier étage.

La chambre assignée au général Lamoricière avait été occupée, du temps de la captivité des ministres de Charles X, par l’ex-ministre de la marine, M. d’Haus- sez. C’était une pièce basse, humide, longtemps inhabitée, qui avait servi de cha- pelle, contiguë à la voûte noire qui allait d’une cour à l’autre, planchéiée de grosses planches visqueuses et moisies où le pied s’engluait, tapissée d’un papier gris de- venu vert qui tombait par lambeaux, salpêtrée du plancher au plafond, éclairée sur la cour de deux fenêtres grillées qu’il fallait toujours laisser ouvertes à cause de la cheminée qui fumait. Au fond le lit, entre les fenêtres une table et deux chaises de paille. L’eau suintait sur les murs. Lorsque le général Lamoricière a quitté cette chambre, il en a emporté des rhumatismes ; M. d’Haussez en était sorti perclus.

Quand les huit prisonniers furent entrés dans leur chambre, on ferma la porte sur eux ; ils entendirent tirer les verrous du dehors et on leur dit : – Vous êtes au secret.

Le général Cavaignac occupa, au premier, l’ancienne chambre de M. Louis Bo- naparte, la meilleure de la prison. La première chose qui frappa les yeux du géné- ral, ce fut une inscription tracée sur le mur et indiquant le jour où Louis Bonaparte était entré dans cette forteresse, et le jour où il en était sorti, on sait comment, dé- guisé en maçon et une planche sur l’épaule. Du reste, le choix de ce logis était une attention de M. Louis Bonaparte qui, ayant pris en 1848 la place du général Cavai- gnac au pouvoir, voulut qu’en 1851 le général Cavaignac prît sa place en prison.

  • Chassez-croisez ! avait dit Morny en souriant.

Les prisonniers étaient gardés par le 48e de ligne qui tenait garnison à Ham. Les vieilles bastilles sont indifférentes. Elles obéissent à ceux qui font les coups d’Etat jusqu’au jour où elles les saisissent. Que leur importent ces mots, équité, vérité, conscience, qui du reste, dans certaines régions, n’émeuvent pas beaucoup plus les hommes que les pierres ! Elles sont les froides et sinistres servantes du juste et de l’injuste. Elles prennent qui on leur donne. Tout leur est bon. Sont-ce des coupables ? c’est bien. Sont-ce des innocents ? à merveille. Cet homme est le machinateur d’un guet-apens. En prison ! Cet homme est la victime d’un guet- apens. Ecrouez ! Dans la même chambre. Au cachot tous les vaincus !

Elles ressemblent, ces hideuses bastilles, à cette vieille justice humaine qui a tout juste autant de conscience qu’elles, qui a jugé Socrate et Jésus, qui, elle aussi, prend et laisse, empoigne et lâche, absout et condamne, libère et incarcère, s’ouvre et se ferme, au gré de la main quelconque qui pousse du dehors le verrou.

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