Histoire d’un crime de Victor Hugo

XI. Fin de la deuxième journée
Quand nous sortîmes de chez Marie, il était temps. Les bataillons chargés de nous traquer et de nous prendre approchaient. Nous entendions dans l’ombre le pas mesuré des soldats. Les rues étaient obscures. Nous nous y dispersâmes. Je ne parle pas d’un asile qui nous fut refusé.

Moins de dix minutes après notre départ, la maison de M. Marie fut investie. Un fourmillement de fusils et de sabres s’y rua et l’envahit de la cave au grenier.

  • Partout ! partout ! criaient les chefs. Les soldats nous cherchèrent avec quelque vivacité. Sans prendre la peine de se pencher pour regarder, ils fouillèrent sous les lits à coups de bayonnette. Quelquefois ils avaient de la peine à retirer la bayon- nette enfoncée dans le mur. Par malheur pour ce zèle, nous n’étions pas là.

Ce zèle venait d’en haut. Les pauvres soldats obéissaient. Tuer les représentants était la consigne. C’était le moment où Morny envoyait cette dépêche à Maupas : – Si vous prenez Victor Hugo , faites – en ce que vous voudrez . Tels étaient les euphé- mismes. Plus tard le coup d’Etat, dans son décret de bannissement, nous appela « ces individu », ce qui a fait dire à Schœlcher cette fière parole : « Ces gens – là ne savent pas même exiler poliment ».

Le docteur Véron, qui publie dans ses Mémoires la dépêche Morny-Maupas, ajoute : « M. de Maupas fit chercher Victor Hugo chez son beau-frère, M. Victor Foucher, conseiller à la cour de cassation. On ne l’y trouva pas. »

Un ancien ami, homme de cœur et de talent, M. Henry d’E., m’avait offert un asile dans un petit appartement qu’il avait rue Richelieu ; cet appartement, voisin du Théâtre-Français, était au premier étage d’une maison qui, comme celle de M. Grévy, avait une sortie sur la rue Fontaine-Molière.

J’y allai. M. Henry d’E. était absent, son portier m’attendait, et me remit la clef.

Une bougie éclairait la chambre où j’entrai. Il y avait une table près du feu, une écritoire, du papier. Il était plus de minuit, j’étais un peu fatigué ; mais avant de dormir, prévoyant que, si je survivais à cette aventure, j’en ferais l’histoire, je vou- lus fixer immédiatement quelques détails de la situation de Paris à la fin de cette journée, la deuxième du coup d’Etat. J’écrivis cette page que je reproduis ici parce qu’elle est ressemblante ; c’est une sorte de photographie du fait immédiat :

« – Louis Bonaparte a inventé une chose qu’il appelle Commission Consultative, et qu’il charge de rédiger le post-scriptum du crime.
»Léon Faucher refuse d’en être, Montalembert hésite, Baroche accepte.
»- Falloux méprise Dupin.
»- Les premiers coups de feu ont été tirés aux Archives. Aux Halles, rue Rambu- teau, rue Beaubourg, j’ai entendu des détonations.
»- Fleury, l’aide de camp, s’est risqué à passer rue Montmartre. Un coup de fu- sil lui a traversé son képi. Il a vite pris le galop. A une heure on a fait voter les régiments sur le coup d’Etat. Tous adhèrent. Les élèves en droit et en médecine se sont réunis à l’école de droit pour protester. Les gardes municipaux les ont dis- persés. Beaucoup d’arrestations. Ce soir, partout des patrouilles. Quelquefois, une patrouille, c’est un régiment tout entier.
»- Le représentant d’Hespel, qui a six pieds, n’a pu trouver à Mazas de cellule aussi longue que lui, et a dû rester chez le concierge où il est gardé à vue.
»- Mesdames Odilon Barrot et de Tocqueville ne savent pas où sont leurs ma- ris. Elles courent de Mazas au Mont Valérien. Les geôliers sont muets. C’est le 19e léger qui a attaqué la barricade où a été tué Baudin. Cinquante hommes de gen- darmerie mobile ont enlevé au pas de course la barricade de l’Oratoire, rue Saint- Honoré. Du reste le combat se dessine ; on sonne le tocsin à la chapelle Bréa. Une barricade renversée met vingt barricades debout. Il y a la barricade des Ecoles, rue Saint-André-des-Arts, la barricade des rues du Temple, la barricade du carre- four Phélippeaux défendue par vingt jeunes hommes qui se sont fait tous tuer ; on la reconstruit ; la barricade de la rue de Bretagne, qu’en ce moment Courtigis at- taque à coups de canon. Il y a la barricade des Invalides, la barricade de la barrière des Martyrs, la barricade de la Chapelle-Saint-Denis. Les conseils de guerre sont en permanence et font fusiller tous les prisonniers. Le 30e de ligne a fusillé une femme. Huile sur le feu.
»- Le colonel du 49e de ligne a donné sa démission. Louis Bonaparte a nommé à sa place le lieutenant-colonel Négrier. M. Brun, officier de police de l’Assemblée, a été arrêté en même temps que les questeurs.
»- On dit que cinquante membres de la majorité ont signé une protestation chez Odilon Barrot.
»- Ce soir, anxiété croissante à l’Elysée. On y craint l’incendie. On a ajouté aux sapeurs-pompiers deux bataillons de sapeurs du génie. Maupas fait garder les ga- zomètres.
»- Voici sous quelle griffe militaire on a mis Paris : – Bivouacs sur tous les points stratégiques. Au Pont Neuf et sur le quai aux Fleurs la garde municipale ; place de la Bastille, douze pièces de canon, trois obusiers, mèches allumées ; à l’angle du faubourg, des maisons de six étages occupées par la troupe du haut en bas ; la brigade Marulaz, à l’Hôtel de Ville ; la brigade Sauboul, au Panthéon ; la bri- gade Courtigis, au faubourg Saint-Antoine ; la division Renault, au faubourg Saint- Marceau. Au palais législatif, les chasseurs de Vincennes et un bataillon du 15e lé- ger ; aux Champs-Elysées, infanterie et cavalerie ; à l’avenue Marigny, artillerie. Dans l’intérieur du Cirque, un régiment entier ; il a bivouaqué là toute la nuit. Un escadron de garde municipale bivouaque place Dauphine. Bivouac au conseil d’Etat, bivouac dans la cour des Tuileries. Plus les garnisons de Saint-Germain et de Courbevoie. – Deux colonels tués, Loubeau, du 72e, et Quilico. Partout des infirmiers passent, portant des civières. Partout des ambulances : bazar de l’In- dustrie (boulevard Poissonnière) ; salle Saint-Jean, à l’Hôtel de Ville ; rue du Petit- Carreau. – Dans cette sombre bataille neuf brigades sont engagées, toutes ont une batterie d’artillerie ; un escadron de cavalerie maintient les communications entre les brigades ; quarante mille hommes en lutte, avec une réserve de soixante mille hommes ; cent mille soldats sur Paris. Telle est l’armée du crime. La brigade Rei- bell, 1er et 2e lanciers, protège l’Elysée. Les ministres couchent tous au ministère de l’intérieur, près de Morny. Morny veille, Magnan commande. Demain sera une journée terrible. »

Cette page écrite, je me couchai et je m’endormis.

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