Histoire d’un crime de Victor Hugo

Comme les membres du comité et les représentants se retiraient, on vint me dire que quelqu’un demandait à me parler ; j’entrai dans une espèce de petite chambre attenante au salon et j’y trouvai un homme en blouse à l’air sympathique et intelligent. Cet homme avait à la main un rouleau de papier.

  • Citoyen Victor Hugo, me dit-il, vous n’avez pas d’imprimerie. Voici un moyen de vous en passer.

Il déploya à plat sur la cheminée le rouleau qu’il tenait à la main. C’était un cahier d’une espèce de papier bleu très mince et qui me parut légèrement huilé. Entre chaque feuille de papier bleu il y avait une feuille de papier blanc. Il tira de sa poche une sorte de poinçon émoussé, en disant : La première chose venue peut servir, un clou, une allumette ; et il traça avec le poinçon sur la première feuille du cahier le mot République . Puis tournant les feuillets : Voyez, me dit-il.

Le mot République était reproduit sur les quinze ou vingt feuilles blanches que contenait le cahier.

Il ajouta : – On se sert habituellement de ce papier pour décalquer les dessins de fabrique. J’ai pensé qu’il pourrait être utile dans un moment comme celui-ci. J’en ai chez moi une centaine de feuilles, avec lesquelles je puis faire cent copies de ce que vous voudrez, d’une proclamation par exemple, dans le même temps qu’on met pour en faire quatre ou cinq. Ecrivez-moi quelque chose, ce que vous croirez utile dans l’instant où nous sommes, et demain matin ce sera affiché dans Paris à cinq cents exemplaires.

Je n’avais sur moi aucun des actes que nous venions de rédiger, Versigny était parti avec les copies. Je pris une feuille de papier, et j’écrivis sur le coin de la che- minée la proclamation suivante : A L’ARMÉE « Soldats ! »Un homme vient de briser la Constitution. Il déchire le serment qu’il avait prêté au peuple, supprime la loi, étouffe le droit, ensanglante Paris, garrotte la France, trahit la République !
»Soldats, cet homme vous engage dans son crime.
»Il y a deux choses saintes : le drapeau, qui représente l’honneur militaire, et la loi, qui représente le droit national. Soldats, le plus grand des attentats, c’est le drapeau levé contre la loi ! Ne suivez pas plus longtemps le malheureux qui vous égare. Pour un tel crime, les soldats français doivent être des vengeurs, non des complices.
»Cet homme dit qu’il s’appelle Bonaparte. Il ment, car Bonaparte est un mot qui veut dire gloire. Cet homme dit qu’il s’appelle Napoléon. Il ment, car Napoléon est un mot qui veut dire génie. Lui, il est obscur et petit. Livrez à la loi ce misérable !

Soldats, c’est un faux Napoléon. Un vrai Napoléon vous ferait recommencer Ma- rengo ; lui, il vous fait recommencer Transnonain !
»Tournez les yeux vers la vraie fonction de l’armée française : protéger la patrie, propager la Révolution, délivrer les peuples, soutenir les nationalités, affranchir le continent, briser les chaînes partout, défendre partout le droit, voilà votre rôle parmi les armées d’Europe. Vous êtes dignes des grands champs de bataille.
»Soldats ! l’armée française est l’avant-garde de l’humanité.
»Rentrez en vous-mêmes, réfléchissez ; reconnaissez-vous, relevez-vous ! Son- gez à vos généraux arrêtés, pris au collet par des argousins et jetés, menottes aux mains, dans la cellule des voleurs ! Le scélérat qui est à l’Elysée croit que l’ar- mée de la France est une bande du bas-empire ; qu’on la paie et qu’on l’enivre, et qu’elle obéit ! Il vous fait faire une besogne infâme ; il vous fait égorger en plein dix-neuvième siècle, et dans Paris même, la liberté, le progrès, la civilisation. Il vous fait détruire, à vous enfants de la France, tout ce que la France a si glorieuse- ment et si péniblement construit en trois siècles de lumière et en soixante ans de révolutions ! Soldats, si vous êtes la grande armée, respectez la grande nation.
»Nous citoyens, nous représentants du peuple et vos représentants, nous vos amis, vos frères, nous qui sommes la loi et le droit, nous qui nous dressons de- vant vous en vous tendant les bras et que vous frappez aveuglément de vos épées, savez-vous ce qui nous désespère, ce n’est pas de voir notre sang qui coule, c’est de voir votre honneur qui s’en va.
»Soldats ! un pas de plus dans l’attentat, un jour de plus avec Louis Bonaparte et vous êtes perdus devant la conscience universelle. Les hommes qui vous com- mandent sont hors la loi. Ce ne sont pas des généraux, ce sont des malfaiteurs. La casaque des bagnes les attend ; voyez-la dès à présent sur leurs épaules. Soldats, il est temps encore, arrêtez ! revenez à la patrie ! revenez à la République ! Si vous persistiez, savez-vous ce que l’histoire dirait de vous ? Elle dirait : Ils ont foulé aux pieds de leurs chevaux et écrasé sous la roue de leurs canons toutes les lois de leur pays ; eux, des soldats français, ils ont déshonoré l’anniversaire d’Austerlitz et, par leur faute, par leur crime, il dégoutte aujourd’hui du nom de Napoléon sur la France autant de honte qu’il en a autrefois découlé de gloire !
»Soldats français ! cessez de prêter main-forte au crime ! »Mes collègues du co- mité étaient partis, je ne pouvais les consulter, le temps pressait, je signai : « Pour les représentants du peuple restés libres , le représentant membre du comité de résis- tance . »VICTOR HUGO. »L’homme en blouse emporta la proclamation et me dit :

  • Vous la reverrez demain matin. Il tint parole. Je la trouvai le lendemain affichée rue Rambuteau, au coin de la rue de l’Homme-Armé, et à la Chapelle-Saint-Denis. Pour les personnes qui n’étaient pas dans le secret du procédé, elle semblait écrite à la main avec de l’encre bleue.

Je songeai à rentrer chez moi. Quand j’arrivai rue de la Tour-d’Auvergne, devant ma porte, elle se trouvait précisément et par je ne sais quel hasard entr’ouverte. Je la poussai et j’entrai. Je traversai la cour et je montai l’escalier sans rencontrer personne.

Ma femme et ma fille étaient dans le salon au coin du feu avec Madame Paul Meurice. J’entrai sans bruit. Elles causaient à voix basse. Elles parlaient de Pierre Dupont, le chansonnier populaire, qui était venu chez moi demander des armes. Isidore, qui avait été soldat, avait des pistolets et les avait prêtés à Pierre Dupont pour le combat.

Tout à coup ces dames tournèrent la tête et me virent près d’elles, ma fille jeta un cri. – Oh ! va-t’en, me dit ma femme en me sautant au cou, tu es perdu si tu restes une minute. Tu vas être pris ici ! – Madame Paul Meurice ajouta : – On vous cherche. La police était ici il y a un quart d’heure. – Je ne pus réussir à les rassurer. On me remit un paquet de lettres m’offrant des asiles pour la nuit, quelques-unes signées de noms inconnus. Après quelques minutes, les voyant de plus en plus effrayées, je m’en allai. Ma femme me dit : – Ce que tu fais, tu le fais pour la justice. Va, continue. J’embrassai ma femme et ma fille. Il y a cinq mois de cela au moment où j’écris ces lignes. Pendant que je m’en allais en exil, elles sont restées près de mon fils Victor en prison, je ne les ai pas revues depuis ce jour-là.

Je sortis comme j’étais entré, il n’y avait dans la loge du portier que deux ou. trois petits enfants, assis autour d’une lampe, qui riaient et regardaient des estampes dans un livre.

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