Histoire d’un crime de Victor Hugo

IX. La Porte Saint-Martin
Les faits accomplis dans la matinée étaient déjà très sérieux.

  • Cela prend, avait dit Bastide.

Le difficile, ce n’est pas d’incendier, c’est d’allumer.

Il était évident que Paris commençait à avoir de l’humeur. Paris ne se fâche pas à volonté. Il faut que ce soit sa fantaisie. Un volcan, cela a des nerfs. La colère venait lentement, mais venait. On voyait à l’horizon les premières rougeurs de l’éruption.

Pour l’Elysée comme pour nous, le moment critique approchait. Depuis la veille on se tâtait. Le coup d’Etat et la République allaient enfin se saisir corps à corps. Le comité avait beau vouloir enrayer, quelque chose d’irrésistible entraînait les derniers défenseurs de la liberté et les poussait vers l’action. La suprême bataille allait s’engager.

A Paris, quand de certaines heures ont sonné, quand apparaît la nécessité im- médiate d’un progrès à accomplir ou d’un droit à venger, les insurrections gagnent rapidement toute la ville. Mais elles commencent toujours par quelqu’un. Paris, pour sa vaste tâche historique, se compose de deux personnages révolutionnaires, la bourgeoisie et le peuple. Et à ces deux combattants correspondent deux lieux de combat : la Porte Saint-Martin, quand c’est la bourgeoisie qui se révolte ; la Bas- tille, quand c’est le peuple. L’œil de l’homme politique doit toujours être fixé sur ces deux points. Ce sont là, dans la grande histoire contemporaine, deux places célèbres où il semble qu’il y ait toujours un peu de la cendre chaude des révolu- tions.

Qu’un vent d’en haut souffle, cette cendre ardente se disperse et remplit la ville d’étincelles.

Cette fois, nous en avons indiqué les causes, le redoutable faubourg Antoine dormait, et, on l’a vu, rien n’avait pu le réveiller. Un parc d’artillerie tout entier campait, mèches allumées, autour de la colonne de Juillet, énorme sourde-muette de la Bastille. Ce haut pilier révolutionnaire, ce témoin silencieux des grandes choses du passé, semblait avoir tout oublié. Chose triste à dire, les pavés qui avaient vu le 14 juillet ne se soulevèrent pas sous les roues des canons du 2 décembre. Ce ne fut donc pas la Bastille qui commença, ce fut la Porte Saint-Martin.

Dès huit heures du matin, les rues Saint-Denis et Saint-Martin d’un bout à l’autre étaient en rumeur ; des courants de passants indignés les descendaient et les re- montaient. On y déchirait les affiches du coup d’Etat ; on y placardait nos pro- clamations ; des groupes au coin de toutes les rues adjacentes commentaient le décret de mise hors la loi rendu par les membres de la gauche restés libres ; on s’arrachait les exemplaires. Des hommes montés sur les bornes lisaient à haute voix les noms des cent vingt signataires, et, plus encore que la veille, chaque nom significatif ou célèbre était couvert d’applaudissements.

La foule augmentait à chaque instant, et la colère. La rue Saint-Denis tout en- tière présentait cet aspect étrange que donnent à une rue toutes les portes et toutes les fenêtres fermées et tous les habitants dehors. Regardez les maisons, c’est la mort ; regardez la rue, c’est la tempête.

Une cinquantaine d’hommes résolus sortit tout à coup d’une ruelle latérale et se mit à parcourir la rue en criant : Aux armes ! vivent les représentants de la gauche ! vive la Constitution ! Le désarmement des gardes nationaux commença. Il se fit plus facilement que la veille. En moins d’une heure on eut cent cinquante fusils.

La rue cependant se couvrait de barricades.

X. Ma visite aux barricades
Mon cocher me déposa à la pointe Saint-Eustache et me dit : – Vous voilà dans le guêpier.

Il ajouta : – Je vous attendrai rue de la Vrillière, près de la place des Victoires.
Prenez votre temps.

Je me mis à marcher de barricade en barricade.

Dans la première je rencontrai de Flotte qui s’offrit à me servir de guide. Pas d’homme plus déterminé que de Flotte. J’acceptai, il me mena partout où ma pré- sence pouvait être utile.

Chemin faisant, il me rendit compte des mesures prises par lui pour impri- mer nos proclamations ; l’imprimerie Boulé faisant défaut, il s’était adressé à une presse lithographique, rue Bergère, n° 30, et, au péril de leur vie, deux hommes vaillants avaient imprimé cinq cents exemplaires de nos décrets. Ces deux braves ouvriers se nommaient, l’un Rubens, l’autre Achille Poincelot.

Tout en marchant, j’écrivais des notes au crayon (avec le crayon de Baudin que j’avais sur moi) ; j’enregistrais les faits pêle-mêle ; je reproduis ici cette page. Ces choses vivantes sont utiles pour l’histoire. Le coup d’Etat est là, comme sanglant.

« – Matinée du 4. On dirait le combat suspendu. Va-t-il reprendre ? Barricades visitées par moi : Une à la pointe Saint-Eustache. Une à la Halle aux huîtres. Une rue Mauconseil. Une rue Tiquetonne. Une rue Mandar (Rocher de Cancale). Une barrant la rue du Cadran et la rue Montorgueil. Quatre fermant le Petit-Carreau. Commencement d’une entre la rue des Deux-Portes et la rue Saint-Sauveur. Une au bout de la rue Saint-Sauveur, barrant la rue Saint-Denis. Une, la plus grande, barrant la rue Saint-Denis à la hauteur de la rue Guérin-Boisseau. Une barrant la rue Grenéta. Une plus avant dans la rue Grenéta barrant la rue Bourg-l’Abbé (au centre une voiture de farine renversée ; bonne barricade). Rue Saint-Denis, une barrant la rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur. Une barrant la rue du Grand-Hurleur, avec les quatre coins barricadés. Cette barricade a déjà été attaquée ce matin. Un combattant, Massonnet, fabricant de peignes, rue Saint-Denis, 154, a reçu une balle dans son paletot ; Dupapet, dit l’homme à la longue barbe, est resté le der- nier sur la crête de la barricade. On l’a entendu crier aux officiers commandant l’attaque : Vous êtes des traîtres ! On le croit fusillé. – La troupe s’est retirée, chose étrange, sans démolir la barricade. – On construit une barricade rue du Renard.

  • Quelques gardes nationaux en uniforme la regardent construire, mais n’y tra- vaillent pas. Un d’eux me dit : Nous ne sommes pas contre vous , vous êtes avec le droit . – Ils ajoutent qu’il y a douze ou quinze barricades rue Rambuteau. – Ce matin au point du jour on a tiré le canon, ferme , me dit l’un d’eux, rue Bourbon- Villeneuve. – Je vais visiter une fabrique de poudre improvisée par Leguevel chez un pharmacien vis-à-vis la rue Guérin-Boisseau.
    »On construit les barricades à l’amiable, sans fâcher personne. On fait ce qu’on peut pour ne pas froisser le voisinage. Les combattants de la barricade Bourg- l’Abbé sont les pieds dans la boue à cause de la pluie. C’est un cloaque. Ils hésitent à demander une botte de paille. Ils se couchent dans l’eau ou sur les pavés.
    »J’ai vu là un jeune homme malade sorti de son lit avec la fièvre. Il m’a dit : – Je m’y ferai tuer . (Il l’a fait.)
    »Rue Bourbon-Villeneuve on n’a pas même demandé « aux bourgeois »un ma- telas, quoique, la barricade étant canonnée, on en eût besoin pour amortir les boulets.
    »Les soldats font mal les barricades, parce qu’ils les font bien. Une barricade doit être branlante ; bien bâtie, elle ne vaut rien ; il faut que les pavés manquent d’aplomb, « afin qu’ils s’éboulent sur les troupiers, me dit un gamin, et qu’ils leur cassent les pattes ». L’entorse fait partie de la barricade.
    »Jeanty Sarre est le chef de tout un groupe de barricades. Il me présente son second, Charpentier, homme de trente-six ans, lettré et savant. Charpentier s’oc- cupe d’expériences ayant pour but de remplacer le charbon et le bois par le gaz dans la cuisson de la porcelaine, et il me demande la permission de me lire « un de ces jours »une tragédie . Je lui dis : Nous en faisons une . »Jeanty Sarre gronde Char- pentier ; les munitions manquent. Jeanty Sarre ayant chez lui, rue Saint-Honoré, une livre de poudre de chasse et vingt cartouches de guerre, a envoyé Charpen- tier les chercher. Charpentier y est allé, a rapporté la poudre de chasse et les car- touches, mais les a distribuées aux combattants des barricades qu’il a rencontrées chemin faisant. – Ils étaient comme des affamés , dit-il. Charpentier n’a de sa vie touché une arme à feu. Jeanty Sarre lui montre à charger un fusil.
    »On mange chez le marchand de vin du coin et l’on s’y chauffe. Il fait très froid. Le marchand de vin dit : – Ceux qui ont faim , allez manger . Un combattant lui a demandé : – Qui est – ce qui paiera ? – La mort , a-t-il répondu. Et en effet, quelques heures après, il a reçu dix-sept coups de bayonnette.
    »On n’a pas brisé les conduits de gaz, toujours « pour ne pas faire trop de dégât». On s’est borné à prendre aux portiers du gaz leur clef et aux allumeurs leur perche à ouvrir les tuyaux. De cette façon on est maître d’allumer ou d’éteindre. »Ce groupe de barricades est fort et jouera un rôle.
  • »J’ai espéré un moment qu’on l’attaquerait pendant que j’y étais. Le clairon s’est approché, puis s’est éloigné. Et Jeanty Sarre vient de me dire : – Ce sera pour ce soir .
  • »Son intention est d’éteindre le gaz rue du Petit-Carreau et dans toutes les rues voisines, et de ne laisser qu’un bec allumé rue du Cadran. Il a mis des sentinelles jusqu’au coin de la rue Saint-Denis ; il y a là un côté ouvert, sans barricades, mais peu accessible à la troupe, à cause de l’exiguïté des rues, on n’y peut entrer qu’un à un ; donc peu de danger, utilité des rues étroites ; la troupe « ne vaut rien qu’en bloc », le soldat n’aime pas l’action éparse ; en guerre, se toucher les coudes, c’est la moitié de la bravoure. Jeanty Sarre a un oncle réactionnaire qu’il ne voit pas et qui demeure tout près rue du Petit-Carreau, n° 1. – Quelle peur nous lui ferons tout à l’heure ! m’a dit Jeanty Sarre en riant. Ce matin Jeanty Sarre a inspecté la barricade Montorgueil. Il n’y avait qu’un homme, qui était ivre, et qui lui a mis le canon de son fusil sur la poitrine en disant : – On ne passe pas . – Jeanty Sarre l’a désarmé.
  • »Je vais rue Pagevin. Il y a là, à l’angle de la place des Victoires, une barricade très bien faite. Dans la barricade d’à côté, rue Jean-Jacques-Rousseau, la troupe ce matin n’a pas fait de prisonniers. Les soldats ont tout tué. Il y a des cadavres jusque sur la place des Victoires. La barricade Pagevin s’est maintenue. Ils sont là cinquante, bien armés. J’y entre. – Tout va bien ? – Oui. – Courage ! – Je serre toutes ces mains vaillantes. On me fait un rapport. On a vu un garde municipal écraser la tête d’un mourant à coups de crosse. Une jeune fille, jolie, voulant rentrer chez elle, s’est réfugiée dans la barricade. Elle y est restée une heure, « épouvantée ». Quand le danger a été passé, le chef de la barricade l’a fait reconduire chez elle « par le plus âgé de ses hommes ».
  • »Comme j’allais sortir de la barricade Pagevin, on m’a amené un prisonnier,
  • « un mouchard », disait-on. Il s’attendait à être fusillé. Je l’ai fait mettre en liberté. » Bancel était dans cette barricade de la rue Pagevin. Nous nous serrâmes la main. Il me demanda :
  • Vaincrons-nous ?
  • Oui, lui répondis-je.

Nous en étions presque à ne plus douter.

De Flotte et lui voulurent m’accompagner, craignant que je ne fusse arrêté par un bataillon qui gardait la Banque.

Le temps était brumeux et froid, presque ténébreux.

Cette obscurité nous cachait et nous aidait. Le brouillard était pour nous.

Comme nous touchions au coin de la rue de la Vrillière, un groupe à cheval passa.

C’étaient quelques officiers, précédés d’un homme qui semblait militaire, mais qui n’était pas en uniforme. Il portait un caban à capuchon.

De Flotte me poussa le coude, et me dit à demi-voix :

  • Connaissez-vous Fialin ? Je répondis :
  • Non.
  • L’avez-vous-vu ?
  • Non.
  • Voulez-vous le voir ?
  • Non.
  • Regardez-le. Je regardai.

Cet homme en effet passait devant nous. C’était lui qui précédait le groupe d’of- ficiers. Il sortait de la Banque. Etait-il venu y faire un nouvel emprunt forcé ? Les gens qui étaient sur les portes le considéraient avec curiosité et sans colère. Toute sa personne était insolente. Il se tournait de temps en temps pour dire un mot à l’un de ceux qui le suivaient. Cette petite cavalerie piaffait dans la brume et dans la boue. Fialin avait l’air arrogant d’un homme qui caracole devant un crime. Il regardait les passants d’une façon altière. Son cheval était très beau, et, pauvre bête, semblait très fier. Fialin souriait. Il avait à la main la cravache que sa figure méritait.

Il passa. Je n’ai vu cet homme que cette fois.

De Flotte et Bancel ne me quittèrent que lorsqu’ils m’eurent vu remonter dans mon fiacre. Mon brave cocher m’attendait rue de la Vrillière. Il me ramena au nu- méro 15 de la rue Richelieu.

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