Histoire d’un crime de Victor Hugo

De temps en temps, loin dans l’obscurité, ils entendaient un chien aboyer. Le contrebandier faisait alors des coudes et des zigzags, coupait brusquement à droite ou à gauche, et quelquefois revenait sur ses pas.

Cournet sautant les haies, enjambant les rigoles, buttant à chaque instant, glis- sant dans les bourbiers, se raccrochant aux ronces, les habits en lambeaux, les mains en sang, mourant de faim, cahoté, harassé, épuisé, exténué, suivait son guide joyeusement.

A toute minute un faux pas ; il tombait dans un cloaque et se relevait couvert de boue. Enfin il tomba dans une mare. Il y avait quatre pieds d’eau, cela le lava.

  • Bravo, dit-il, je suis très propre, mais j’ai très froid.

A quatre heures du matin, ainsi que Henry l’avait promis, ils étaient à Messine, village belge. Les deux lignes de douanes étaient franchies. Cournet n’avait plus rien à craindre ni de la douane, ni de la police, ni du coup d’Etat, ni des hommes, ni des chiens.

Il donna à Henry les seconds cinquante francs, et continua sa route à pied un peu au hasard.

Ce ne fut que vers le soir qu’il atteignit un chemin de fer. Il y monta et à la nuit tombée il débarqua à la station du Midi, à Bruxelles.

Il avait quitté Paris la veille, n’avait pas dormi une heure, avait marché toute la nuit et n’avait rien mangé. En fouillant dans sa poche, il ne trouva plus son por- tefeuille, mais il rencontra une croûte de pain. Il fut plus heureux de la trouvaille du croûton qu’affligé de la perte du portefeuille. Il portait son argent dans une ceinture ; le portefeuille, qui avait disparu probablement dans la mare, contenait des lettres, et entre autres une fort utile lettre de recommandation de M. Ernest Kœchlin, son ami, pour les représentants Guilgot et Carlos Forel, en ce moment réfugiés à Bruxelles et logés à l’hôtel de Brabant.

En quittant le débarcadère du chemin de fer, il se jeta dans une vigilante et dit au cocher :

  • Hôtel de Brabant.

Il entendit une voix qui répétait : Hôtel de Brabant. Il pencha la tête et vit un homme qui écrivait quelque chose sur un portefeuille avec un crayon à la lueur du réverbère.

C’était probablement quelque homme de police.

Sans passeport, sans lettres, sans papiers, il craignit d’être arrêté dans la nuit, et il avait envie de bien dormir.

  • Un bon lit cette nuit, pensa-t-il, et demain le déluge ! – A l’hôtel de Brabant il paya le cocher et n’entra pas dans l’hôtel. Aussi bien, il y eût vainement demandé les représentants Forel et Guilgot ; tous deux y étaient sous de faux noms.

Il se mit à errer dans les rues. Il était onze heures du soir, et il y avait longtemps qu’il commençait à être las.

Enfin, il vit une lanterne allumée et sur cette lanterne cette enseigne, Hôtel de la Monnaie .

Il entra.

L’hôte vint à lui et le regarda d’un air étrange. Il songea alors lui-même à se regarder.
Sa barbe non rasée, ses cheveux en désordre, sa casquette souillée de boue, ses mains ensanglantées, ses vêtements en loques, il était hideux.

Il tira de sa ceinture un double louis qu’il mit sur la table de la salle basse où il était entré, et il dit à l’hôte :

  • Monsieur, au fait ; je ne suis pas un voleur, je suis un proscrit ; pour tout passe- port j’ai de l’argent. J’arrive de Paris. Je voudrais manger d’abord et dormir ensuite.

L’hôte prit le double louis et, attendri, lui fit donner un lit et à souper.

Le lendemain, comme il dormait encore, l’hôte entra dans sa chambre, l’éveilla doucement et lui dit :

  • Tenez, monsieur, si j’étais de vous, j’irais voir le baron Hody.
  • Qu’est-ce que c’est que ça, le baron Hody ? demanda Cournet encore endormi.

L’hôte lui expliqua ce que c’était que le baron Hody. Quant à moi qui ai eu oc- casion de faire la même question que Cournet, j’ai obtenu de trois habitants de Bruxelles les trois réponses que voici :

  • C’est un chien.
  • C’est une fouine.
  • C’est une hyène.

Il y a probablement dans ces trois réponses quelque exagération. Un quatrième belge, sans spécifier, s’est borné à me dire :

  • C’est une bête.

Au point de vue des fonctions publiques, M. le baron Hody était ce qu’on ap- pelle à Bruxelles l’administrateur de la sûreté publique, c’est-à-dire une contre- façon du préfet de police, un peu Carlier, un peu Maupas. Grâce à M. le baron Hody, qui a depuis quitté cette place, et qui du reste était, comme M. de Monta- lembert, un « simple jésuite », la police belge, à ce moment-là, était un composé de police russe et de police autrichienne. J’ai lu d’étranges lettres confidentielles de ce baron Hody. Action et style, rien de plus cynique et de plus hideux que les polices jésuites quand elles laissent voir leurs trésors secrets. Ce sont des effets de soutane déboutonnée.

A l’époque dont nous parlons (décembre 1851), le parti clérical s’étant rallié à toutes les formes du monarchisme, ce baron Hody confondait sous le niveau de sa protection l’orléanisme avec la légitimité. Je raconte. Rien de plus.

  • Le baron Hody, soit, dit Cournet.

Il se leva, s’habilla, se brossa comme il put, et demanda à l’hôte :

  • Où est la police ?
  • A la justice.

Cela, en effet, est ainsi dans Bruxelles, l’administration de la police fait partie du ministère de la justice, ce qui ne relève pas beaucoup la police et abaisse un peu la justice.

Cournet se fit conduire et arriva jusque devant ce personnage.

M. le baron Hody lui fit l’honneur de lui demander fort sèchement :

  • Qui êtes-vous ?
  • Un réfugié, répondit Cournet. Je suis de ceux que le coup d’Etat a chassés de Paris.
  • Votre état ?
  • Ancien officier de marine.
  • Ancien officier de marine, reprit le baron Hody, d’un son de voix fort radouci ; avez-vous connu son altesse royale monseigneur le prince de Joinville ?
  • J’ai servi sous lui.
    C’était la vérité. Cournet avait servi sous M. de Joinville et s’en faisait honneur. A cette déclaration, l’administrateur de la sûreté belge se dérida complètement,
    et dit à Cournet avec le plus gracieux sourire que puisse trouver la police :
  • A la bonne heure, monsieur ; restez ici tant qu’il vous plaira ; nous fermons la Belgique aux Montagnards, mais nous l’ouvrons toute grande aux hommes comme vous.

Quand Cournet me raconta cette réponse de Hody, je songeai que c’était mon quatrième belge qui avait raison.

Un certain comique sinistre était mêlé parfois à ces tragédies. Barthélemy Ter- rier était représentant du peuple et proscrit. On lui délivra un passeport spécial avec itinéraire obligé jusqu’en Belgique pour lui et sa femme. Muni de ce passe- port, il partit avec une femme. Cette femme était un homme. Préveraud, proprié- taire au Donjon, un des notables de l’Allier, était le beau-frère de Terrier. Quand le coup d’Etat vint éclater au Donjon, Préveraud avait pris les armes, rempli son devoir, combattu l’attentat et défendu la loi. C’est pourquoi on l’avait condamné à mort. Justice d’alors, on le sait. Ces justices-là s’exécutaient. Pour ce crime d’être honnête homme, on avait guillotiné Charlet, guillotiné Cuisinier, guillotiné Ci- rasse. La guillotine était un instrument de règne. L’assassinat par la guillotine était un des moyens d’ordre de ce temps-là. Il fallait sauver Préveraud. Il était petit et mince ; on l’habilla en femme. Il n’était pas assez joli pour qu’on ne lui couvrît point le visage d’un voile épais. On lui mit dans un manchon ses vaillantes et rudes mains de combattant. Ainsi voilé, et un peu augmenté de quelques rondeurs, Pré- veraud fut une femme charmante. Il devint Mme Terrier, et son beau-frère l’em- mena. On traversa Paris paisiblement, et sans autre aventure qu’une imprudence faite par Préveraud qui, voyant le timonier d’une grosse charrette abattu, mit de côté son manchon, releva son voile et sa jupe, et, si Terrier éperdu ne l’eût arrêté, eût aidé le charretier à relever son cheval. Qu’un sergent de ville fût là, et Préve- raud était pris. Terrier se hâta de jeter Préveraud dans un wagon, et à la nuit tom- bante ils partirent pour Bruxelles. Ils étaient seuls dans le wagon, chacun dans un coin et se faisant face. Tout alla bien jusqu’à Amiens. A Amiens, station ; la portière s’ouvrit, et un gendarme vint s’asseoir à côté de Préveraud. Le gendarme demanda le passeport, Terrier le montra ; la petite femme dans son coin, voilée et muette, ne bougeait pas, et le gendarme trouva tout en règle. Il se borna à dire : – Nous ferons route ensemble ; je suis de service jusqu’à la frontière.

Le train, après les minutes voulues d’arrêt, repartit. La nuit était noire. Terrier s’était endormi. Tout à coup Préveraud sentit un genou presser le sien. C’était le genou de la police. Une botte se posa mollement sur son pied, c’était la botte de la maréchaussée. Une idylle venait de germer dans l’âme du gendarme. Il pressa d’abord tendrement le genou de Préveraud, puis, enhardi par l’heure obscure et par le mari endormi, il risqua sa main jusqu’à l’étoffe de la robe, cas prévu par Molière ; mais la belle voilée était vertueuse. Préveraud, plein de surprise et de rage, repoussa la main du gendarme avec douceur. Le danger était extrême. Trop d’amour du gendarme, une audace de plus, pouvait amener l’inattendu ; cet in- attendu changeait brusquement l’églogue en procès-verbal, refaisait du faune un sbire, et transfigurait Tircis en Vidocq, et l’on eût pu voir cette chose étrange : un passant guillotiné parce qu’un gendarme a commis un attentat à la pudeur. Pré- veraud recula, se rencoigna, maintint les plis de sa robe, déroba ses jambes sous la banquette, continua d’être énergiquement vertueux. Cependant les entreprises du gendarme ne se décourageaient pas, et le péril devenait d’instant en instant plus pressant. La lutte était silencieuse, mais obstinée, caressante d’un côté, fu- rieuse de l’autre ; l’obstacle excitait le gendarme. Terrier dormait. Tout à coup le train s’arrêta, une voix cria : Quiévrain ! et la portière s’ouvrit. On était en Belgique. Le gendarme, forcé de s’arrêter et de rentrer en France, se leva pour descendre, et au moment où il quittait le marchepied et où il touchait terre, il entendit derrière lui sortir de dessous le voile de dentelle ces paroles expressives : Va – t’en , ou je te casse la gueule !

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