Histoire d’un crime de Victor Hugo

XV. La Question se pose
Il était une heure après-midi. Bonaparte était redevenu sinistre.
Les éclaircies de ces visages-là durent peu.

Il était rentré dans son cabinet, s’était assis devant la cheminée, les deux pieds sur les chenets, immobile ; et personne ne l’approchait plus, que Roguet.

A quoi songeait-il ?

Les torsions de la vipère sont inattendues.

Ce qui a été fait par cet homme dans cette journée infâme, je l’ai dit en détail dans un autre livre. Par instants Roguet entrait, et l’informait. Bonaparte écoutait en silence, plein de pensées, marbre où bouillonnait une lave.

Il recevait à l’Elysée les mêmes nouvelles que nous rue Richelieu ; mauvaises pour lui, bonnes pour nous.

Dans un des bataillons qui venaient de voter, il y avait eu « cent soixante-dix non ». Ce bataillon a été depuis dissous, et émietté dans l’armée d’Afrique.

On comptait sur le 14e de ligne qui avait tiré sur le peuple en février. Le colonel du 14e de ligne n’avait pas voulu recommencer ; il venait de briser son épée.

Notre appel avait fini par être entendu. Décidément, on vient de le voir, Paris se levait. La chute de Bonaparte semblait s’ébaucher. Deux représentants, Fabvier et Crestin, s’abordaient rue Royale, et Crestin, montrant le palais de l’Assemblée, disait à Fabvier : Demain nous serons là .

Détail à noter, Mazas devenait étrange ; la prison se détendait ; l’intérieur subis- sait on ne sait quel contrecoup de l’extérieur. Les employés, insolents la veille au passage des représentants allant à la promenade des préaux, les saluaient mainte- nant jusqu’à terre. Le matin même de ce jeudi 4, le directeur de la prison fit visite aux prisonniers et leur dit : Ce n’est pas ma faute . Il leur apporta des livres et du papier pour écrire, chose jusqu’alors refusée. Le représentant Valentin était au se- cret ; le 4 au matin, son gardien fut brusquement aimable, et lui offrit de lui faire avoir des nouvelles du dehors par sa femme à lui gardien, laquelle, disait-il, avait été servante chez le général Le Flô. Symptômes expressifs. Quand le geôlier sourit, c’est que la geôle s’entr’ouvre.

Ajoutons, ce qui n’est pas une contradiction, qu’en même temps on augmen- tait la garnison de Mazas. On y introduisit douze cents hommes de plus, par dé- tachements de cent hommes, en espaçant leurs entrées, à petites doses , nous dit un témoin. Plus tard encore, quatre cents hommes. On leur distribua cent litres d’eau-de-vie. Un litre pour seize hommes. Les prisonniers entendaient aller et ve- nir l’artillerie autour de la prison.

La fermentation gagnait les quartiers les plus paisibles. Mais le centre de Pa- ris était surtout menaçant. Le centre de Paris est une mêlée de rues qui semble faite pour la mêlée des émeutes. La Ligue, la Fronde, la Révolution, il faut sans cesse rappeler ces faits utiles, le 14 juillet, le 10 août, 1792, 1830, 1848, sont sor- tis de là. Ces vaillantes vieilles rues étaient réveillées. A onze heures du matin, de Notre-Dame à la Porte Saint-Martin, il y avait soixante-dix-sept barricades. Trois d’entre elles, celle de la rue Maubuée, celle de la rue Bertin-Poirée, celle de la rue Guérin-Boisseau, atteignaient la hauteur d’un deuxième étage ; la bar- ricade de la Porte Saint-Denis était presque aussi hérissée et aussi farouche que le barrage du faubourg Saint-Antoine en juin 1848. La poignée des représentants du peuple s’était abattue comme une dispersion de flammèches sur ces célèbres carrefours inflammables. Semence d’incendie. Le feu avait pris. L’antique quar- tier central des Halles, cette ville qui est dans la ville, criait : A bas Bonaparte ! On huait la police, on sifflait les troupes. Quelques régiments semblaient interdits. On leur criait : La crosse en l’air ! Du haut des fenêtres les femmes encourageaient la construction des barricades. Il y avait de la poudre, il y avait des fusils. Mainte- nant nous n’étions plus seuls. Nous voyions dans l’ombre se dresser derrière nous la tête énorme du peuple.

L’espérance à présent était de notre côté. L’oscillation des incertitudes avait fini par se fixer, et nous étions, j’y insiste, presque en pleine confiance.

Il y eut un moment où, les bonnes nouvelles se multipliant, cette confiance fut telle, que nous, qui avions fait de notre vie l’enjeu de cette partie suprême, pris d’une joie irrésistible en présence du succès d’heure en heure plus certain, nous nous levâmes et nous nous embrassâmes. Michel (de Bourges) était particuliè- rement l’offensé de Bonaparte, car il avait cru à sa parole, et il avait été jusqu’à ire : C’est mon homme . Il était, de nous quatre, le plus indigné. Il eut un éclair de victoire sombre. Il frappa du poing sur la table et s’écria : – Oh ! le misérable ! demain… – et il frappa du poing une deuxième fois – demain, sa tête tombera en place de Grève devant la façade de l’Hôtel de Ville !

Je le regardai.

  • Non, lui dis-je. La tête de cet homme ne tombera pas.
  • Comment ?
  • Je ne veux pas !
  • Pourquoi ?
  • Parce que, dis-je, après un tel crime, laisser vivre Louis Bonaparte, c’est abolir la peine de mort.

Ce généreux Michel (de Bourges) resta un instant rêveur, puis me serra la main.

Un crime est une occasion et nous donne toujours le choix, et il vaut mieux en faire sortir un progrès qu’un supplice. C’est ce que comprit Michel (de Bourges).

Du reste, ce détail indique à quel point nous espérions. L’apparence était pour nous ; le fond, non. Saint-Arnaud avait des ordres. On les verra. Des incidents sin- guliers se produisaient.

Vers midi, un général était à cheval sur la place de la Madeleine, pensif, devant ses troupes indécises. Il hésitait. Une voiture s’arrêta, une femme en descendit et vint parler bas au général. La foule put la voir. Le représentant Raymond, qui de- meurait place de la Madeleine, n° 4, la vit de sa fenêtre. Cette femme était madame K. Le général, courbé sur son cheval, écouta, puis fit le geste accablé d’un vaincu. Madame K. remonta dans sa voiture. Cet homme, dit-on, aimait cette femme. Elle pouvait, selon le côté de sa beauté dont on était fasciné, inspirer l’héroïsme ou le crime. Cette beauté étrange se composait d’une blancheur d’ange et d’un regard de spectre.

Ce fut le regard qui vainquit.

Cet homme n’hésita plus. Il entra lugubrement dans l’aventure.

De midi à deux heures, il y eut dans cette immense ville livrée à l’inconnu on ne sait quelle farouche attente. Tout était calme et horrible. Les régiments et les batteries attelées quittaient les faubourgs et se massaient sans bruit autour des boulevards. Pas un cri dans les rangs de la troupe. Un témoin dit : « Les soldats marchaient d’un air bonhomme . »Sur le quai de la Ferronnerie, encombré de ba- taillons depuis le matin du 2 décembre, il n’y avait plus qu’un poste de gardes mu- nicipaux. Tout refluait vers le centre, le peuple aussi bien que l’armée ; le silence de l’armée avait fini par gagner le peuple. On s’observait.
Les soldats avaient chacun trois jours de vivres et six paquets de cartouches. On a su depuis qu’il se dépensa en ce moment-là pour dix mille francs d’eau- de-vie par jour pour chaque brigade.

Vers une heure, Magnan alla à l’Hôtel de Ville, fit atteler sous ses yeux les pièces du parc de réserve, et ne s’en alla que lorsque toutes les batteries furent prêtes à marcher.

De certains préparatifs suspects se multipliaient. Vers midi, les ouvriers d’admi- nistration et les infirmiers vinrent établir au numéro 2 du faubourg Montmartre une sorte de vaste ambulance ; il y eut comme un encombrement de civières. – Pourquoi tout cela ? disait la foule.

Le docteur Deville, qui avait soigné Espinasse blessé, l’aperçut sur le boulevard et lui demanda : – Jusqu’où irez-vous ?

La réponse d’Espinasse est historique. Il répondit : – Jusqu’au bout.
Jusqu’au bout. Cela peut s’écrire jusqu’aux boues .

A deux heures, cinq brigades, de Cotte, Bourgon, Canrobert, Dulac et Reibell, cinq batteries d’artillerie, seize mille quatre cents hommes, infanterie et cavalerie, lanciers, cuirassiers, grenadiers, canonniers, étaient échelonnés, sans qu’on pût deviner pourquoi, entre la rue de la Paix et le faubourg Poissonnière. Des pièces de canon étaient braquées à l’entrée de toutes les rues ; il y en avait onze en batte- rie rien que sur le boulevard Poissonnière. Les fantassins avaient le fusil haut, les cavaliers avaient le sabre nu. Qu’est-ce que cela voulait dire ? C’était une curiosité, cela valait la peine d’être vu ; et des deux côtés des trottoirs, de tous les seuils des boutiques, de tous les étages des maisons, étonnée, ironique, confiante, la foule regardait.

Peu à peu cependant, cette confiance diminua ; l’ironie s’effaça devant l’éton- nement ; l’étonnement se changea en stupeur. Ceux qui ont traversé cette minute extraordinaire ne l’oublieront pas. Il était évident qu’il y avait quelque chose là- dessous. Mais quoi ? Obscurité profonde. Se figure-t-on Paris dans une cave ? On sentait sur soi un plafond bas. On était comme muré dans l’inattendu et dans l’inconnu. On devinait quelque part une volonté mystérieuse. Mais après tout on était fort ; on était la République, on était Paris, on était la France ; que pouvait-on craindre ? Rien. Et l’on criait : A bas Bonaparte ! Les troupes continuaient à se taire, mais les sabre restaient hors du fourreau, et la mèche allumée des canons fumait au coin des rues. Le nuage devenait à chaque instant plus noir, plus sourd et plus muet. Cette épaisseur d’ombre était tragique. On y sentait le penchement des ca- tastrophes et la présence d’un malfaiteur ; la trahison serpentait dans cette nuit ; et nul ne peut prévoir où s’arrêtera le glissement d’une pensée affreuse quand les événements sont en plan incliné.

Qu’allait-il sortir de ces ténèbres ?

XVI. Le Massacre
Brusquement une fenêtre s’ouvrit. Sur l’enfer.
Dante, s’il se fût penché du haut de l’ombre, eût pu voir dans Paris le huitième cercle de son poëme : le funèbre boulevard Montmartre.

Paris en proie à Bonaparte ; spectacle monstrueux.

Les tristes hommes armés groupés sur ce boulevard sentirent entrer en eux une âme épouvantable ; ils cessèrent d’être eux-mêmes et devinrent démons.

Il n’y eut plus un seul soldat français ; il y eut on ne sait quels fantômes accom- plissant une besogne horrible dans une lueur de vision.

Il n’y eut plus de drapeau, il n’y eut plus de loi, il n’y eut plus d’humanité, il n’y eut plus de patrie, il n’y eut plus de France ; on se mit à assassiner.

La division Schinderhannes, les brigades Mandrin, Cartouche, Poulailler, Tres- taillon et Troppmann apparurent dans les ténèbres, mitraillant et massacrant.

Non, nous n’attribuons pas à l’armée française ce qui se fit dans cette lugubre éclipse de l’honneur.

Il y a des massacres dans l’histoire, abominables, certes, mais ils ont leur rai- son d’être ; la Saint-Barthélemy et les Dragonnades s’expliquent par la religion, les Vêpres siciliennes et les tueries de septembre s’expliquent par la patrie ; on sup- prime l’ennemi, on anéantit l’étranger ; crimes pour le bon motif. Mais le carnage du boulevard Montmartre est le crime sans savoir pourquoi.

Le pourquoi existe cependant. Il est effroyable. Disons-le.
Deux choses sont debout dans un Etat, la loi et le peuple. Un homme tue la loi.
Il sent le châtiment approcher.

Il ne lui reste plus qu’une chose à faire, tuer le peuple. Il tue le peuple. Le 2 c’est le risque, le 4 c’est l’assurance.
Contre l’indignation qui se lève, on fait surgir l’épouvante.

Cette euménide, la Justice, s’arrête pétrifiée devant cette furie, l’Extermination.
Contre Erynnis on dresse Méduse.

Mettre en fuite Némésis, quel triomphe effrayant !

Louis Bonaparte eut cette gloire, qui est le sommet de sa honte.

Racontons-la.

Racontons ce que n’avait pas encore vu l’histoire. L’assassinat d’un peuple par un homme.
Subitement, à un signal donné, un coup de fusil tiré n’importe où par n’importe qui, la mitraille se rua sur la foule. La mitraille est une foule aussi ; c’est la mort émiettée. Elle ne sait où elle va, ni ce qu’elle fait. Elle tue et passe.

Et en même temps elle a une espèce d’âme ; elle est préméditée ; elle exécute une volonté. Ce moment fut inouï. Ce fut comme une poignée d’éclairs s’abat- tant sur le peuple. Rien de plus simple. Cela eut la netteté d’une solution ; la mi- traille écrasa la multitude. Que venez-vous faire là ? Mourez. Etre un passant, c’est un crime. Pourquoi êtes-vous dans la rue ? Pourquoi traversez-vous le gouverne- ment ? Le gouvernement est un coupe-gorge. On a annoncé une chose, il faut bien qu’on la fasse ; il faut bien que ce qui est commencé s’achève ; puisqu’on sauve la société, il faut bien qu’on extermine le peuple.

Est-ce qu’il n’y a pas des nécessités sociales ? Est-ce qu’il ne faut pas que Béville ait quatre-vingt-sept mille francs par an, et Fleury quatre-vingt-quinze mille ? Est- ce qu’il ne faut pas que le grand aumônier Menjaud, évêque de Nancy, ait trois cent quarante-deux francs par jour ? et que Bassano et Cambacérès aient par jour chacun trois cent quatre-vingt-trois francs, et Vaillant quatre cent soixante-huit, et Saint-Arnaud huit cent vingt-deux ? Est-ce qu’il ne faut pas que Louis Bonaparte ait par jour soixante-seize mille sept cent douze francs ? Peut-on être empereur à moins ?

En un clin d’œil il y eut sur le boulevard une tuerie longue d’un quart de lieue. Onze pièces de canon effondrèrent l’hôtel Sallandrouze. Le boulet troua de part en part vingt-huit maisons. Les Bains de Jouvence furent sabordés. Tortoni fut mas- sacré. Tout un quartier de Paris fut plein d’une immense fuite et d’un cri terrible. Partout, mort subite. On ne s’attend à rien. On tombe. D’où cela vient-il ? D’en haut, disent les Te Deum d’évêques. D’en bas, dit la vérité.

De plus bas que le bagne, de plus bas que l’enfer. C’est la pensée de Caligula exécutée par Papavoine.

Xavier Durieu entre sur le boulevard. Il le raconte : – J’ai fait soixante pas , j’ai vu soixante cadavres . Et il recule. Etre dans la rue est un crime, être chez soi est un crime. Les égorgeurs montent dans les maisons et égorgent. Cela s’appelle cha- parder dans l’infâme argot du carnage. – Chapardons tout ! crient les soldats.

Adde, libraire, boulevard Poissonnière, n° 17, est sur sa porte ; on le tue. Au même moment, car le meurtre est vaste, fort loin de là, rue de Lancry, le proprié- taire de la maison n° 5, M. Thirion de Montauban, est sur sa porte ; on le tue. Rue Tiquetonne, un enfant de sept ans, nommé Boursier, passe ; on le tue. Mademoi- selle Soulac, rue du Temple, n° 196, ouvre sa fenêtre, on la tue. Même rue, n° 97, deux femmes, mesdames Vidal et Raboisson, couturières, sont chez elles ; on les tue. Belval, ébéniste, rue de la Lune, n° 10, est chez lui ; on le tue. Debaëcque, né- gociant, rue du Sentier, n° 45, est chez lui ; Couvercelle, fleuriste, rue Saint-Denis, n° 257, est chez lui ; Labitte, bijoutier, boulevard Saint-Martin, n° 55, est chez lui ; Monpelas, parfumeur, rue Saint-Martin, n° 181, est chez lui ; on tue Monpelas, La- bitte, Couvercelle et Debaëcque ; on sabre chez elle, rue Saint-Martin, n° 240, une pauvre brodeuse, mademoiselle Seguin, qui n’ayant pas de quoi payer le méde- cin, est morte à l’hôpital Beaujon, le 1er janvier 1852, le jour même du Te Deum- Sibour à Notre-Dame. Une autre, une giletière, Françoise Noël, arquebusée rue du Faubourg-Montmartre, n° 20, est allée mourir à la Charité. Une autre, madame Ledaust, femme de ménage, demeurant passage du Caire, n° 76, mitraillée devant l’archevêché, a expiré à la Morgue. Des passantes, mademoiselle Gressier, demeu- rant faubourg Saint-Martin, n° 209, madame Guilard, demeurant faubourg Saint- Denis, n° 77, madame Garnier, demeurant boulevard Bonne-Nouvelle, n° 6, tom- bées sous la mitraille, la première sur le boulevard Montmartre, les deux autres sur le boulevard Saint-Denis, mais vivantes encore, essayèrent de se relever, devinrent point de mire pour les soldats éclatant de rire, et retombèrent, mortes cette fois. Il y eut des faits d’armes. Le colonel Rochefort, qui a probablement été nommé général pour cela, chargea, rue de la Paix, à la tête d’un régiment de lanciers, des bonnes d’enfants qu’il mit en déroute.

Telle fut cette expédition inénarrable. Tous les hommes qui y travaillèrent étaient en proie à des forces obscures ; tous avaient quelque chose qui les poussait ; Her- billon avait derrière lui Zaatcha, Saint-Arnaud la Kabylie, Renault l’affaire des vil- lages Saint-André et Saint-Hippolyte, Espinasse Rome et l’assaut du 30 juin, Can- robert une femme, Magnan ses dettes.

Faut-il continuer ? On hésite. Le docteur Piquet, homme de soixante-dix ans, fut tué dans son salon d’une balle dans le ventre ; le peintre Jolivard d’une balle dans

le front, devant son chevalet ; sa cervelle éclaboussa son tableau. Le capitaine an- glais William Jesse esquiva une balle qui perça le plafond au-dessus de sa tête ; dans la librairie voisine des magasins du Prophète , le père, la mère et les deux filles furent sabrés ; on fusilla dans sa boutique un autre libraire, Lefilleul, bou- levard Poissonnière ; rue Le Peletier, Boyer, pharmacien, assis à son comptoir, fut
« lardé »par les lanciers. Un capitaine, tuant tout devant lui, prit d’assaut la maison du Grand-Balcon. Un domestique fut tué dans les magasins de Brandus. Reibell, à travers la mitraille, disait à Sax : Et moi aussi je fais de la musique . Le café Leblond fut mis à sac. La maison Billecoq fut canonnée au point qu’il fallut l’étançonner le lendemain. Devant la maison Jouvin, il y eut un tas de cadavres, dont un vieillard avec son parapluie et un jeune homme avec son lorgnon. L’hôtel de Castille, la Maison-Dorée, la Petite-Jeannette, le café de Paris, le café Anglais, furent pendant trois heures les cibles de la canonnade. La maison Raquenault s’écroula sous les obus ; les boulets démolirent le bazar Montmartre.

Nul n’échappait. Les fusils et les pistolets travaillaient à bout portant.

C’était l’approche du jour de l’an, il y avait des boutiques d’étrennes ; passage du Saumon, un enfant de treize ans, fuyant devant les feux de peloton, se cacha dans une de ces boutiques sous un monceau de jouets, il y fut saisi et tué. Ceux qui le tuèrent élargissaient en riant ses plaies avec leurs sabres. Une femme m’a dit : On entendait dans tout le passage les cris du pauvre petit . Quatre homme furent fusillés devant la même boutique. L’officier leur disait : Cela vous apprendra à flâ- ner . Un cinquième, nommé Mailleret, laissé pour mort, fut porté le lendemain avec onze plaies, à la Charité. Il y a expiré.

On tirait dans les caves par les soupiraux.

Un ouvrier corroyeur, nommé Moulins, réfugié dans un de ces caves mitraillées, a vu, par la lucarne de la cave, un passant blessé d’une balle à la cuisse, s’asseoir sur le pavé en râlant et s’adosser à une boutique. Des soldats entendent ce râle, accourent et achèvent le blessé à coups de bayonnette.

Une brigade tuait les passants de la Madeleine à l’Opéra ; une autre de l’Opéra au Gymnase ; une autre du boulevard Bonne-Nouvelle à la Porte Saint-Denis ; le 75e de ligne ayant enlevé la barricade de la Porte Saint-Denis, il n’y avait point de combat, il n’y avait que le carnage. Le massacre rayonnait – horrible mot vrai – du boulevard dans toutes les rues. C’était une pieuvre allongeant ses tentacules. Fuir ? Pourquoi ? Se cacher ? A quoi bon ? La mort courait derrière vous plus vite que vous. Rue Pagevin un soldat dit à un passant : – Que faites-vous ici ? – Je rentre chez moi. Le soldat tue le passant. Rue des Marais on tue quatre jeunes gens dans une cour chez eux. Le colonel Espinasse criait : Après la bayonnette , le canon ! Le colonel Rochefort criait : Piquez , saignez , sabrez ! Et il ajoutait : C’est une éco- nomie de poudre et de bruit . Devant le magasin de Barbedienne, un officier fai- sait admirer à ses camarades son arme, qui était une arme de précision, et disait : Avec ce fusil – là , je fais des coups superbes entre les deux yeux . Cela dit, il ajustait n’importe qui, et réussissait. Le carnage était frénétique. Pendant que la tuerie, sous les ordres de Carrelet, emplissait le boulevard, la brigade Bourgon ravageait le Temple, la brigade Marulaz ravageait la rue Rambuteau ; la division Renault se distinguait sur la rive gauche. Renault était ce général qui, à Mascara, avait donné à Charras ses pistolets. En 1848, il avait dit à Charras : il faut révolutionner l’Europe . Et Charras lui avait dit : Pas si vite ! Louis Bonaparte l’avait fait général de division en juillet 1851. La rue aux Ours fut particulièrement dévastée. Morny le soir disait à Louis Bonaparte : – Un bon point au 16e léger . Il a nettoyé la rue aux Ours .

Au coin de la rue du Sentier, un officier de spahis, le sabre levé, criait : – Ce n’est pas ça ! Vous n’y entendez rien . Tirez aux femmes ! Une femme fuyait, elle était grosse, elle tomba, on la fit accoucher d’un coup de crosse. Une autre, éperdue, al- lait disparaître à l’angle d’une rue. Elle portait un enfant. Deux soldats l’ajustèrent. L’un dit : A la femme ! Et il abattit la femme. L’enfant roula sur le pavé. L’autre sol- dat dit : A l’enfant ! Et il tua l’enfant.

Un homme considérable dans la science, le docteur Germain Sée, déclare que dans une seule maison, la maison des Bains de Jouvence, il y avait, à six heures, sous un hangar dans la cour, environ quatre-vingts blessés, presque tous (soixante- dix au moins) « vieillards, femmes et enfants ». Le docteur Sée leur donna les pre- miers soins.

Il y eut rue Mandar, dit un témoin, « un chapelet de cadavres»qui allait jusqu’à la rue Neuve-Saint-Eustache. Devant la maison Odier, vingt-six cadavres. Trente de- vant l’hôtel Montmorency. Devant les Variétés, cinquante-deux, dont onze femmes. Rue Grange-Batelière, trois cadavres nus. Le n° 19 du faubourg Montmartre était plein de morts et de blessés.

Une femme en fuite, égarée, les cheveux épars, les bras levés au ciel, courait dans la rue Poissonnière en criant : On tue ! on tue ! on tue ! on tue ! on tue !

Les soldats pariaient. – Parions que je descends celui-ci. – C’est ainsi que fut tué, rentrant chez lui, rue de la Paix, n° 52, le comte Poninski.

Je voulus savoir à quoi m’en tenir. De certains forfaits, pour être affirmés, doivent être constatés. J’allai au lieu du meurtre.

Dans une telle angoisse, à force de sentir, on ne pense plus, ou, si l’on pense, c’est éperdument. On ne souhaite plus qu’une fin quelconque. La mort des autres vous fait tant d’horreur que votre propre mort vous fait envie. Si du moins, en mourant, on pouvait servir à quelque chose ! On se souvient des morts qui ont déterminé des indignations et des soulèvements. On n’a plus que cette ambition : être un cadavre utile.

Je marchais, affreusement pensif.

Je me dirigeais vers le boulevard ; j’y voyais une fournaise, j’y entendais un ton- nerre.

Je vis venir à moi Jules Simon, qui, dans ces jours funestes, risquait vaillamment une vie précieuse. Il m’arrêta. – Où allez-vous ? me dit-il. Vous allez vous faire tuer. Qu’est-ce que vous voulez ? – Cela, lui dis-je.

Nous nous serrâmes la main. Je continuai d’avancer.
J’arrivai sur le boulevard ; il était indescriptible. J’ai vu ce crime, cette tuerie, cette tragédie. J’ai vu cette pluie de la mort aveugle, j’ai vu tomber autour de moi en foule les massacrés éperdus. C’est pour cela que je signe ce livre UN TÉMOIN.

La destinée a ses intentions. Elle veille mystérieusement sur l’historien futur. Elle le laisse se mêler aux exterminations et aux carnages ; mais elle ne permet pas qu’il y meure, voulant qu’il les raconte.

Au milieu de cet assourdissement inexprimable, Xavier Durieu me croisa comme je traversais le boulevard mitraillé. Il me dit : – Ah ! vous voilà. Je viens de rencon- trer Madame D. Elle vous cherche.

Madame D. 15 et Madame de la R. ”Rue” ”Caumartin”. , deux généreuses et vaillantes femmes, avaient promis à Madame Victor Hugo, malade et au lit, de lui faire sa- voir où j’étais et de lui donner de mes nouvelles. Madame D. s’était héroïquement aventurée dans ce carnage. Il lui était arrivé ceci : à un coin de rue, elle s’était arrê- tée devant un amoncellement de cadavres et avait eu le courage de s’indigner ; au
cri d’horreur qu’elle avait poussé, un cavalier était accouru derrière elle, le pistolet au poing, et, sans une porte brusquement ouverte où elle se jeta et qui la sauva, elle était tuée.

On le sait, le total des morts de cette boucherie est inconnu. Bonaparte a fait la nuit sur ce nombre. C’est l’habitude des massacreurs. On ne laisse guère l’histoire établir le compte des massacrés. Ces chiffres-là ont un fourmillement obscur qui s’enfonce vite dans les ténèbres. Un des deux colonels qu’on a entrevus dans les premières pages de ce volume a affirmé que son régiment seul avait tué « au moins deux mille cinq cents individus ». Ce serait plus d’un par soldat. Nous croyons que ce colonel zélé exagère. Le crime quelquefois se vante dans le sens de la noirceur.

Lireux, un écrivain saisi pour être fusillé et qui a échappé par miracle, déclare avoir vu « plus de huit cents cadavres ».

Vers quatre heures, les chaises de poste qui étaient dans la cour de l’Elysée furent dételées.

Cette extermination, qu’un témoin anglais, le capitaine William Jesse, appelle « une fusillade de gaîté de c ?ur », dura de deux heures à cinq heures. Pendant ces trois effroyables heures, Louis Bonaparte exécuta sa préméditation et consomma son ?uvre. Jusqu’à cet instant la pauvre petite conscience bourgeoise était presque indulgente. Eh bien, quoi, c’était jeu de prince, une espèce d’escroquerie d’état, un tour de passe-passe de grande dimension ; les sceptiques et les capables di- saient : « C’est une bonne farce faite à ces imbéciles. 16 » Subitement, Louis Bona- parte, devenu inquiet, dut démasquer « toute sa politique ». ? ”Dites” ”à” ”Saint”- ”Arnaud” ”d’exécuter” ”mes” ”ordres”. Saint-Arnaud obéit, le coup d’Etat fit ce qu’il était dans sa loi de faire, et à partir de ce moment épouvantable un immense ruisseau de sang se mit à couler à travers ce crime.
15 Cité Rodier , 20
16 Nous .

On laissa les cadavres gisants sur le pavé, effarés, pâles, stupéfaits, les poches retournées. Le tueur soldatesque est condamné à ce crescendo sinistre. Le matin, assassin ; le soir, voleur.

La nuit venue, il y eut enthousiasme et joie à l’Elysée. Ces hommes triomphèrent. Conneau, naïvement, a raconté la scène. Les familiers déliraient. Fialin tutoya Bo- naparte. – Perdez-en l’habitude, lui dit tout bas Vieillard. En effet, ce carnage fai- sait Bonaparte empereur. Il était maintenant Majesté. On but, on fuma comme les soldats sur le boulevard ; car, après avoir tué tout le jour, on but toute la nuit ; le vin coula sur le sang. A l’Elysée on était émerveillé de la réussite. On s’extasiait, on admirait. Quelle idée le prince avait eue ! Comme la chose avait été menée !

  • Cela vaut mieux que de s’enfuir par Dieppe comme d’Haussez ou par la Mem- brolle comme Guernon-Ranville ! – ou d’être pris déguisé en valet de pied et cirant les souliers de Madame de Saint-Fargeau comme ce pauvre Polignac ! – Guizot n’a pas été plus habile que Polignac, s’écriait Persigny. Fleury se tournait vers Morny :
  • Ce ne sont pas vos doctrinaires qui eussent réussi un coup d’Etat. – C’est vrai, ils n’étaient pas forts, répondait Morny. Il ajouta : – « Ce sont pourtant des gens d’esprit, Louis-Philippe, Guizot, Thiers… »- Louis Bonaparte, ôtant de ses lèvres sa cigarette, interrompit : – Si ce sont là des gens d’esprit, j’aime mieux être une bête…
  • Féroce, dit l’histoire.
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