Histoire d’un crime de Victor Hugo

XVII. Rendez-vous avec les associations ouvrières
Que faisait et que devenait notre comité pendant ces choses tragiques ? il est nécessaire de le dire.

Revenons à quelques heures en arrière.

Au moment où l’étrange tuerie commença, le siège du comité était encore rue Richelieu. J’y étais rentré après l’exploration que j’avais cru devoir faire dans plu- sieurs des quartiers insurgés, et j’en rendais compte à mes collègues. Madier de Montjau, qui arrivait lui aussi des barricades, ajoutait à mon rapport ce qu’il avait vu lui-même. Nous entendions depuis quelque temps d’effroyables détonations, et très proches, qui se mêlaient à nos paroles. Tout à coup Versigny survint. Il nous annonça qu’il se passait sur le boulevard quelque chose d’horrible ; qu’on ne pouvait savoir encore ce que c’était que cette mêlée, mais qu’on canonnait, et qu’on mitraillait, et que les cadavres jonchaient le pavé ; que selon toute appa- rence c’était un massacre, une sorte de Saint-Barthélemy improvisée par le coup d’Etat ; qu’on fouillait les maisons à quelques pas de nous, et qu’on tuait tout. Les massacreurs allaient de porte en porte et approchaient. Il nous engagea à quitter sur-le-champ la maison Grévy. Il était évident que le comité d’insurrection serait une trouvaille pour les bayonnettes. Nous nous décidâmes à partir. Un homme élevé par le caractère et par le talent, M. Dupont White, nous offrait un asile chez lui, rue du Mont-Thabor, 11. Nous sortîmes par la porte de service que la maison Grévy avait sur la rue Fontaine-Molière, mais sans hâte, et deux à deux, Madier de Montjau avec Versigny, Michel (de Bourges) avec Carnot ; je donnais le bras à Jules Favre. Jules Favre, toujours intrépide et souriant, se noua un foulard sur la bouche, et me dit : Je veux bien être fusillé ; mais je ne veux pas m’enrhumer .

Nous gagnâmes, Jules Favre et moi, les derrières de Saint-Roch par la rue des Moulins. La rue Neuve-Saint-Roch était inondée d’un flot de passants effrayés qui venaient des boulevards, fuyant plutôt que marchant. Les hommes parlaient à voix haute, les femmes criaient. On entendait le canon et le râle déchirant de la mitraille. Toutes les boutiques se fermaient. M. de Falloux, donnant le bras à M. Albert de Rességuier, descendait à grands pas le long de Saint-Roch et se hâtait vers la rue Saint-Honoré.

La rue Saint-Honoré n’était qu’une rumeur. Les gens allaient, venaient, s’arrê- taient, s’interrogeaient, couraient. Les marchands sur le seuil de leurs portes en- trebâillées questionnaient les passants, et n’entendaient que ce cri : – Ah ! mon Dieu ! Les habitants sortaient des maisons tête nue et se mêlaient à la foule. Une pluie fine tombait. Pas une voiture dans la rue. Au tournant de la rue Saint-Roch et de la rue Saint-Honoré, nous entendîmes derrière nous des voix qui disaient :

  • Victor Hugo est tué. – Pas encore, dit Jules Favre, en continuant de sourire et en me serrant le bras. On avait dit la même chose la veille à Esquiros et à Madier de Montjau. Et ce bruit, agréable aux hommes de la réaction, avait pénétré jusqu’à mes deux fils prisonniers dans la Conciergerie.

Le courant des passants refoulé des boulevards et de la rue Richelieu se dirigeait vers la rue de la Paix. Nous y reconnûmes quelques représentants de la droite, ar- rêtés l’avant-veille et déjà relâchés. M. Buffet, ancien ministre de M. Bonaparte, accompagné de plusieurs autres membres de l’Assemblée, remontait vers le Palais- Royal. Au moment où il passa près de nous, il prononçait le nom de Louis Bona- parte avec exécration.

M. Buffet a de l’importance, c’est un des trois mentons politiques de la droite ; les deux autres sont M. Fould et M. Molé.

Rue du Mont-Thabor, à deux pas de la rue Saint-Honoré, silence et paix. Pas un passant, pas une porte ouverte, pas une tête aux fenêtres.

Dans l’appartement où nous fûmes introduits, au troisième étage, le calme n’était pas moins complet. Les fenêtres donnaient sur une cour intérieure. Cinq ou six fauteuils rouges étaient rangés devant le feu, on voyait sur une table quelques livres qui me parurent être des livres de droit administratif et d’économie poli- tique. Les représentants qui nous rejoignirent presque immédiatement et qui ar- rivaient en tumulte, jetaient pêle-mêle dans les coins de ce salon paisible leurs parapluies et leurs cabans ruisselants d’eau. Personne ne savait au juste ce qui se passait, chacun apportait ses conjectures.

Le comité était à peine installé dans le cabinet voisin du salon qu’on nous an- nonça notre ancien collègue Leblond. Il ramenait avec lui le délégué King des as- sociations ouvrières. Le délégué nous dit que les comités des associations étaient en permanence et l’envoyaient vers nous. Suivant les instructions du comité d’in- surrection, on avait fait ce qu’on avait pu pour traîner la lutte en longueur en évi- tant les chocs trop décisifs. Le gros des associations n’avait pas encore donné. Cependant l’action se dessinait. Le combat avait été vif toute la matinée. La so- ciété des Droits de l’homme était dans la rue ; l’ancien constituant Beslay avait réuni au passage du Caire six ou sept cents ouvriers du Marais et leur avait fait prendre position aux alentours de la Banque. De nouvelles barricades surgiraient probablement dans la soirée, le mouvement de la résistance se précipitait, la prise corps à corps que le comité avait voulu retarder semblait imminente, tout allait en avant avec une sorte d’emportement ; fallait-il suivre ou s’arrêter ? Fallait-il courir la chance d’en finir d’un coup, qui serait le dernier, et qui laisserait évidemment sur le carreau soit l’empire, soit la République ? Les associations ouvrières nous demandaient des instructions ; elles tenaient toujours en réserve leurs trois ou quatre mille combattants, et pouvaient, selon l’ordre que le comité leur en don- nerait, ou les retenir encore, ou les envoyer sur-le-champ au feu. Elles se croyaient sûres de leurs adhérents ; elles feraient ce que nous déciderions, tout en ne nous dissimulant pas que les ouvriers souhaitaient le combat immédiat et qu’il y au- rait quelque inconvénient à les laisser se calmer. La majorité des membres du comité penchait toujours vers un certain ralentissement de l’action, tendant à prolonger la lutte ; et il était difficile de leur donner tort. Il était certain que si l’on pouvait faire durer jusqu’à l’autre semaine la situation où le coup d’Etat avait jeté Paris, Louis Bonaparte était perdu. Paris ne se laisse pas piétiner huit jours par une armée. Cependant j’étais, à part moi, frappé de ceci : – Les associations ouvrières nous offraient trois ou quatre mille combattants, puissant secours ; – l’ouvrier comprend peu les stratégies, il vit d’enthousiasme ; les ralentissements le déconcertent ; il ne s’éteint pas, mais il se refroidit ; – trois mille aujourd’hui, seraient-ils cinq cents demain ? – Et puis, quelque chose de grave venait de se faire sur le boulevard ; ce que c’était, nous l’ignorions encore ; quelles conséquences cela entraînerait, nous ne pouvions le deviner ; mais il me semblait impossible que le fait encore inconnu, mais violent, qui venait de s’accomplir, ne modifiât pas la situation, et par conséquent ne changeât point notre plan de combat. Je pris la parole dans ce sens. Je déclarai qu’il fallait accepter l’offre des associations et les jeter tout de suite dans la lutte ; j’ajoutai que la guerre révolutionnaire exige souvent de brusques changements de tactique. Un général en rase campagne de- vant l’ennemi opère comme il veut ; il fait clair autour de lui ; il connaît son ef- fectif, le nombre de ses soldats, le chiffre de ses régiments, tant d’hommes, tant de chevaux, tant de canons ; il sait sa force et la force de l’ennemi ; il choisit son heure et son terrain ; il a une carte sous ses yeux, il voit ce qu’il fait ; sa réserve, il en est sûr, il la tient, il la garde, il la fera donner quand il voudra, il l’aura tou- jours sous la main. Mais nous, m’écriai-je, nous sommes dans l’indéterminé et dans l’insaisissable. Nous mettons le pied au hasard sur des chances inconnues. Qui est contre nous ? nous l’entrevoyons. Mais qui est avec nous ? nous l’ignorons. Combien de soldats ? Combien de fusils ? Combien de cartouches ? Rien ! de l’obs- curité. Peut-être le peuple entier, peut-être personne. Garder une réserve ! mais qui nous répond de cette réserve ? Aujourd’hui c’est une armée, demain ce sera une poignée de poussière. Nous ne voyons clairement que notre devoir ; pour tout le reste, nuit noire. Nous supposons tout, nous ignorons tout. Nous livrons une bataille aveugle ! Frappons tous les coups qu’on peut frapper, allons droit devant nous au hasard, ruons-nous sur le péril ! et ayons foi, car puisque nous sommes la justice et la loi, Dieu doit être dans cette ombre avec nous. Acceptons cette su- perbe et sinistre aventure du droit désarmé et combattant.

Le constituant Leblond et le délégué King, consultés par le comité, se rallièrent à mon avis. Le comité décida que les associations seraient invitées, en notre nom, par leur délégué, à descendre immédiatement dans la rue et à faire donner toutes leurs forces. – Mais nous ne gardons rien pour demain, objecta un membre du co- mité. Quel auxiliaire aurons-nous demain ? – La victoire, dit Jules Favre. – Carnot et Michel (de Bourges) firent remarquer qu’il serait utile que les membres des asso- ciations qui faisaient partie de la garde nationale se revêtissent de leurs uniformes. Cela fut convenu ainsi.

Le délégué King se leva. – Citoyens représentants, nous dit-il, les ordres vont être immédiatement transmis, nos amis sont prêts, dans quelques heures ils se rallieront. Cette nuit, les barricades et le combat !

Je lui demandai : – Vous serait-il utile qu’un représentant, membre du comité, fût cette nuit, en écharpe, au milieu de vous ?

  • Sans doute, me répondit-il.
  • Eh bien, repris-je, me voici ! Prenez-moi.
  • Nous irons tous, s’écria Jules Favre.

Le délégué fit observer qu’il suffirait que l’un de nous se trouvât là, au moment où les associations descendraient, et qu’il ferait ensuite avertir les autres membres du comité de le venir rejoindre. Il fut entendu que lorsque les lieux de rendez-vous et les points de ralliement seraient fixés, il m’enverrait quelqu’un pour m’en faire part et me conduire où seraient les associations. – Avant une heure, vous aurez de mes nouvelles, me dit-il en nous quittant.

Comme les délégués partaient, Mathieu (de la Drôme) arriva. En entrant il s’ar- rêta sur le seuil de la porte, il était pâle, il nous cria : – Vous n’êtes plus à Paris, vous n’êtes plus sous une république ; vous êtes à Naples et chez le roi Bomba.

Il arrivait des boulevards.

Plus tard j’ai revu Mathieu (de la Drôme) ; je lui ai dit :

  • Mieux que Bomba, Satan.

XVIII. Constatation des lois morales
Le carnage du boulevard Montmartre constitue l’originalité du coup d’Etat. Sans cette tuerie, le 2 décembre ne serait qu’un 18 brumaire. Louis Bonaparte échappe par le massacre au plagiat.

Il n’avait encore été qu’un copiste. Le petit chapeau de Boulogne, la redingote grise, l’aigle apprivoisé, semblaient grotesques. Qu’est-ce que cette parodie ? disait- on. Il faisait rire ; tout à coup il fit trembler.

L’odieux est la porte de sortie du ridicule. Il poussa l’odieux jusqu’à l’exécrable.
Il était envieux de la grosseur des grands crimes ; il voulut égaler les pires. Cet effort vers l’horreur lui fait une place à part dans la ménagerie des tyrans. La gre- dinerie qui veut être aussi grosse que la scélératesse, un Néron petit s’enflant en Lacenaire énorme, tel est le phénomène. L’art pour l’art, l’assassinat pour l’assas- sinat.

Louis Bonaparte a créé un genre.

C’est de cette façon que Louis Bonaparte fit son entrée dans l’inattendu. Ceci le révéla.

De certains cerveaux sont des abîmes. Depuis longtemps, évidemment, cette pensée, assassiner pour régner, était dans Bonaparte. La préméditation hante les criminels ; c’est par là que la forfaiture commence. Le crime est longtemps en eux, diffus et flottant, presque inconscient ; les âmes ne noircissent que lentement. De telles actions scélérates ne s’improvisent pas ; elles n’arrivent pas du premier coup et d’un seul jet à leur perfection ; elles croissent et mûrissent, informes et indé- cises, et le milieu d’idées où elles sont les maintient vivantes, disponibles pour le jour venu, et vaguement terribles. Cette idée, le massacre pour le trône, insistons- y, habitait depuis longtemps l’esprit de Louis Bonaparte. Elle était dans le possible de cette âme. Elle y allait et venait comme une larve dans un aquarium, mêlée aux crépuscules, aux doutes, aux appétits, aux expédients, aux songes d’on ne sait quel socialisme césarien, comme une hydre entrevue dans une transparence de chaos. A peine savait-il que cette idée difforme était en lui. Quand il en eut besoin, il la trouva, armée et prête à le servir. Son cerveau insondable l’avait obscurément nourrie. Les gouffres sont conservateurs des monstres.

Jusqu’à ce redoutable jour du 4 décembre, Louis Bonaparte ne se connaissait peut-être pas lui-même tout à fait. Ceux qui étudiaient ce curieux animal impé- rial n’allaient pas jusqu’à le croire capable de férocité pure et simple. On voyait en lui on ne sait quel être mixte, appliquant des talents d’escroc à des rêves d’empire, qui, même couronné, serait filou, qui ferait dire d’un parricide : Quelle fripon- nerie ! incapable de prendre pied sur un sommet quelconque, même d’infamie ; toujours à mi-côte, un peu au-dessus des petits coquins, un peu au-dessous des grands malfaiteurs. On le croyait apte à faire tout ce qu’on fait dans les tripots et dans les cavernes, mais avec cette transposition qu’il tricherait dans la caverne et qu’il assassinerait dans le tripot.

Le massacre du boulevard déshabilla brusquement cette âme. On la vit telle qu’elle était ; les sobriquets ridicules, Gros-Bec, Badinguet, s’évanouirent ; on vit le bandit ; on vit le vrai Contrafatto caché dans le faux Bonaparte.

Il y eut un frisson. C’est donc là ce que cet homme tenait en réserve !

On a essayé des apologies. Elles ne pouvaient qu’échouer. Louis Bonaparte est simple, on a bien loué Dupin ; mais le nettoyer, c’est là une opération compliquée. Que faire du 4 décembre ? Comment s’en tirer ? Justifier est plus malaisé que glori- fier ; l’éponge travaille plus difficilement que l’encensoir ; les panégyristes du coup d’Etat ont perdu leur peine. Madame Sand elle-même, grande âme pourtant, a tenté une réhabilitation attristante ; mais toujours, quoi qu’on fasse, le chiffre des morts reparaît à travers ce lavage.

Non, non, aucune atténuation n’est possible. Infortuné Bonaparte ! le sang est tiré, il faut le boire.

Le fait du 4 décembre est le plus colossal coup de poignard qu’un brigand lâché dans la civilisation ait jamais donné, nous ne disons pas à un peuple, mais au genre humain tout entier. Le coup fut monstrueux, et terrassa Paris. Paris terrassé, c’est la conscience, c’est la raison, c’est toute la liberté humaine terrassée. C’est le progrès des siècles gisant sur le pavé. C’est le flambeau de justice, de vérité et de vie, retourné et éteint. Voilà ce que fit Louis Bonaparte le jour où il fit cela.

Le succès du misérable fut complet. Le 2 décembre était perdu ; le 4 décembre sauva le 2 décembre. Ce fut quelque chose comme Erostrate sauvant Judas. Paris comprit que tout n’avait pas été dit en fait d’horreur ; et qu’au delà de l’oppresseur, il y a le chourineur. Voilà ce que c’est qu’un escarpe volant le manteau de césar. Cet homme était petit, soit, mais effroyable. Paris consentit à cet effroi, renonça à avoir le dernier mot, se coucha, et fit le mort. Il y eut de l’asphyxie dans l’événe- ment. Ce crime ne ressemblait à rien. Quiconque, même après des siècles, fût-il Eschyle ou Tacite, en soulèvera le couvercle, en sentira la fétidité. Paris se résigna, Paris abdiqua, Paris se rendit ; la nouveauté du forfait en fit l’efficacité ; Paris cessa presque d’être Paris ; le lendemain on put entendre dans l’ombre le claquement de dents de ce titan terrifié.

Insistons-y, car il faut constater les lois morales, Louis Bonaparte resta, même après le 4 décembre, Napoléon le Petit. Cette énormité le laissa nain. La dimension du crime ne change pas la stature du criminel, et la petitesse de l’assassin résiste à l’immensité de l’assassinat.

Quoi qu’il en soit, le pygmée eut raison du colosse. L’aveu, si humiliant qu’il soit, ne peut être éludé.

Voilà à quelles rougeurs est condamnée l’histoire, cette grande déshonorée.

Notes

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