Histoire d’un crime de Victor Hugo

XIII. Commissions militaires et commissions mixtes
Il arriva des aventures à la justice. Ce vieux mot prit un sens nouveau.

Le code cessa d’être sûr. La loi devint quelque chose qui a prêté serment à un crime. Louis Bonaparte institua des juges par lesquels on se sentit arrêté comme au coin d’un bois. De même que la forêt est complice par son épaisseur, la lé- gislation fut complice par son obscurité. Ce qui lui manquait à certains endroits pour qu’elle fût tout à fait noire, on le lui ajouta. Comment ? De force. Purement et simplement. Par décret. Sic jubeo . Le décret du 17 février fut un chef-d’œuvre. Ce décret compléta la proscription de la personne par la proscription du nom. Do- mitien n’eût pas trouvé mieux. La conscience humaine fut déconcertée. Le droit, l’équité, la raison, sentirent que le maître avait sur eux l’autorité qu’un voleur a sur une bourse. Pas de réplique. Obéissez. Rien ne ressemble à ces temps infâmes.

Toutes les iniquités furent possibles. Des corps législatifs spécieux survinrent et mirent dans la législation tant d’ombre qu’il fut aisé de faire avec cette obscurité de la noirceur.

Un coup d’Etat réussi ne se gêne pas. Ce genre de succès se permet tout.

Les faits abondent. Mais nous devons abréger. Nous ne les présentons qu’en raccourci.

Il y eut deux espèces de justices : les commissions militaires et les commissions mixtes.

Les commissions militaires jugeaient à huis clos. Un colonel présidait.

A Paris seulement, il y avait trois commissions militaires. Chacune reçut mille dossiers. Le juge d’instruction envoyait les dossiers au procureur de la République Lascoux, lequel les transmettait au colonel-président. La commission faisait com- paraître l’accusé. L’accusé, c’était le dossier. On le fouillait, c’est-à-dire on le feuille- tait. L’acte d’accusation était bref. Deux ou trois lignes. Ceci, par exemple :

  • Nom. Prénoms. Profession. – Homme intelligent. Va au café. – Lit les journaux.
  • Parle. – Dangereux.

L’accusation était laconique. Le jugement était moins prolixe encore. C’était un simple signe.

Le dossier examiné, les juges consultés, le colonel prenait une plume et mettait au bout de la ligne accusatrice l’un de ces trois signes :

  • + O
  • signifiait envoi à Lambessa.
  • signifiait déportation à Cayenne. (La guillotine sèche. La mort.) O signifiait acquittement.
    Pendant que cette justice travaillait, l’homme sur lequel elle travaillait était quel- quefois encore libre, il allait et venait, tranquille ; brusquement on l’arrêtait, et, sans savoir ce qu’on lui voulait, il partait pour Lambessa ou pour Cayenne.

Sa famille souvent ignorait ce qu’il était devenu.

On demandait à une femme, à une sœur, à une fille, à une mère :

  • Où donc est votre mari ?
  • Où donc est votre frère ?
  • Où donc est votre père ?
  • Où donc est votre fils ?

La femme, la sœur, la fille, la mère, répondait :

  • Je ne sais pas.

Une seule famille, dans l’Allier, la famille Préveraud, du Donjon, a eu onze de ses membres frappés, un de la peine de mort, les autres du bannissement et de la déportation.

Un marchand de vin des Batignolles nommé Brisadoux a été déporté à Cayenne pour cette ligne de son dossier : Son cabaret est fréquenté par les socialistes .

Voici un dialogue exact, et saisi sur le vif, entre un colonel et son condamné :

  • Vous êtes condamné.
  • Ah çà, pourquoi ?
  • Ma foi, je ne le sais pas trop moi-même. Faites votre examen de conscience.
    Voyez ce que vous avez fait.
  • Moi ?
  • Oui, vous.
  • Comment ! moi !
  • Vous devez avoir fait quelque chose.
  • Mais non, je n’ai rien fait. Je n’ai pas même fait mon devoir. J’aurais dû prendre mon fusil, descendre dans la rue, haranguer le peuple, faire des barricades ; je suis resté chez moi, platement, comme un fainéant (l’accusé rit), c’est de cela que je m’accuse.
  • Ce n’est pas pour cela que vous êtes condamné. Cherchez bien.
  • Je ne trouve rien.
  • Quoi ! vous n’avez pas été au café ?
  • Si ! j’ai déjeuné.
  • Vous n’avez pas causé ?
  • Si. Peut-être.
  • Vous n’avez pas ri ?
  • J’ai peut-être ri.
  • De qui ? De quoi ?
  • De ce qui se passe. C’est vrai, j’ai eu tort de rire.
  • En même temps vous parliez ?
  • Oui.
  • De qui ?
  • Du président.
  • Que disiez-vous ?
  • Parbleu, ce qu’on peut dire, qu’il avait manqué à son serment.
  • Ensuite ?
  • Qu’il n’avait pas le droit d’arrêter les représentants.
  • Vous avez dit cela ?
  • Oui. Et j’ai ajouté qu’il n’avait pas le droit de tuer les gens sur le boulevard… Ici le condamné s’interrompt et s’écrie :
  • Et là-dessus on m’envoie à Cayenne !

Le juge regarde fixement le condamné et répond :

  • Eh bien ?

Autre forme de la justice :

Trois individus quelconques, trois fonctionnaires destituables, un préfet, un soldat, un procureur, ayant pour conscience le coup de sonnette de Louis Bona- parte, s’asseyaient à une table, et jugeaient. Qui ? Vous, moi, nous, tout le monde. Pour quels crimes ? Ils inventaient les crimes. Au nom de quelles lois ? Ils inven-taient les lois. Quelles peines appliquaient-ils ? Ils inventaient les peines. Connaissaient- ils l’accusé ? Non. L’entendaient-ils ? Non. Le voyaient-ils ? Non. Quels avocats écoutaient- ils ? Aucun. Quels témoins interrogeaient-ils ? Aucun. Quel débat engageaient-ils ?
Aucun. Quel public appelaient-ils ? Aucun. Ainsi ni public, ni débat, ni défenseurs, ni témoins, des juges qui ne sont pas des magistrats, un jury où il n’y a pas de jurés, un tribunal qui n’est pas un tribunal, des délits imaginaires, des peines inventées, l’accusé absent, la loi absente ; de toutes ces choses qui ressemblent à un songe il sortit une réalité : la condamnation des innocents.

L’exil, le bannissement, la déportation, la ruine, la nostalgie, la mort, le déses- poir de quarante mille familles.

C’est là ce que l’histoire appelle « les commissions mixtes ».

D’ordinaire les grands crimes d’Etat frappent les grandes têtes, et se contentent de cet écrasement ; ils roulent comme des blocs, tout d’une pièce, et broient les hautes résistances ; les victimes illustres leur suffisent. Mais le Deux-Décembre eut des raffinements ; il lui fallut en outre les victimes petites. Son appétit d’ex- termination alla jusqu’aux pauvres et jusqu’aux obscurs ; il eut de la colère et de l’animosité jusqu’en bas ; il fit des fêlures au sous-sol social pour y infiltrer la pros- cription ; les triumvirats locaux, dits « mixtions mixtes », lui servirent à cela. Pas une tête, même humble et chétive, n’échappa. On trouva moyen d’appauvrir les indigents, de ruiner les meurt-de-faim, de dépouiller les déshérités ; le coup d’Etat fit ce prodige d’ajouter du malheur à la misère. On eût dit que Bonaparte prenait la peine de haïr un paysan ; le vigneron fut arraché de sa vigne, le laboureur de son sillon, le maçon de son échafaudage, le tisserand de son métier. Des hommes acceptèrent cette mission de faire tomber en détail sur les plus imperceptibles existences l’immense calamité publique. Hideuse besogne ! émietter sur les petits et sur les faibles une catastrophe.

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