Histoire d’un crime de Victor Hugo

VII.
Il n’y avait pas d’autre choix que la mort ou l’opprobre ; il fallait rendre son âme, ou son épée. Louis Bonaparte rendit son épée.

Il écrivit à Guillaume :

« Monsieur mon frère,
»N’ayant pas pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu’à remettre mon épée entre les mains de Votre Majesté.
»Je suis, de Votre Majesté, le bon frère.
»NAPOLÉON. »

Sedan, le 1er septembre 1870.

Guillaume répondit : « Monsieur mon frère, j’accepte votre épée. »Et le 2 sep- tembre, à six heures du matin, cette plaine, ruisselante de sang et couverte de morts, vit passer une calèche à quatre chevaux, attelée à la Daumont, dorée, dé- couverte, et dans cette calèche un homme, la cigarette à la bouche. C’était l’em- pereur des français allant rendre son épée au roi de Prusse.

Le roi fit attendre l’empereur. C’était de trop bonne heure. Il envoya M. de Bis- marck dire à Louis Bonaparte qu’« il ne voulait pas »le recevoir encore. Louis Bo- naparte entra dans une masure au bord de la route. Il y avait une chambre avec une table et deux chaises. Bismarck et lui s’accoudèrent sur la table, et causèrent.

Causerie lugubre. A l’heure qui plut au roi, vers midi, l’empereur remonta en voi- ture et alla au château de Bellevue, à mi-chemin du château de Vendresse. Là il attendit que le roi vînt. A une heure, Guillaume arriva de Vendresse et consentit à recevoir Bonaparte. Il le reçut mal. Attila n’a pas la main légère. Le roi, rude bon- homme, montra à l’empereur une commisération involontairement cruelle. Il y a des pitiés accablantes. Le vainqueur reprocha la victoire au vaincu. La brusque- rie manie mal une plaie vive. – Quelle idée avez-vous eue de faire cette guerre ? – Le vaincu s’excusa, accusant la France. Les hourra lointains de l’armée allemande victorieuse coupaient ce dialogue.

Le roi fit reconduire l’empereur par un détachement de la garde royale. Cet ex- cès d’ignominie s’appelle « une escorte d’honneur ».

Après l’épée, l’armée.

Le 3 septembre, il fut fait par Louis Bonaparte livraison à l’Allemagne de quatre- vingt-trois mille soldats français.

« Plus (dit le rapport prussien) :
»Un aigle et deux drapeaux.
»Quatre cent dix-neuf canons de campagne et mitrailleuses.
»Cent trente-neuf pièces de place.
»Mille soixante-dix-neuf voitures de toute espèce.
»Soixante mille fusils.
»Six mille chevaux encore en état de servir. »

Ces chiffres allemands manquent de certitude. Selon que cela semble momen- tanément utile, les chancelleries auliques enflent ou désenflent le désastre. Il y eut environ treize mille blessés parmi les prisonniers. Les nombres varient dans les documents officiels. Un rapport prussien, additionnant les soldats français bles- sés ou morts dans la bataille de Sedan, publie ce total : Seize mille quatre cents hommes . Ce nombre donne le frisson. C’est ce chiffre-là, seize mille quatre cents hommes , que Saint-Arnaud avait fait travailler sur le boulevard Montmartre le 4 décembre.

A une demi-lieue au nord-ouest de Sedan, près d’Iges, la boucle de la Meuse fait une presqu’île. Un canal coupe l’isthme ; de sorte que la presqu’île est une île. Ce fut là que furent parqués, sous le bâton des caporaux prussiens, quatre- vingt-trois mille soldats français. Quelques sentinelles gardaient cette armée. On en mit peu, insolemment. Ces vaincus restèrent là dix jours, les blessés presque sans soins, les valides presque sans nourriture. L’armée allemande ricanait autour d’eux. Le ciel s’en mêla, le temps fut affreux. Ni baraques ni tentes. Pas un feu, pas une botte de paille. Pendant dix jours et dix nuits, ces quatre-vingt-trois mille prisonniers bivouaquèrent, la tête sous la pluie, les pieds dans la boue. Beaucoup moururent de fièvre, regrettant la mitraille. Enfin des wagons à bestiaux vinrent, et les emportèrent.

Le roi mit l’empereur dans un lieu quelconque, Wilhelmshoë. Quel haillon, un empereur vidé !

VIII.
J’étais là, pensif. Je regardais ces plaines, ces ravins, ces collines, plein de fré- missement. J’eusse insulté volontiers ce lieu terrible.

Mais l’horreur sacrée me retenait.

Le chef de la station de Sedan était venu jusqu’à mon wagon et m’expliquait ce que j’avais sous les yeux.

Il me semblait apercevoir, à travers ses paroles, les pâles éclairs de la bataille. Tous ces hameaux lointains, épars et charmants au soleil, avaient brûlé ; ils étaient rebâtis. La nature, si vite distraite, avait tout réparé, tout nettoyé, tout balayé, tout remis en place. Le bouleversement féroce des hommes s’était évanoui, l’ordre éternel avait repris le dessus. Mais, je l’ai dit, le soleil avait beau être là, toute cette vallée était fumée et ténèbres. Au loin sur une éminence, à ma gauche, j’aperce- vais un village : c’était Frénois. Là se tenait le roi de Prusse pendant la bataille. A mi-côte de cette hauteur, le long d’une route, je distinguais au-dessus des arbres trois pignons aigus : c’était un château, Bellevue ; c’était là que Louis Bonaparte s’était rendu à Guillaume ; c’était là qu’il avait donné et livré notre armée ; c’était là que, pas tout de suite admis, invité à un peu de patience, il était resté près d’une heure, muet et livide devant la porte, apportant sa honte et attendant qu’il plût à Guillaume de lui ouvrir ; c’était là qu’avant de la recevoir, le roi de Prusse avait fait faire antichambre à l’épée de la France. Plus bas, plus près, dans la vallée, à l’entrée de la route menant à Vendresse, on me montrait une espèce de masure.

Là, me disait-on, en attendant le roi de Prusse, l’empereur Napoléon III était des- cendu, blême ; il était entré dans une petite cour qu’on me désigna et où un chien à la chaîne grondait ; il s’était assis sur une pierre près d’un tas de fumier, et il avait dit : – J’ai soif. Un soldat prussien lui avait apporté un verre d’eau.

Effroyable fin du coup d’Etat. Le sang bu ne désaltère pas. Une heure devait venir où le malheureux jetterait ce cri de fièvre et d’agonie. La honte lui réservait cette soif, et la Prusse ce verre d’eau.

Lie affreuse de la destinée.

Au delà du chemin, à quelques pas de moi, cinq peupliers frissonnants et pâles abritaient une façade de maison dont l’unique étage était surmonté d’une en- seigne. Sur cette enseigne était écrit en grosses lettres ce nom : DROUET. J’étais hagard. Drouet , je lisais Varennes . Tragique hasard qui mêlait Varennes à Sedan, semblait vouloir confronter les deux catastrophes, et accoupler dans une sorte de même chaîne l’empereur prisonnier de l’étranger au roi prisonnier de son peuple.

L’obscurcissement de la rêverie couvrait pour moi cette plaine. La Meuse me paraissait avoir des reflets rouges ; l’île voisine, dont j’avais admiré la verdure, avait pour sous-sol une tombe ; quinze cents chevaux et autant d’hommes y étaient en- terrés ; de là l’herbe épaisse. Çà et là, à perte de vue, apparaissaient, dans la vallée, des monticules avec des végétations sinistres ; chacune de ces végétations mar- quait la place d’un régiment enseveli. Là avait été anéantie la brigade Guyomar ; là avait été exterminée la division Lhéritier ; ici avait péri le 7e corps ; là, sans même avoir pu aborder l’infanterie ennemie, était tombée « sous des feux tranquilles et bien ajustés », dit le rapport prussien, toute la cavalerie du général Margueritte. De ces deux sommets, les plus élevés de cette enceinte de collines, Daigny, en face de Givonne, qui a deux cent soixante-seize mètres, Fleigneux, en face d’llly, qui a deux cent quatre-vingt-seize mètres, les batteries de la garde royale de Prusse avaient écrasé l’armée française. Cela s’était fait de haut, avec l’autorité terrible du destin. Il semblait qu’on fût venu là exprès, les uns pour tuer, les autres pour mourir. Un mortier, qui est une vallée, un pilon, qui est l’armée allemande, voilà la bataille de Sedan. Je regardais, sans pouvoir en détacher mes yeux, ce champ du désastre, ces plis de terrain qui n’avaient pas protégé nos régiments, ces ravins où s’était effondrée la cavalerie, tout cet amphithéâtre où s’étageait la catastrophe, les es- carpements sombres de la Marphée, ces halliers, ces pentes, ces précipices, ces forêts pleines d’embûches, et dans cette ombre formidable, ô toi, l’Invisible ! je te voyais.

IX.
Jamais chute ne fut plus lugubre.

Nulle expiation n’est comparable à celle-là. Ce drame inouï a cinq actes, tel- lement farouches, qu’Eschyle lui-même n’eût pas osé les rêver. Le Guet – Apens , la Lutte , Le Massacre , la Victoire , la Chute . Quel nœud et quel dénoûment ! Un poète qui l’eût prédit eût semblé un traître ; Dieu seul pouvait se permettre Sedan.

Tout proportionner, c’est sa loi. A pire que Brumaire, il fallait pire que Waterloo.

Le premier Napoléon, nous l’avons dit ailleurs 4 , avait fait front à la destinée ; il n’avait pas été déshonoré par son supplice ; il était tombé en regardant fixement Dieu. Il était rentré dans Paris, discutant les hommes qui le renversaient, distin- guant fièrement entre eux, estimant Lafayette et méprisant Dupin. Il avait jus- qu’au dernier moment voulu voir clair dans son sort, il ne s’était pas laissé bander les yeux ; il avait accepté la catastrophe en lui faisant ses conditions. Ici rien de pa- reil. On pourrait presque dire que le traître est frappé en traître. C’est un malheu- reux qui se sent manié par le destin, et qui ne sait pas ce qu’on lui fait. Il était au sommet de la puissance, maître aveugle du monde imbécile. Il avait souhaité un plébiscite, il l’avait eu. Il avait à ses pieds ce même Guillaume. C’est à ce moment- là que brusquement son crime l’a saisi. Il ne s’est pas débattu ; il a été le condamné qui obéit à la condamnation. Il s’est prêté à tout ce que le sort terrible voulait de lui. Pas de patient plus docile. Il n’avait pas d’armée, il a fait la guerre ; il n’avait que Rouher, il a provoqué Bismarck ; il n’avait que Le B ?uf, il a attaqué Moltke. Il a confié Strasbourg à Uhrich ; il a donné Metz à garder à Bazaine. Il avait cent vingt mille hommes à Châlons, il pouvait couvrir Paris ; il a senti que son crime s’y dres- sait, menaçant et debout ; il a pris la fuite devant Paris ; il a mené lui-même, exprès et malgré lui, le voulant et sans le vouloir, le sachant et sans le savoir, misérable esprit en proie à l’abîme, il a mené son armée dans un lieu d’extermination ; il a fait ce choix effrayant du champ de bataille sans issue ; il n’avait plus conscience de rien, pas plus de sa faute d’aujourd’hui que de son crime d’autrefois ; il fallait finir, mais il ne pouvait finir qu’en fuyard ; ce condamné n’était pas digne de re- garder sa fin en face ; il a baissé la tête, il a tourné le dos ; Dieu l’a exécuté en le dégradant ; Napoléon III, comme empereur, avait droit au tonnerre, mais pour lui le tonnerre a été infamant ; il a été foudroyé par derrière.
4 L’Année terrible.

X.
Oublions cet homme et regardons l’humanité.

L’envahissement de la France en 1870 par l’Allemagne a été un effet de nuit. Le monde s’est étonné que tant d’ombre pût sortir d’un peuple. Cinq mois noirs, voilà le siège de Paris. Faire la nuit, cela peut prouver de la puissance ; mais la gloire, c’est de faire le jour. La France fait le jour. De là son immense popularité humaine. La civilisation lui doit l’aurore. L’esprit humain pour voir clair se tourne du côté de la France. Cinq mois de ténèbres, voilà ce qu’en 1870 l’Allemagne a réussi à donner aux nations ; la France leur a donné quatre siècles de lumière.

Aujourd’hui le monde civilisé sent plus que jamais le besoin qu’il a de la France. La France a fait sa preuve par son péril. L’apathie ingrate des gouvernements n’a fait qu’accroître l’anxiété des nations. A la vue de Paris menacé, il y eut parmi les peuples une terreur de décapitation. Va-t-on laisser faire l’Allemagne ? Mais la France s’est sauvée toute seule. Elle n’a eu qu’à se lever. Patuit dea .

Aujourd’hui elle est plus grande que jamais. Ce qui eût tué toute autre nation l’a blessée à peine. L’assombrissement de son horizon a rendu plus visible sa lu- mière. Ce qu’elle a perdu en territoire, elle l’a regagné en rayonnement. Aussi est- elle fraternelle sans effort. Au-dessus de son malheur il y a son sourire. Ce n’est pas sur elle que pèse l’empire gothique. Elle est une nation de citoyens, et non un troupeau de sujets. Les frontières ? Y aura-t-il des frontières dans vingt ans ? Les victoires ? La France a dans le passé les victoires de la guerre et dans l’avenir les victoires de la paix. L’avenir est à Voltaire, et non à Krupp. L’avenir est au livre, et non au glaive. L’avenir est à la vie, et non à la mort. Il y a dans la politique oppo- sée à la France une certaine quantité de sépulcre ; chercher la vie dans les vieilles institutions est chose vaine, et se nourrir du passé c’est mordre dans la cendre. La France a la faculté éclairante ; aucune catastrophe, politique ou militaire, ne lui ôtera cette suprématie mystérieuse. Le nuage passé, on revoit l’étoile.

L’étoile n’a pas de colère ; l’aurore n’a pas de rancune. La lumière se satisfait en étant la lumière. La lumière, c’est tout ; le genre humain n’a pas d’autre amour. La France se sait aimée, parce qu’elle est bonne ; et la plus grande de toutes les puissances, c’est d’être aimée. La Révolution française est pour tout le monde. C’est une bataille perpétuellement livrée pour le juste et perpétuellement gagnée pour le vrai. Le juste, c’est le fond de l’homme ; le vrai, c’est le fond de Dieu. Que faire contre une révolution qui a tellement raison ? Rien. L’aimer. C’est ce que font les nations. La France se donne, le monde l’accepte. Tout le phénomène actuel est dans ces quelques mots. On résiste à l’invasion des armées ; on ne ré- siste pas à l’invasion des idées. La gloire des barbares est d’être conquis par l’hu- manité ; la gloire des sauvages est d’être conquis par la civilisation ; la gloire des ténèbres est d’être conquises par le flambeau. C’est pourquoi la France est vou- lue et consentie de tous. C’est pourquoi, n’ayant aucune haine, elle n’a aucune crainte ; c’est pourquoi elle est fraternelle et maternelle ; c’est pourquoi elle est im- possible à amoindrir, impossible à humilier, impossible à irriter ; c’est pourquoi, après tant d’épreuves, tant de catastrophes, tant de désastres, tant de calamités, tant de chutes, incorruptible et invulnérable, elle tend la main à tous les peuples, de haut.

Quand le regard se fixe sur ce vieux continent remué aujourd’hui d’un souffle nouveau, de certains phénomènes apparaissent, et il semble qu’on entrevoit cette chose auguste et mystérieuse, la formation de l’avenir. On peut dire que, de même que la lumière se compose de sept couleurs, la civilisation se compose de sept peuples. De ces peuples, trois, la Grèce, l’Italie et l’Espagne, représentent le midi ; trois, l’Angleterre, l’Allemagne et la Russie, représentent le nord ; le septième, ou le premier, la France, est à la fois nord et sud, celtique et latin, goth et grec. Ce pays doit à son ciel ce hasard sublime, le croisement des deux rayons ; le croisement des deux rayons, c’est comme si l’on disait la jonction des deux mains, c’est-à- dire la paix. Tel est le privilège de cette France ; elle est à la fois solaire et étoilée ; elle a dans son ciel autant d’aube que l’orient et autant d’astres que le septentrion. Quelquefois c’est dans les ténèbres que sa lueur se lève, c’est dans la nuit noire des révolutions et des guerres que son resplendissement flamboie, et ses aurores sont boréales.

Un jour, avant peu, les sept nations qui résument toute l’humanité s’allieront et se fondront, comme les sept couleurs du prisme, dans une radieuse courbure céleste ; le prodige de la paix apparaîtra éternel et visible au-dessus de la civili- sation, et le monde contemplera, ébloui, l’immense arc-en-ciel des Peuples-Unis d’Europe.

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