Histoire d’un crime de Victor Hugo

XI. La Barricade de la rue Meslay
La première barricade de la rue Saint-Martin fut construite à la hauteur de la rue Meslay. On renversa une grande charrette, on la coucha en travers de la rue et l’on dépava la chaussée ; quelques dalles de trottoirs même furent arrachées. Cette barricade, tête de défense de toute la rue insurgée, ne pouvait être qu’un obstacle momentané. Nulle part les pavés n’y dépassaient la hauteur d’homme. Sur tout un grand tiers de la barricade, ils ne montaient pas au-dessus du genou.

  • Cela sera toujours bon pour s’y faire tuer, disait un gamin qui y roulait force pavés. Une centaine de combattants prirent position derrière. Vers neuf heures les mouvements de troupes annoncèrent l’attaque. Les têtes de la colonne de la brigade Marulaz occupèrent l’angle de la rue du côté du boulevard. Une pièce de canon enfilant toute la rue fut mise en batterie devant la Porte Saint-Martin. On s’observa quelque temps des deux parts dans ce silence bourru qui précède le choc, la troupe regardant la barricade hérissée de fusils, la barricade regardant le canon béant. Bientôt l’ordre de l’attaque générale fut donné. Le feu commença. Le premier boulet passa par-dessus la barricade et frappa en pleine poitrine, à vingt pas en arrière, une femme qui passait. Elle tomba éventrée. Le feu devint vif, sans endommager beaucoup la barricade. La pièce était trop près, les boulets portaient trop haut. Les combattants, qui n’avaient pas encore perdu un homme, recevaient chaque boulet au cri de : Vive la République ! mais sans tirer. Ils avaient

peu de cartouches et ils les ménageaient. Tout à coup le 49e régiment déboucha en colonne serrée.

La barricade fit feu.

La fumée emplit la rue ; quand elle se dissipa, on vit une dizaine d’hommes sur le pavé et les soldats se repliant en désordre le long des maisons. Le chef de la barricade, qui était Jeanty Sarre, cria : Ils lâchent pied. Arrêtez le feu ! ne perdons pas une balle.

La rue resta quelque temps déserte. Le feu de la pièce recommença. Un boulet arrivait de deux en deux minutes, mais portait toujours mal. Un homme qui avait un fusil de chasse s’approcha du chef de la barricade et lui dit : – Démontons la pièce. Tuons les canonniers. – Pourquoi ? dit le chef en souriant. Ils ne nous font pas de mal, ne leur en faisons pas.

Cependant on entendait distinctement le clairon au delà du massif de maisons qui masquait les troupes échelonnées sur le carré Saint-Martin, et il était visible qu’une deuxième attaque se préparait.

Cette attaque serait nécessairement ardente, acharnée, opiniâtre.

Il était également évident que, cette barricade enlevée, la rue entière serait ba- layée. Les autres barricades étaient plus faibles encore que la première et encore moins défendues. Les bourgeois avaient donné leurs fusils et étaient rentrés dans leurs maisons. Ils prêtaient leur rue, voila tout.

Il fallait donc tenir dans la barricade de tête le plus longtemps possible. Mais que faire et comment résister ? On avait à peine deux coups à tirer par homme.

Un ravitaillement inattendu leur vint.

Un jeune homme ? je puis le nommer, il est mort 11 , ? Pierre Tissié, qui était un ouvrier et qui était aussi un poète, avait travaillé une partie de la matinée à la barricade, et, au moment où le feu commençait, il s’en était allé, alléguant pour motif qu’on ne lui donnait pas de fusil. On avait dit dans la barricade : En voilà un qui a peur.
11 Il ne faut pas oublier que ceci a été écrit en exil , et que nommer des héros c’était désigner des proscrits .

Pierre Tissié n’avait pas peur, on le vit plus tard. Il quitta la barricade.
Pierre Tissié n’avait sur lui que son couteau, qui était un couteau catalan ; il l’ouvrit à tout hasard, le tint à la main, et s’en alla devant lui.

Comme il sortait de la rue Saint-Sauveur, il vit, au coin d’une petite rue déserte dont toutes les fenêtres étaient fermées, un soldat de la ligne en vedette, posté là sans doute par quelque grand’garde peu éloignée.

Ce soldat se tenait en arrêt, le fusil haut, prêt à tirer. Il entendit le pas de Pierre Tissié et cria :

  • Qui vive ?
  • La mort ! répondit Pierre Tissié.

Le soldat tira, et manqua Pierre Tissié, qui sauta sur lui et l’abattit d’un coup de couteau.

Le soldat s’affaissa et rendit le sang par la bouche.

  • Je ne savais pas si bien dire, murmura Pierre Tissié. Et il ajouta : – A l’ambulance !
    Il chargea le soldat sur son dos, ramassa le fusil qui était tombé à terre, et revint à la barricade.
  • J’apporte un blessé, dit-il.
  • Un mort, lui cria-t-on.

En effet, le soldat venait d’expirer.

  • Infâme Bonaparte ! dit Tissié. Pauvre pioupiou ! C’est égal, j’ai un fusil.

On vida le sac et la giberne du soldat. On se partagea les cartouches. Il y en avait cent cinquante. Il y avait aussi deux pièces d’or de dix francs, paie des deux journées depuis le 2 décembre. On les jeta sur le pavé. Personne n’en voulut.

On se distribua les cartouches aux cris de : Vive la République !

Cependant les assaillants avaient mis en batterie un obusier à côté du canon.

La distribution des cartouches était à peine finie que l’infanterie parut et se rua sur la barricade à la bayonnette. Ce deuxième assaut, comme on l’avait prévu, fut âpre et rude. On le repoussa. Deux fois l’infanterie revint à la charge, deux fois elle recula, laissant la rue jonchée de morts. Dans l’intervalle des assauts, un obus avait troué et démantelé la barricade, et le canon tirait à mitraille.

La situation était désespérée ; les cartouches étaient épuisées. Quelques-uns commencèrent à jeter leurs fusils et à s’en aller. Pour s’échapper, il n’y avait que la rue Saint-Sauveur, et, pour atteindre le coin de la rue Saint-Sauveur, il fallait franchir la partie basse de la barricade qui laissait presque tout l’homme à décou- vert. Les biscayens et les balles pleuvaient là. Trois ou quatre y furent tués, dont un, comme Baudin, d’une balle dans l’œil. Le chef de la barricade s’aperçut tout à coup qu’il était seul avec Pierre Tissié et un enfant de quatorze ans, le même qui avait tant roulé de pavés. Une troisième attaque s’annonçait, et les soldats com- mençaient à s’avancer le long des maisons.

  • Allons-nous-en, dit le chef de la barricade.
  • Je reste, dit Pierre Tissié.
  • Et moi aussi, dit l’enfant. Et l’enfant ajouta :
  • Je n’ai ni père ni mère. Autant ça qu’autre chose.

Le chef lâcha son dernier coup de fusil, et se retira comme les autres par la par- tie basse de la barricade. Une décharge fit tomber son chapeau. Il se baissa et le ramassa. Les soldats n’étaient plus qu’à vingt-cinq pas. Il cria aux deux qui res- taient : – Venez !

  • Non, dit Pierre Tissié.
  • Non, dit l’enfant.

Quelques instants après, les soldats escaladaient la barricade, déjà à demi écrou- lée.

Pierre Tissié et l’enfant furent tués à coups de bayonnette. On abandonna dans cette barricade une vingtaine de fusils.

XII. La Barricade de la mairie du Ve arrondissement
Les gardes nationaux en uniforme remplissaient la cour de la mairie du Ve ar- rondissement. Il en survenait à chaque instant. Un ancien tambour de la garde mobile avait pris une caisse dans une salle basse à côté du corps de garde et s’était mis à battre le rappel dans les rues environnantes. Vers neuf heures un groupe de quatorze ou quinze jeunes gens, la plupart en blouse blanche, entra dans la mai- rie en criant : Vive la République ! Ils étaient armés de fusils. La garde nationale les accueillit par les cris : A bas Louis Bonaparte ! On fraternisa dans la cour. Tout à coup un mouvement se fit. C’étaient les représentants Doutre et Pelletier qui arrivaient.

  • Que faut-il faire ? cria la foule.
  • Des barricades, dit Pelletier. On se mit à dépaver.
    Une grosse charrette chargée de sacs de farine descendait du faubourg et pas- sait devant la porte de la mairie. On détela les chevaux que le charretier emmena, et l’on tourna la charrette, sans la renverser, en travers de la large chaussée du fau- bourg. La barricade fut complétée en un instant. Un camion survint. On le prit et on le dressa contre les roues de la charrette, comme on pose un paravent devant une cheminée.

Le reste était futailles et pavés. Grâce au chariot de farine, la barricade était haute et montait jusqu’au premier étage des maisons. Elle coupait le faubourg à l’angle même de la petite rue Saint-Jean. On avait ménagé à la barricade une gorge étroite sur le coin de rue.

  • Une barricade ne suffit pas, dit Doutre, il faut placer la mairie entre deux bar- rages pour pouvoir se défendre des deux côtés à la fois.

On construisit une autre barricade tournée vers le haut du faubourg. Celle-ci, basse et faible, faite seulement de planches et de pavés. Cent pas environ sépa- raient les deux barricades. Il y avait trois cents hommes dans cet espace. Cent seulement avaient des fusils. La plupart n’avaient qu’une cartouche.

La fusillade commença vers dix heures. Deux compagnies de ligne parurent et firent quelques feux de peloton. C’était une fausse attaque. La barricade riposta et eut le tort d’épuiser étourdiment ses munitions. La ligne se retira. Alors l’attaque véritable se fit, les chasseurs de Vincennes débouchèrent du coin du boulevard.

Ils se mirent, selon la tactique africaine, à ramper le long des murs, puis ils prirent leur course et se lancèrent sur la barricade.

Plus de munitions dans la barricade. Pas de quartier à attendre.

Ceux qui n’avaient plus ni poudre ni balles jetèrent leurs fusils. Quelques-uns voulurent reprendre position dans la mairie, mais il était impossible de s’y dé- fendre, elle était ouverte et dominée de toutes parts ; ils escaladèrent les murs et se dispersèrent dans les maisons voisines ; d’autres s’échappèrent par la gorge de la barricade qui donnait sur la rue Saint-Jean ; la plupart des combattants gagnèrent le revers de la barricade opposée, et ceux qui avaient encore une cartouche firent du haut des pavés une dernière décharge sur les assaillants. Puis ils attendirent la mort. On les tua tous.

Un de ceux qui parvinrent à se glisser dans la rue Saint-Jean, où du reste ils essuyèrent un feu de peloton des assaillants, était M. H. Coste, rédacteur de l’Evè- nement et de l’Avènement du Peuple .

M. Coste avait été capitaine dans la garde mobile. A un coude que fait la rue et qui le mit hors de la portée des balles, M. Coste aperçut devant lui l’ancien tam- bour de la garde mobile qui s’était échappé comme lui par la rue Saint-Jean et qui profitait de la solitude de la rue pour se débarrasser de sa caisse.

  • Garde ta caisse, lui cria-t-il.
  • Pourquoi faire ?
  • Pour battre le rappel.
  • Où ?
  • A Batignolles.
  • Je la garde, dit le tambour.

Ces deux hommes sortaient de la mort et consentaient immédiatement à y ren- trer.

Mais comment traverser tout Paris avec cette caisse ? La première patrouille qui les rencontrerait les fusillerait. Un portier d’une maison voisine qui vit leur em- barras leur donna une serpillière. Ils en enveloppèrent la caisse, et gagnèrent Ba- tignolles par les rues désertes qui avoisinent le mur de ronde.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer