Histoire d’un crime de Victor Hugo

La forfaiture était là. Le 2 décembre, à une heure après midi, même pour un procureur général, le coup d’Etat était encore un crime. M. de Royer, ne sachant pas si la haute trahison réussirait, se hasardait à la qualifier dans l’intimité et bais- sait les yeux avec une noble pudeur devant cette violation des lois à laquelle, trois mois plus tard, beaucoup de robes de pourpre, y compris la sienne, ont prêté ser- ment. Mais son indignation n’allait pas jusqu’à l’accusation. L’accusation parle tout haut ; de Royer n’en était encore qu’au murmure. Il était perplexe.

M. Hardouin comprit cette situation de conscience. Insister eût été excessif, il se retira.

Il rentra dans la salle où ses collègues l’attendaient Cependant le commissaire de police de l’Arsenal était revenu.

Il avait fini par réussir à « déterrer »- ce fut son mot – la Haute Cour. Il péné- tra jusqu’à la chambre du conseil de la chambre civile ; il n’avait encore dans ce moment-là d’autre escorte que les quelques agents du matin. Un garçon passait, le commissaire lui demanda la Haute Cour. – La Haute Cour ? dit le garçon, qu’est- ce que c’est que ça ? – A tout hasard le garçon avertit le bibliothécaire, qui vint. Quelques paroles s’échangèrent entre M. Denevers et le commissaire :

  • Que demande-vous ?
  • La Haute Cour.
  • Qui êtes-vous ?
  • Je demande la Haute Cour.
  • Elle est en séance.
  • Où siège-t-elle ?
  • Ici.

Et le bibliothécaire indiqua la porte.

  • C’est bien, dit le commissaire.

Il n’ajouta pas un mot et rentra dans la galerie Mercière.

Nous venons de dire qu’il n’était accompagné en ce moment-là que de quelques agents.

La Haute Cour était en séance en effet. Le président rendait compte aux juges de sa visite au procureur général. Tout à coup on entend un tumulte de pas dans le couloir qui mène de la chambre du conseil à la salle où l’on délibérait. La porte s’ouvre brusquement. Des bayonnettes apparaissent, et au milieu des bayonnettes un homme en paletot boutonné avec une ceinture tricolore sur son paletot.

Les magistrats regardent, stupéfaits.

  • Messieurs, dit l’homme, dispersez-vous sur-le-champ. Le président Hardouin se lève.
  • Que veut dire ceci ? qui êtes-vous ? savez-vous à qui vous parlez ?
  • Je le sais. Vous êtes la Haute Cour, et je suis le commissaire de police.
  • Eh bien ?
  • Allez-vous-en.

Il y avait là trente-cinq gardes municipaux commandés par un lieutenant et tambour en tête.

  • Mais… dit le président.

Le commissaire l’interrompit par ces paroles qui sont textuelles :

  • Monsieur le président, je n’entamerai point de lutte oratoire avec vous. J’ai des ordres et je vous les transmets. Obéissez.
  • A qui ?
  • Au préfet de police.

Le président fit cette question étrange qui impliquait l’acceptation d’un ordre :

  • Avez-vous un mandat ? Le commissaire répondit :
  • Oui.

Et il tendit au président un papier. Les juges étaient pâles.
Le président déplia le papier ; M. Cauchy avançait la tête par-dessus l’épaule de
M. Hardouin. Le président lut :

« Ordre de disperser la Haute Cour, et, en cas de refus, d’arrêter MM. Bérenger, Rocher, de Boissieux, Pataille et Hello. »

Et se tournant vers les juges, le président ajouta :

« Signé MAUPAS. »

Puis, s’adressant au commissaire, il reprit :

  • Il y a erreur. Ces noms-là ne sont pas les nôtres. MM. Bérenger, Rocher et de Boissieux ont fait leur temps et ne sont plus juges de la Haute Cour ; quant à M. Hello, il est mort.

La Haute Cour en effet était temporaire et renouvelable ; le coup d’Etat brisait la Constitution, mais ne la connaissait pas. Le mandat signé Maupas était applicable à la précédente Haute Cour. Le coup d’Etat s’était fourvoyé sur une vieille liste. Etourderie d’assassins.

  • Monsieur le commissaire de police, continua le président, vous le voyez, ces noms-la ne sont pas les nôtres.
  • Cela m’est égal, répliqua le commissaire. Que ce mandat s’applique ou ne s’ap- plique pas à vous, dispersez-vous, ou je vous arrête tous.

Et il ajouta :

  • Sur-le-champ.

Les juges se turent ; un d’eux prit sur la table une feuille volante qui était l’arrêt rendu par eux et mit ce papier dans sa poche, et ils s’en allèrent.

Le commissaire leur montra la porte où étaient les bayonnettes, et dit :

  • Par là.

Ils sortirent par le couloir entre deux haies de soldats. Le peloton de garde ré- publicaine les escorta jusque dans la galerie Saint-Louis.

Là on les laissa libres, la tête basse. Il était environ trois heures.
Pendant que ces choses s’accomplissaient dans la bibliothèque, tout à côté, dans l’ancienne grand’chambre du parlement, la cour de cassation siégeait et ju- geait comme à son ordinaire, sans rien sentir de ce qui se passait près d’elle. Il faut croire que la police n’a pas d’odeur.

Finissons-en tout de suite de cette Haute Cour.

Le soir, à sept heures et demie, les sept juges se réunirent chez l’un d’eux, celui qui avait emporté l’arrêt, dressèrent procès-verbal, rédigèrent une protestation, et, comprenant le besoin de remplir la ligne laissée en blanc dans leur arrêt, nom- mèrent sur la proposition de M. Quénaut, procureur général M. Renouard, leur collègue à la cour de cassation. M. Renouard, immédiatement averti, accepta.

Ils se réunirent une dernière fois le lendemain 3, à onze heures du matin, une heure avant l’heure indiquée dans l’arrêt qu’on a lu plus haut, encore dans la bi- bliothèque de la cour de cassation, M. Renouard présent. Acte lui fut donné de son acceptation et de ce qu’il déclarait requérir l’information. L’arrêt rendu fut porté par M. Quénaut au grand greffe et transcrit immédiatement sur le registre des dé- libérations intérieures de la cour de cassation, la Haute Cour n’ayant point de re- gistre spécial et ayant, dès l’origine, décidé qu’elle se servirait du registre de la cour de cassation. A la suite de l’arrêt, on transcrivit deux pièces désignées ainsi sur le registre : 1° Procès-verbal constatant l’intervention de la police pendant le déli- béré de l’arrêt précédent ; 2° Donné acte de l’acceptation de M. Renouard pour les fonctions de procureur général. En outre, sept copies de ces diverses pièces, faites de la main des juges eux-mêmes et signées d’eux tous, furent mises en lieu sûr, ainsi qu’un calepin sur lequel avaient été transcrites, dit-on, cinq autres décisions secrètes relatives au coup d’Etat.

Cette page du registre de la cour de cassation existe-t-elle encore à l’heure qu’il est ? Est-il vrai, comme on l’a affirmé, que le préfet Maupas se soit fait apporter le registre et ait déchiré la feuille où était l’arrêt ? Nous n’avons pu éclaircir ce point ; le registre maintenant n’est communiqué à personne, et les employés du grand greffe sont muets.

Tels sont les faits. Résumons-les.

Si cette cour appelée haute eût été de tempérament à concevoir une telle idée que celle de faire son devoir, une fois réunie, se constituer était l’affaire de quelques minutes ; elle eût procédé résolûment et rapidement, elle eût nommé procureur général quelque homme énergique tenant à la cour de cassation, du parquet, comme Freslon, ou du barreau, comme Martin (de Strasbourg). En vertu de l’article 68 et sans attendre les actes de l’Assemblée, elle eût rendu un arrêt qualifiant le crime, lancé contre le président et ses complices un décret de prise de corps, et ordonné le dépôt de la personne de Louis Bonaparte dans une maison de force. De son côté le procureur général eût lancé un mandat d’arrêt. Tout cela pouvait être ter- miné à onze heures et demie, et à ce moment aucune tentative n’avait encore été faite pour disperser la Haute Cour. Ces premiers actes accomplis, la Haute Cour pouvait, en sortant par une porte condamnée qui communique avec la salle des Pas-Perdus, descendre dans la rue et y proclamer, à la face du peuple, son arrêt. Elle n’eût, à cette heure, rencontré aucun obstacle. Enfin, et dans tous les cas, elle devait siéger en costume, dans un prétoire, avec tout l’appareil de la magistrature ; l’agent de police et les soldats se présentant, enjoindre aux soldats, qui eussent obéi peut-être, d’arrêter l’agent ; les soldats désobéissant, se laisser traîner solen- nellement en prison, afin que le peuple vît sous ses yeux, là, dans la rue, le pied fangeux du coup d’Etat posé sur la robe de la Justice.

Au lieu de cela, qu’a fait la Haute Cour ? On vient de le voir.

  • Allez-vous-en.
  • Nous nous en allons.

On se figure autrement le dialogue de Mathieu Molé avec Vidocq.

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