Histoire d’un crime de Victor Hugo

VIII. Violation de la salle
A sept heures du matin, le pont de la Concorde était encore libre ; la grande grille du palais de l’Assemblée était fermée ; à travers les barreaux, on voyait les marches du perron, de ce perron où la République avait été proclamée le 4 mai 1848, couvertes de soldats, et on distinguait les faisceaux formés sur la plate-forme derrière ces hautes colonnes qui, du temps de la Constituante, après le 15 mai et le 23 juin, masquaient de petits obusiers de montagne chargés et braqués.

Un portier à collet rouge, portant la livrée de l’Assemblée, se tenait à la petite porte de la grille. De moment en moment des représentants arrivaient. Le por- tier disait : – Ces messieurs sont représentants ? – et ouvrait. Quelquefois il leur demandait leurs noms.

On entrait sans obstacle chez M. Dupin. A la grande galerie, à la salle à manger, au salon d’honneur de la présidence, on trouvait des valets en livrée qui ouvraient silencieusement les portes comme à l’ordinaire.

Avant le jour, immédiatement après l’arrestation des questeurs, MM. Baze et Le Flô, M. de Panat, seul questeur resté libre, ménagé ou dédaigné comme légiti- miste, était venu éveiller M. Dupin, et l’avait invité à convoquer immédiatement les représentants à domicile. M. Dupin avait fait cette réponse inouïe : – Je n’y vois pas d’urgence.

Presque en même temps que M. de Panat, était accouru le représentant Jérôme Bonaparte . Il avait sommé M. Dupin de se mettre à la tête de l’Assemblée. M. Dupin avait répondu : Je ne puis, je suis gardé. Jérôme Bonaparte éclata de rire. On n’avait en effet pas même daigné mettre un factionnaire à la porte de M. Dupin. On le savait gardé par sa bassesse.

Ce fut plus tard, vers midi seulement, qu’on eut pitié de lui. On sentit que c’était trop de mépris, et on lui accorda deux sentinelles.

A sept heures et demie, quinze ou vingt représentants, et entre autres MM. Eu- gène Sue, Joret, de Rességuier et de Talhouët, étaient réunis dans le salon de M. Dupin. Ils avaient, eux aussi, fait de vains efforts sur le président. Dans l’embra- sure d’une fenêtre un membre spirituel de la majorité, M. Desmousseaux de Gi- vré, un peu sourd et très furieux, se querellait presque avec un représentant de la droite comme lui, qu’il supposait, à tort, favorable au coup d’Etat.

M. Dupin, séparé du groupe des représentants, seul, vêtu de noir, les mains der- rière le dos, la tête basse, se promenait de long en large devant la cheminée où un grand feu était allumé. On parlait tout haut chez lui de lui devant lui, il semblait ne pas entendre.

Deux membres de la gauche survinrent, Benoît (du Rhône) et Crestin. Cres- tin entra dans le salon, alla droit à M. Dupin, et lui dit : – Monsieur le président, vous savez ce qui se passe ? Comment se fait-il que l’Assemblée ne soit pas encore convoquée ?

M. Dupin s’arrêta et répondit avec ce geste du dos qui lui était familier :

  • Il n’y a rien à faire.

Puis il se remit à se promener.

  • C’est assez, dit M. de Rességuier.
  • C’est trop, dit Eugène Sue. Tous les représentants sortirent.
    Cependant le pont de la Concorde se couvrait de troupes. Le général Vast-Vimeux, maigre, vieux, petit, ses cheveux blancs plats collés sur les tempes, en grand uni- forme, son chapeau bordé sur la tête, chargé de deux grosses épaulettes, étalant son écharpe, non de représentant, mais de général, laquelle écharpe, trop longue, traînait à terre, parcourait à pied le pont, et jetait aux soldats des cris inarticu- lés d’enthousiasme pour l’empire et le coup d’Etat. On voyait de ces figures-là en 1814. Seulement, au lieu de porter une grosse cocarde tricolore, elles portaient une grosse cocarde blanche. Au fond, même phénomène. Des vieux criant : Vive le passé ! Presque au même moment, M. de Larochejaquelein traversait la place de la Concorde entouré d’une centaine d’hommes en blouse qui le suivaient en silence et avec un air de curiosité. Plusieurs régiments de cavalerie étaient éche- lonnés dans la grande avenue des Champs-Elysées.

A huit heures, des forces formidables investissaient le palais législatif. Tous les abords en étaient gardés, toutes les portes en étaient fermées. Cependant quelques représentants parvenaient encore à s’introduire dans l’intérieur du palais, non, comme on l’a raconté à tort, par le passage de l’hôtel du président du côté de l’es- planade des Invalides, mais par la petite porte de la rue de Bourgogne, dite Porte Noire. Cette porte, par je ne sais quel oubli ou par je ne sais quelle combinaison, resta ouverte le 2 décembre jusque vers midi. La rue de Bourgogne était cepen- dant pleine de troupes. Des pelotons épars çà et là, rue de l’Université, laissaient circuler les passants, qui étaient rares.

Les représentants qui s’introduisaient par la porte de la rue de Bourgogne pé- nétraient jusque dans la salle des Conférences où ils rencontraient leurs collègues sortis de chez M. Dupin. Il y eut bientôt dans cette salle un groupe assez nombreux d’hommes de toutes les fractions de l’Assemblée, parmi lesquels MM. Eugène Sue, Richardet, Fayolle, Joret, Marc Dufraisse, Benoît (du Rhône), Canet, Gam- bon, d’Adelswœrd, Crépu, Repellin, Teilhard-Latérisse, Rantion, le général Laidet, Paulin Durieu, Chanay, Brillier, Collas (de la Gironde), Monet, Garnon, Favreau et Albert de Rességuier.

Chaque survenant consultait M. de Panat.

  • Ou sont les vice-présidents ?
  • En prison.
  • Et les deux autres questeurs ?
  • Aussi. Et je vous prie de croire, messieurs, ajoutait M. de Panat, que je ne suis pour rien dans l’affront qu’on m’a fait en ne m’arrêtant pas.

L’indignation était au comble ; toutes les nuances se confondaient dans le même sentiment de dédain et de colère, et M. de Rességuier n’était pas moins énergique qu’Eugène Sue. Pour la première fois l’Assemblée semblait n’avoir qu’un cœur et qu’une voix. Chacun disait enfin de l’homme de l’Elysée ce qu’il en pensait, et l’on s’aperçut alors que depuis longtemps Louis Bonaparte avait, sans qu’on s’en ren- dît compte, créé dans l’Assemblée une parfaite unanimité, l’unanimité du mépris.

M. Collas (de la Gironde) gesticulait et narrait. Il venait du ministère de l’in- térieur, il avait vu M. de Morny, il lui avait parlé, il était, lui M. Collas, outré du crime de M. Bonaparte. – Depuis, ce crime l’a fait conseiller d’Etat. M. de Panat allait et venait dans les groupes, annonçant aux représentants qu’il avait convo- qué l’Assemblée pour une heure. Mais il était impossible d’attendre jusque-là. Le temps pressait. Au palais Bourbon comme rue Blanche, c’était le sentiment gé- néral, chaque heure qui s’écoulait accomplissait le coup d’Etat, chacun sentait comme un remords le poids de son silence ou de son inaction ; le cercle de fer se resserrait, le flot des soldats montait sans cesse et envahissait silencieusement le palais ; à chaque instant on trouvait, à une porte, libre le moment d’auparavant, une sentinelle de plus. Cependant le groupe des représentants réunis dans la salle des Conférences était encore respecté. Il fallait agir, parler, siéger, lutter, et ne pas perdre une minute.

Gambon dit : Essayons encore de Dupin ; il est notre homme officiel ; nous avons besoin de lui. On alla le chercher. On ne le trouva pas. Il n’était plus là ; il avait dis- paru, il était absent, caché, tapi, blotti, enfoui, évanoui, enterré. Où ? Personne ne le savait. La lâcheté a des trous inconnus.

Tout à coup un homme entra dans la salle, un homme étranger à l’Assemblée, en uniforme, avec l’épaulette d’officier supérieur et l’épée au côté. C’était un chef de bataillon du 42e qui venait sommer les représentants de sortir de chez eux. Tous, les royalistes comme les républicains, se ruèrent sur lui, c’est l’expression d’un témoin oculaire indigné. Le général Laidet lui adressa de ces paroles qui ne tombent pas dans l’oreille, mais sur la joue.

  • Je fais mon métier, j’exécute ma consigne, balbutiait l’officier.
  • Vous êtes un imbécile si vous croyez que vous faites votre métier, lui cria Lai- det, et vous êtes un misérable si vous savez que vous faites un crime ! Entendez- vous ce que je vous dis ? fâchez-vous, si vous l’osez.

L’officier refusa de s’irriter et reprit : – Ainsi, messieurs, vous ne voulez pas vous retirer ?

  • Non.
  • Je vais chercher la force.
  • Soit.

Il sortit, et en réalité alla chercher des ordres au ministère de l’intérieur.

Les représentants attendirent dans cette espèce de trouble indescriptible qu’on pourrait appeler la suffocation du droit devant la violence.

Bientôt un d’eux, qui était sorti, rentra précipitamment et les avertit que deux compagnies de gendarmerie mobile arrivaient le fusil au poing.

Marc Dufraisse s’écria :

  • Que l’attentat soit complet ! que le coup d’Etat vienne nous trouver sur nos sièges ! Allons à la salle des séances ! Il ajouta : Puisque nous y sommes, donnons- nous le spectacle réel et vivant d’un 18 brumaire.

Ils se rendirent tous à la salle des séances. Le passage était libre. La salle Casimir- Perier n’était pas encore occupée par la troupe.

Ils étaient soixante environ. Plusieurs avaient ceint leurs écharpes. Ils entrèrent avec une sorte de recueillement dans la salle.

Là, M. de Rességuier, dans une bonne intention d’ailleurs, et afin de former un groupe plus compact, insista pour que tous s’installassent au côté droit.

  • Non, dit Marc Dufraisse, chacun à son banc.

Ils se dispersèrent dans la salle, chacun à sa place ordinaire.

M. Monet, qui siégeait sur un des bancs inférieurs du centre gauche, tenait dans ses mains un exemplaire de la Constitution.

Quelques minutes s’écoulèrent. Personne ne parlait. C’était ce silence de l’at- tente qui précède les actes décisifs et les crises finales, et pendant lequel chacun semble écouter respectueusement les dernières instructions de sa conscience.

Tout à coup des soldats de gendarmerie mobile, précédés d’un capitaine le sabre nu, parurent sur le seuil. La salle des séances était violée. Les représentants se le- vèrent de tous les bancs à la fois, criant : Vive la République ! puis ils se rassirent.

Le représentant Monet resta seul debout, et d’une voix haute et indignée, qui retentissait comme un clairon dans la salle vide, ordonna aux soldats de s’arrêter.

Les soldats s’arrêtèrent, regardant les représentants d’un air ahuri.

Les soldats n’encombraient encore que le couloir de gauche, et ils n’avalent pas dépassé la tribune.

Alors le représentant Monet lut les articles 36, 37 et 68 de la Constitution.

Les articles 36 et 37 consacraient l’inviolabilité des représentants. L’article 68 destituait le président dans le cas de trahison.

Ce moment fut solennel. Les soldats écoutaient silencieusement.

Les articles lus, le représentant d’Adelswœrd, qui siégeait au premier banc in- férieur de la gauche et qui était le plus près des soldats, se tourna vers eux et leur dit :

  • Soldats, vous le voyez, le président de la République est un traître et veut faire de vous des traîtres. Vous violez l’enceinte sacrée de la représentation nationale. Au nom de la Constitution, au nom des lois, nous vous ordonnons de sortir.

Pendant qu’Adelswœrd parlait, le chef de bataillon commandant la gendarme- rie mobile était entré.

  • Messieurs, dit-il, j’ai ordre de vous inviter à vous retirer, et si vous ne vous retirez pas, de vous expulser.
  • L’ordre de nous expulser ! s’écria Adelswœrd ; et tous les représentants ajou- tèrent : L’ordre de qui ? Voyons l’ordre ! Qui a signé l’ordre ?

Le commandant tira un papier et le déplia. A peine l’eut-il déplié qu’il fit un mouvement pour le remettre dans sa poche ; mais le général Laidet s’était jeté sur lui et lui avait saisi le bras. Plusieurs représentants se penchèrent, et on lut l’ordre d’expulsion de l’Assemblée, signé FORTOUL, ministre de la marine .

Marc Dufraisse se tourna vers les gendarmes mobiles et leur cria :

  • Soldats ! votre seule présence ici est une forfaiture. Sortez !

Les soldats semblaient indécis. Mais tout à coup une seconde colonne débou- cha par la porte de droite, et, sur un geste du commandant, le capitaine cria :

  • En avant ! F…..-les tous dehors !

Alors commença on ne sait quelle lutte corps à corps entre les gendarmes et les législateurs. Les soldats, le fusil au poing, entrèrent dans les bancs du sénat. Repellin, Chanay, Rantion furent violemment arrachés de leurs sièges. Deux gen- darmes se ruèrent sur Marc Dufraisse, deux sur Gambon. Ils se débattirent long- temps au premier banc de droite, à la place même où avaient coutume de siéger MM. Odilon Barrot et Abbatucci. Paulin Durieu résista à la violence par la force ; il fallut trois hommes pour le détacher de son banc. Monet fut renversé sur la ban- quette des commissaires. Ils saisirent d’Adelswœrd à la gorge, et le jetèrent hors de sa stalle. Richardet, infirme, fut culbuté et brutalisé. Quelques-uns furent touchés par la pointe des bayonnettes ; presque tous eurent leurs vêtements déchirés.

Le commandant criait aux soldats : Faites le râteau ! Ce fut ainsi que soixante représentants du peuple furent pris au collet par le coup d’Etat et chassés de leurs sièges. La voie de fait compléta la trahison. L’acte matériel fut digne de l’acte mo- ral.

Les trois derniers qui sortirent furent Fayolle, Teilhard-Latérisse et Paulin Du- rieu.

On leur laissa passer la grande porte du palais, et ils se trouvèrent place de Bour- gogne.

La place de Bourgogne était occupée par le 42e de ligne sous les ordres du colo- nel Degardarens.

Entre le palais et la statue de la République qui occupait le centre de la place, une pièce de canon était braquée sur l’Assemblée, en face de la grande porte.

A côté de la pièce, des chasseurs de Vincennes chargeaient leurs armes et dé- chiraient des cartouches.

Le colonel Degardarens était à cheval près d’un groupe de soldats qui attira l’at- tention des représentants Teilhard-Latérisse, Fayolle et Paulin Durieu.

Au milieu de ce groupe se débattaient énergiquement trois hommes arrêtés criant : Vive la Constitution ! Vive la République !

Fayolle, Paulin Durieu et Teilhard-Latérisse s’approchèrent et reconnurent dans les trois prisonniers trois membres de la majorité, les représentants Toupet des Vignes, Radoult de Lafosse et Arbey.

Le représentant Arbey réclamait vivement. Comme il élevait la voix, le colonel Degardarens lui coupa la parole en ces termes qui méritent d’être conservés :

  • Taisez-vous ! un mot de plus, je vous fait crosser !

Les trois représentants de la gauche, indignés, sommèrent le colonel de relâcher leurs collègues.

  • Colonel, dit Fayolle, vous violez trois fois la loi.
  • Je vais la violer six fois, répondit le colonel ; et il fit arrêter Fayolle, Paulin Du- rieu et Teilhard-Latérisse.

Les soldats reçurent l’ordre de les conduire au poste du palais en construction pour le ministère des affaires étrangères.

Chemin faisant, les six prisonniers, marchant entre deux files de bayonnettes, rencontrèrent trois autres de leurs collègues, les représentants Eugène Sue, Cha- nay et Benoît (du Rhône).

Eugène Sue barra le passage à l’officier qui commandait le détachement et lui dit :

  • Nous vous sommons de mettre nos collègues en liberté.
  • Je ne puis, répondit l’officier.
  • En ce cas, complétez vos crimes, dit Eugène Sue. Nous vous sommons de nous arrêter, nous aussi.

L’officier les arrêta.

On les mena au poste du ministère projeté des affaires étrangères et de là plus tard à la caserne du quai d’Orsay. Ce ne fut qu’à la nuit que deux compagnies de ligne vinrent les chercher pour les transférer à ce dernier gîte.

Tout en les faisant placer entre les soldats, l’officier commandant les salua jus- qu’à terre et leur dit avec politesse : – Messieurs, les armes de mes hommes sont chargées.

L’évacuation de la salle s’était faite, comme nous l’avons dit, tumultueusement, les soldats poussant les représentants devant eux par toutes les issues.

Les uns, et dans le nombre ceux dont nous venons de parler, sortirent par la rue de Bourgogne ; les autres furent entraînés par la salle des Pas-Perdus vers la grille qui fait face au pont de la Concorde.

La salle des Pas-Perdus a pour antichambre une espèce de salle-carrefour sur laquelle s’ouvrent l’escalier des tribunes hautes, et plusieurs portes, entre autres la grande porte vitrée de la galerie qui aboutit aux appartements du président de l’Assemblée.

Parvenus à cette salle-carrefour qui est contiguë à la petite rotonde où est la porte latérale de sortie du palais, les soldats laissèrent libres les représentants.

Il se forma là en quelques instants un groupe dans lequel les représentants Ca- net et Favreau prirent la parole. Un cri s’éleva : Allons chercher Dupin, traînons-le ici, s’il le faut !

On ouvrit la porte vitrée et l’on se précipita dans la galerie. Cette fois, M. Du- pin était chez lui. M. Dupin, ayant appris que les gendarmes avaient fait évacuer la salle, était sorti de sa cachette. L’Assemblée étant terrassée, Dupin se dressait debout. La loi étant prisonnière, cet homme se sentait délivré.

Le groupe de représentants conduit par MM. Canet et Favreau le trouva dans son cabinet.

Là s’engagea un dialogue. Les représentants sommèrent le président de se mettre à leur tète et de rentrer dans la salle, lui l’homme de l’Assemblée, avec eux les hommes de la Nation.

M. Dupin refusa net, tint bon, fut très ferme, se cramponna héroïquement à son néant.

  • Que voulez-vous que je fasse ? disait-il, mêlant à ses protestations effarées force axiomes de droit et citations latines, instinct des oiseaux jaseurs qui débitent tout leur répertoire quand ils ont peur. Que voulez-vous que je fasse ? Qui suis-je ? Que puis-je ? je ne suis rien. Personne n’est plus rien. Ubi nihil , nihil . La force est là. Où il y a la force, le peuple perd ses droits. Novus nascitur ordo . Prenez-en votre parti. Je suis bien obligé de me résigner, moi. Dura lex , sed lex . Loi selon la nécessité, entendons-nous bien, et non loi selon le droit. Mais qu’y faire ? Qu’on me laisse tranquille. Je ne peux rien, je fais ce que je peux. Ce n’est pas la bonne volonté qui me manque. Si j’avais quatre hommes et un caporal, je les ferais tuer.
  • Cet homme ne connaît que la force, dirent les représentants ; eh bien, usons de la force.

On lui fit violence, on lui passa une écharpe comme une corde autour du cou, et, comme on l’avait dit, on le traîna vers la salle, se débattant, réclamant sa « liberté», se lamentant, se rebiffant, – je dirais ruant, si le mot n’était pas noble. Quelques minutes après l’évacuation, cette salle des Pas-Perdus, qui venait de voir passer les représentants empoignés par les gendarmes, vit passer M. Dupin empoigné par les représentants.

On n’alla pas loin. Les soldats barraient la grande porte ouverte à deux battants. Le colonel Espinasse accourut, le commandant de la gendarmerie accourut. On voyait passer de la poche du commandant les pommeaux d’une paire de pistolets.

Le colonel était pâle, le commandant était pâle, M. Dupin était blême. Des deux côtés on avait peur. M. Dupin avait peur du colonel ; le colonel, certes, n’avait pas peur de M. Dupin, mais derrière cette risible et misérable figure il voyait se dresser quelque chose de terrible, son crime, et il tremblait. Il y a dans Homère une scène où Némésis apparaît derrière Thersite.

M. Dupin resta quelques moments interdit, abruti et muet.

Le représentant Gambon lui cria :

  • Parlez donc, monsieur Dupin, la gauche ne vous interrompt pas.

Alors, la parole des représentants dans les reins, la bayonnette des soldats de- vant la poitrine, le malheureux parla. Ce qui sortit de sa bouche en ce moment, ce que le président de l’Assemblée souveraine de France balbutia devant les gen- darmes à cette minute suprême, on ne saurait le recueillir.

Ceux qui ont entendu ces derniers hoquets de la lâcheté agonisante se sont hâtés d’en purifier leurs oreilles. Il paraît pourtant qu’il bégaya quelque chose comme ceci :

  • Vous êtes la force, vous avez des bayonnettes, j’invoque le droit, et je m’en vais.
    J’ai l’honneur de vous saluer.

Il s’en alla.

On le laissa s’en aller. Au moment de sortir, il se retourna et laissa encore tomber quelques mots. Nous ne les ramasserons pas. L’histoire n’a pas de hotte.

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