Histoire d’un crime de Victor Hugo

XX. Enterrement d’un grand anniversaire
Telle fut cette première journée. Regardons-la fixement. Elle le mérite. C’est l’anniversaire d’Austerlitz ; le neveu fête l’oncle. Austerlitz est la bataille la plus éclatante de l’histoire ; le neveu se propose ce problème : faire une noirceur aussi grande que cette splendeur. Il y réussit.

Cette première journée, que d’autres suivront, est déjà complète. Tout y est. C’est le plus effrayant essai de poussée en arrière qui ait jamais été tenté. Jamais un tel écroulement de civilisation ne s’est vu. Tout ce qui était l’édifice est main- tenant la ruine ; le sol en est jonché. En une nuit l’inviolabilité de la loi, le droit du citoyen, la dignité du juge, l’honneur du soldat, ont disparu. D’épouvantables remplacements ont eu lieu ; il y avait le serment, il y a le parjure ; il y avait le dra- peau, il y a un haillon ; il y avait l’armée, il y a une bande ; il y avait la justice, il y a la forfaiture ; il y avait le code, il y a le sabre ; il y avait un gouvernement, il y a une escroquerie ; il y avait la France, il y a une caverne. Cela s’appelle la société sauvée.

C’est le sauvetage du voyageur par le voleur. La France passait, Bonaparte l’a arrêtée.
L’hypocrisie qui a précédé le crime égale en difformité l’effronterie qui l’a suivi. La nation était confiante et tranquille. Secousse subite et cynique. L’histoire n’a rien constaté de pareil au 2 décembre. Ici nulle gloire, rien que de l’abjection. Aucun trompe-l’œil. On se déclarait honnête, on se déclare infâme ; rien de plus simple. Cette journée, presque inintelligible dans sa réussite, a prouvé que la po- litique a son obscénité. La trahison a brusquement relevé sa jupe immonde ; elle a dit : Eh bien, oui ! Et l’on a vu les nudités d’une âme malpropre. Louis Bonaparte s’est montré sans masque, ce qui a laissé voir l’horreur, et sans voile, ce qui a laissé voir le cloaque.

Hier président de la République, aujourd’hui un chourineur. Il a juré, il jure en- core ; mais l’accent a changé. Le serment est devenu le juron. Hier on s’affirmait vierge, aujourd’hui on entre au lupanar, et l’on rit des imbéciles. Figurez-vous Jeanne d’Arc s’avouant Messaline. C’est là le Deux-Décembre.

Des femmes sont mêlées à ce forfait. C’est un attentat mélangé de boudoir et de chiourme. Il s’en dégage, à travers la fétidité du sang, une vague odeur de patchouli. Les complices de ce brigandage sont des hommes aimables, Romieu, Morny ; faire des dettes, cela mène à faire des crimes.

L’Europe fut stupéfaite. C’était le coup de foudre d’un filou. Il faut s’avouer que le tonnerre peut tomber en de mauvaises mains. Palmerston, ce traître, approuva ; le vieux Metternich, rêveur dans sa villa du Rennweg, hocha la tête. Quant à Soult, l’homme d’Austerlitz après Napoléon, il fit ce qu’il avait à faire ; le jour même de ce crime, il mourut. Hélas ! et Austerlitz aussi.

Notes

Chapitre 2

I. On vient pour m’arrêter
Pour aller de la rue Popincourt à la rue Caumartin, il faut traverser tout Paris. Nous trouvâmes partout un grand calme apparent. Il était une heure du matin quand nous arrivâmes chez M. de la R. Le fiacre s’arrêta près d’une grille que M. de la R. ouvrit à l’aide d’un passe-partout ; à droite, sous la voûte, un escalier montait au premier étage d’un corps de logis isolé que M. de la R. habitait et où il m’intro- duisit.

Nous pénétrâmes dans un petit salon fort richement meublé, éclairé d’une veilleuse et séparé de la chambre à coucher par une portière en tapisserie aux deux tiers fer- mée. M. de la R. entra dans cette chambre et en ressortit quelques minutes après,
en compagnie d’une ravissante femme blanche et blonde, en robe de chambre, les cheveux dénoués, belle, fraîche, stupéfaite, douce pourtant, et me considérant avec cet effarement qui dans un jeune regard est une grâce de plus. Madame de la R. venait d’être réveillée par son mari. Elle resta un moment sur le seuil de sa chambre, souriant, dormant, très étonnée, un peu effrayée, fixant ses yeux tour à tour sur son mari et sur moi, n’ayant jamais songé peut-être à ce que c’était que la guerre civile, et la voyant entrer brusquement chez elle au milieu de la nuit, sous cette forme inquiétante d’un inconnu qui demande un asile.

Je fis à Madame de la R. mille excuses qu’elle reçut avec une bonté parfaite, et la charmante femme profita de l’incident pour aller caresser une jolie petite fille de deux ans qui dormait au fond du salon dans son berceau, et l’enfant qu’elle baisa lui fit pardonner au proscrit qui la réveillait.

Tout en causant, M. de la R. alluma un excellent feu dans la cheminée, et sa femme, avec un oreiller et des coussins, un caban à lui, une pelisse à elle, m’im- provisa en face de la cheminée un lit sur un canapé un peu court que nous allon- geâmes avec un fauteuil.

Pendant la délibération de la rue Popincourt, que je venais de présider, Baudin m’avait passé son crayon pour prendre note de quelques noms. J’avais encore ce crayon sur moi. J’en profitai pour écrire à ma femme un billet que Madame de la R. se chargea de porter elle-même à Madame Victor Hugo le lendemain. Tout en vidant mes poches, j’y trouvai une loge pour les Italiens que j’offris à Madame de la R.

Je regardais ce berceau, ces deux beaux jeunes gens heureux, et moi avec mes cheveux et mes habits en désordre, mes souliers couverts de boue, une pensée sombre dans l’esprit, et je me faisais un peu l’effet du hibou dans le nid des rossi- gnols.

Quelques instants après M. et Madame de la R. avaient disparu dans leur chambre, la portière entr’ouverte s’était refermée, je m’étais étendu tout habillé sur le ca- napé, et ce doux nid, troublé par moi, était rentré dans son gracieux silence.

On peut dormir la veille d’une bataille entre armées, la veille d’une bataille entre citoyens on ne dort pas. Je comptai toutes les heures qui sonnaient à une église peu éloignée ; toute la nuit passèrent dans la rue, qui était sous les fenêtres du salon où j’étais couché, des voitures qui s’enfuyaient de Paris ; elles se succédaient rapides et pressées ; on eût dit la sortie d’un bal. Ne pouvant dormir, je m’étais levé. J’avais un peu écarté les rideaux de mousseline d’une fenêtre, et je cherchais à voir dehors ; l’obscurité était complète. Pas d’étoiles, les nuages passaient avec la violence diffuse d’une nuit d’hiver. Un vent sinistre soufflait. Ce vent des nuées ressemblait au vent des éléments.

Je regardais l’enfant endormi.

J’attendais le petit jour. Il vint. M. de la R. m’avait expliqué, sur ma demande, de quelle façon je pourrais sortir sans déranger personne. Je baisai au front l’en- fant, et je sortis du salon. Je descendis en fermant les portes derrière moi le plus doucement que je pus pour ne pas réveiller Madame de la R. La grille s’ouvrit, et je me trouvai dans la rue. Elle était déserte, les boutiques étaient encore fermées, une laitière, son âne à côté d’elle, rangeait paisiblement ses pots sur le trottoir.

Je n’ai plus revu M. de la R. J’ai su depuis dans l’exil qu’il m’avait écrit, et que sa lettre avait été interceptée. Il a, je crois, quitté la France. Que cette page émue lui porte mon souvenir.

La rue Caumartin donne dans la rue Saint-Lazare. Je me dirigeai de ce côté-là. Il faisait tout à fait jour ; j’étais à chaque instant atteint et dépassé par des fiacres chargés de malles et de paquets, qui se hâtaient vers le chemin de fer du Havre. Les passants commençaient à se montrer. Quelques équipages du train remontaient la rue Saint-Lazare en même temps que moi. Vis-à-vis le n° 42, autrefois habité par Mlle Mars, je vis une affiche fraîche posée sur le mur, je m’approchai, je reconnus les caractères de l’Imprimerie nationale, et je lus :

COMPOSITION DU NOUVEAU MINISTÈRE

Intérieur, M . de Morny .

Guerre, M . le général de division de Saint – Arnaud . Affaires étrangères, M . de Turgot .
Justice, M . Rouher . Finances, M . Fould . Marine, M . Ducos .
Travaux publics, M . Magne . Instruction publique, M . H . Fortoul . Commerce, M . Lefebvre – Duruflé .
J’arrachai l’affiche et je la jetai dans le ruisseau ; les soldats du train qui me- naient les fourgons me regardèrent faire et passèrent leur chemin.

Rue Saint-Georges, près d’une porte bâtarde, encore une affiche. C’était l’AP- PEL AU PEUPLE. Quelques personnes la lisaient. Je la déchirai, malgré la résis- tance du portier qui me parut avoir la fonction de la garder.

Comme je passais place Bréda, quelques fiacres y étaient déjà arrivés. J’en pris un.

J’étais près de chez moi, la tentation était trop forte, j’y allai. En me voyant tra- verser la cour, le portier me regarda d’un air stupéfait. Je sonnai. Mon domestique Isidore vint m’ouvrir et jeta un grand cri : – Ah ! c’est vous, monsieur ! On est venu cette nuit pour vous arrêter. – J’entrai dans la chambre de ma femme, elle était couchée, mais ne dormait pas, et me conta la chose.

Elle s’était couchée à onze heures. Vers minuit et demi, à travers cette espèce de demi-sommeil qui ressemble à l’insomnie, elle entendit des voix d’hommes. Il lui sembla qu’Isidore parlait à quelqu’un dans l’antichambre. Elle n’y prit d’abord pas garde et essaya de s’endormir, mais le bruit de voix continua. Elle se leva sur son séant, et sonna.

Isidore arriva. Elle lui demanda :

  • Est-ce qu’il y a là quelqu’un ?
  • Oui, madame.
  • Qui est-ce ?
  • C’est quelqu’un qui désire parler à monsieur.
  • Monsieur est sorti.
  • C’est ce que j’ai dit, madame.
  • Eh bien ? Ce monsieur ne s’en va pas ?
  • Non, madame. Il dit qu’il a absolument besoin de parler à M. Victor Hugo et qu’il attendra.

Isidore s’était arrêté sur le seuil de la chambre à coucher. Pendant qu’il parlait, un homme gras, frais, vêtu d’un paletot sous lequel on voyait un habit noir, appa- rut à la porte derrière lui.

Madame Victor Hugo aperçut cet homme qui écoutait en silence.

  • C’est vous, monsieur, qui désirez parler à M. Victor Hugo ?
  • Oui, madame.
  • Il est sorti.
  • J’aurai l’honneur de l’attendre, madame.
  • Il ne rentrera pas.
  • Il faut pourtant que je lui parle.
  • Monsieur, si c’est quelque chose qu’il soit utile de lui dire, vous pouvez me le confier à moi en toute sécurité, je le lui rapporterai fidèlement.
  • Madame, c’est à lui-même qu’il faut que je parle.
  • Mais de quoi s’agit-il donc ? Est-ce des affaires politiques ? L’homme. ne répondit pas.
  • A ce propos, reprit ma femme, que se passe-t-il ?
  • Je crois, madame, que tout est terminé.
  • Dans quel sens ?
  • Dans le sens du président.

Ma femme regarda cet homme fixement et lui dit :

  • Monsieur, vous venez pour arrêter mon mari.
  • C’est vrai, madame, répondit l’homme en entr’ouvrant son paletot, qui laissa voir une ceinture de commissaire de police.

Il ajouta après un silence : – Je suis commissaire de police et je suis porteur d’un mandat pour arrêter M. Victor Hugo. Je dois faire perquisition et fouiller la maison.

  • Votre nom, Monsieur ? lui dit Madame Victor Hugo.
  • Je m’appelle Yver.
  • Vous connaissez la Constitution ?
  • Oui, madame..
  • Vous savez que les représentants du peuple sont inviolables ?
  • Oui madame.
  • C’est bien, monsieur, dit-elle froidement. Vous savez que vous commettez un crime. Les jours comme celui-ci ont un lendemain. Allez, faites.
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