Histoire d’un crime de Victor Hugo

III.
A une heure trois quarts du matin, au quartier général de Mouzon, Albert, prince royal de Saxe, mettait en mouvement l’armée de la Meuse ; la garde royale prenait les armes par alerte, et deux divisions se dirigeaient, l’une sur Villers-Cernay, par Escombres et Pouru-aux-Bois, l’autre sur Francheval, par Sachy et Pouru-Saint- Rémy. L’artillerie de la garde suivait.

Au même instant, le 12e corps saxon prenait les armes par alerte, et, par la grande route au sud de Douzy, abordait Lamécourt et se dirigeait sur la Moncelle ; le 1er corps bavarois marchait sur Bazeilles, soutenu à Reuilly-sur-Meuse par une division d’artillerie du 4e corps. L’autre division du 4e corps passait la Meuse à Mouzon et se massait en réserve à Mairy, sur la rive droite. Les trois colonnes se maintenaient reliées entre elles. L’ordre était donné aux avant-gardes de ne com- mencer aucun mouvement offensif avant cinq heures, et d’occuper silencieuse- ment Pouru-aux-Bois, Pouru-Saint-Rémy et le Douay. On avait laissé les sacs aux bagages. Les trains ne bougeaient pas. Le prince de Saxe était à cheval sur la hau- teur d’Amblimont.

A la même heure, au quartier général de Chémery, Blumenthal faisait construire par la division wurtembergeoise un pont sur la Meuse. Le 11e corps, rompant avant le jour, traversait la Meuse à Dom-le-Mesnil et à Donchery, et gagnait Vrigne- sur-Bois. L’artillerie suivait, et commandait la route de Vrigne à Sedan. La division wurtembergeoise gardait le pont construit par elle et commandait la route de Se- dan à Mézières. A cinq heures, le 2e corps bavarois, artillerie en tête, faisait rompre une de ses divisions, et la portait par Bulson sur Frénois ; l’autre division passait par Noyers et se formait devant Sedan entre Frénois et Wadelincourt. L’artillerie de réserve était en batterie sur les hauteurs de la rive gauche, en face de Donchery.

Au même moment, la 6e division de cavalerie rompait de Mazeray, et, par Bou- tancourt et Boulzicourt, gagnait la Meuse à Flize ; la 2e division de cavalerie quit- tait ses cantonnements et prenait position au sud de Boutancourt, la 4e division de cavalerie prenait position au sud de Frénois, le 1er corps bavarois s’installait à Remilly, la 5e division de cavalerie et le 6e corps observaient, et tous, en ligne et en ordre, massés sur les hauteurs, attendaient que l’aube parût. Le prince de Prusse était à cheval sur la colline de Frénois.

En même temps, sur tous les points de l’horizon, d’autres mouvements pareils s’opéraient de toutes parts. Les hautes collines furent toutes subitement envahies par une immense armée noire. Pas un cri de commandement. Deux cent cin- quante mille hommes vinrent, muets, faire un cercle autour du fond de Givonne.

Voici quel fut ce cercle :

Les bavarois, aile droite, à Bazeilles, sur la Meuse ; près des bavarois, les saxons, à la Moncelle et à Daigny ; en face de Givonne, la garde royale ; le 5e corps à Saint- Menges ; le 2e à Fleigneux ; sur la courbe de la Meuse, entre Saint-Menges et Don- chery, les wurtembergeois ; le comte Stolberg et sa cavalerie, à Donchery ; sur le front, vers Sedan, la deuxième armée bavaroise.

Tout cela s’exécuta d’une façon spectrale, en ordre, sans un souffle, sans un bruit, à travers les forêts, les ravins et les vallées. Marche tortueuse et sinistre. Al- longement de reptiles.

A peine entendait-on un murmure sous les feuilles profondes. La bataille silen- cieuse fourmillait dans les ténèbres en attendant le jour.

L’armée française dormait. Tout à coup elle se réveilla. Elle était prisonnière.
Le soleil se leva, splendide du côté de Dieu, terrible du côté de l’homme.

IV.
Fixons la situation.

Les allemands ont pour eux le nombre ; ils sont trois contre un, quatre peut- être ; ils avouent deux cent cinquante mille hommes, mais il est certain que leur front d’attaque était de trente kilomètres ; ils ont pour eux les positions, ils cou- ronnent les hauteurs, ils emplissent les forêts, ils sont couverts par tous ces es- carpements, ils sont masqués par toute cette ombre ; ils ont une artillerie incom- parable. L’armée française est dans un fond, presque sans artillerie et sans muni- tions, toute nue sous leur mitraille. Les allemands ont pour eux l’embuscade, les français n’ont pour eux que l’héroïsme. Mourir est beau, mais surprendre est bon.

Une surprise, c’est là ce fait d’armes.

Est-ce de bonne guerre ? Oui. Mais si ceci est la bonne guerre, qu’est-ce que la mauvaise ?

C’est la même chose.

Cela dit, la bataille de Sedan est racontée.

On voudrait s’arrêter là. Mais on ne peut. Quelle que soit l’horreur de l’historien, l’histoire est un devoir, et ce devoir veut être rempli. Il n’y a pas de pente plus impérieuse que celle-ci : dire la vérité ; qui s’y aventure roule jusqu’au fond. Il le faut. Le justicier est condamné à la justice.

La bataille de Sedan est plus qu’une bataille qui se livre ; c’est un syllogisme qui s’achève ; redoutable préméditation du destin. Le destin ne se hâte jamais, mais arrive toujours. A son heure, le voilà. Il laisse passer les années, puis, au moment où l’on y songe le moins, il apparaît. Sedan, c’est l’inattendu, fatal. De temps en temps, dans l’histoire, la logique divine fait des sorties. Sedan est une de ces sor- ties.

Donc le 1er septembre, à cinq heures du matin, le monde s’éveilla sous le soleil et l’armée française sous la foudre.

V.
Bazeilles prend feu, Givonne prend feu, Floing prend feu ; cela commence par
une fournaise. Tout l’horizon est une flamme. Le camp français est dans ce cratère, stupéfait, effaré, en sursaut, fourmillement funèbre. Un cercle de tonnerres envi- ronne l’armée. On est cerné par l’extermination. Ce meurtre immense se fait sur tous les points à la fois. Les français résistent, et ils sont terribles, n’ayant plus que le désespoir. Nos canons, presque tous de vieux modèle et de peu de portée, sont tout de suite démontés par le tir effroyable et précis des prussiens. La densité de la pluie d’obus sur la vallée est telle que « la terre en est toute rayée, dit un témoin, ”comme” ”par” ”un” ”râteau” ». Combien de canons ? Onze cents au moins. Douze batteries allemandes, rien que sur la Moncelle ; la 3e et la 4e abtheilung, artillerie épouvantable, sur les crêtes de Givonne, avec la 2e batterie à cheval pour réserve ; en face de Daigny, dix batteries saxonnes et deux wurtembergeoises ; le rideau d’arbres du bois au nord de Villers-Cernay cache l’abtheilung montée, qui est là avec la 3e grosse artillerie en réserve, et de ce taillis ténébreux sort un feu formi- dable ; les vingt-quatre pièces de la 1e grosse artillerie sont en batterie dans la clai- rière voisine du chemin de la Moncelle à la Chapelle ; la batterie de la garde royale incendie le bois de la Garenne ; les bombes et les boulets criblent Sachy, Fran- cheval, Pouru-Saint-Rémy et la vallée entre Heibes et Givonne ; et le triple et qua- druple rang des bouches à feu se prolonge, sans solution de continuité, jusqu’au calvaire d’Illy, point extrême de l’horizon. Les soldats allemands, assis ou couchés devant les batteries, regardent travailler l’artillerie. Les soldats français tombent et meurent. Parmi les cadavres qui couvrent la plaine, il y en a un, le cadavre d’un officier, sur lequel on trouvera, après la bataille, un pli cacheté contenant cet ordre signé NAPOLÉON : ”Aujourd’hui” ”1er” ”septembre”, ”repos” ”pour” ”toute” ”l’ar- mée” 2 . Le vaillant 35e de ligne disparaît presque tout entier sous l’écrasement des obus ; la brave infanterie de marine tient un moment en échec les saxons mêlés aux bavarois, mais, débordée de toutes parts, recule ; toute l’admirable cavalerie de la division Margueritte, lancée contre l’infanterie allemande, s’arrête et s’ef- fondre à mi-chemin, exterminée, dit le rapport prussien, « par des feux bien ajus- tés et tranquilles ». Ce champ de carnage a trois issues ; toutes trois barrées ; la route de Bouillon, par la garde prussienne, la route de Carignan, par les bavarois, la route de Mézières, par les wurtembergeois. Les français n’ont pas songé à bar- ricader le viaduc du chemin de fer, trois bataillons allemands l’ont occupé dans la nuit ; deux maisons isolées sur la route de Balan pouvaient être le pivot d’une longue résistance, les allemands y sont ; le parc de Monvillers à Bazeilles, touffu et profond, pouvait empêcher la jonction des saxons maîtres de la Moncelle et des bavarois maîtres de Bazeilles, on y a été devancé ; on y trouve les bavarois cou- pant les haies avec leurs serpes. L’armée allemande se meut tout d’une pièce dans une unité absolue, le prince de Saxe est sur la colline de Mairy d’où il domine toute l’action ; le commandement oscille dans l’armée française. Au commencement de la bataille, à cinq heures trois quarts, Mac-Mahon est blessé d’un éclat d’obus ; à sept heures, Ducrot le remplace ; à dix heures, Wimpffen. remplace Ducrot. D’ins- tant en instant, le mur de feu se rapproche, le roulement de foudre est continu,
2 La Guerre franco-allemande de 1870-1871, rapport de l’état – major prussien , p . 1087 .

sinistre pulvérisation de quatre-vingt mille hommes, jamais rien de semblable ne s’est vu, jamais armée ne s ?est abîmée sous un pareil écroulement de mitraille. A une heure, tout est perdu. Les régiments pêle-mêle se réfugient dans Sedan. Mais Sedan commence à brûler ; le Dijonval brûle, les ambulances brûlent ; il n’y a plus de possible qu’une trouée. Wimpffen, brave et ferme, la propose à l’empereur. Le 3e zouaves, éperdu, a donné l’exemple ; coupé du reste de l’armée, il s’est frayé un passage et a gagné la Belgique. Fuite des lions.

Tout à coup, au-dessus du désastre, au-dessus du monceau énorme des morts et des mourants, au-dessus de tout cet héroïsme infortuné, apparaît la honte. Le drapeau blanc est arboré.

Il y avait là Turenne et Vauban, tous deux présents, l’un par sa statue, l’autre par sa citadelle.

La statue et la citadelle assistèrent à la capitulation épouvantable. Ces deux vierges, l’une de bronze, l’autre de granit, se sentirent prostituées. O face auguste de la patrie ! O rougeur éternelle !

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