Histoire d’un crime de Victor Hugo

VII. L’Archevêque
Dans cette journée obscure et tragique une idée vint à un homme du peuple.

C’était un ouvrier appartenant à l’honnête et imperceptible minorité des démo- crates catholiques. La double exaltation de son esprit, révolutionnaire d’un côté, mystique de l’autre, le rendait. un peu suspect dans le peuple, même à ses cama- rades et à ses amis. Assez dévot pour être appelé jésuite par les socialistes, assez républicain pour être appelé rouge par les réacteurs, il était dans les ateliers du faubourg une exception. Or ce qu’il faut, dans les conjonctures suprêmes, pour saisir et gouverner les masses, ce sont les exceptions par le génie, non les excep- tions par l’opinion. Il n’y a pas d’originalité révolutionnaire. Pour être quelque chose dans les temps de régénération et dans les jours de lutte sociale, il faut bai- gner en plein dans les puissants milieux homogènes qu’on appelle les partis. Les grands courants d’hommes suivent les grands courants d’idées, et le vrai chef ré- volutionnaire est celui qui sait le mieux pousser ceux-ci dans le sens de celles-là.

Or, l’évangile est d’accord avec la Révolution, mais le catholicisme non. Cela tient à ce que la papauté n’est pas d’accord avec l’évangile. On comprend à mer- veille le républicain chrétien, on ne comprend pas le démocrate catholique. C’est un composé de deux contraires. C’est un esprit dans lequel la négation barre le passage à l’affirmation. C’est un neutre.

Or, en temps de révolution, qui dit neutre dit impuissant.

Pourtant, dès les premières heures de la résistance au coup d’Etat, l’ouvrier catholique-démocrate dont nous racontons ici le noble effort se jeta si résolu- ment dans la cause du juste et du vrai qu’en peu d’instants il changea la défiance en confiance et fut acclamé par le peuple. Il fut si vaillant à la construction de la barricade de la rue Aumaire que d’une voix unanime on l’en nomma chef. Au mo- ment de l’attaque, il la défendit comme il l’avait bâtie, ardemment. Ce fut là un triste et glorieux champ de combat ; la plupart de ses compagnons y furent tués, et lui n’échappa que par miracle.

Cependant il parvint à rentrer chez lui, et il se dit avec angoisse : – Tout est perdu.

Il lui semblait évident que les profondes masses du peuple ne se soulèveraient pas. Vaincre le coup d’Etat par une révolution, cela paraissait désormais impos- sible ; on ne pouvait plus le combattre que par la légalité. Ce qui avait été la chance du commencement redevenait l’espérance de la fin, car il croyait la fin fatale et proche. Selon lui, il fallait, à défaut du peuple, essayer maintenant de mettre en mouvement la bourgeoisie. Qu’une légion sortît en armes, et l’Elysée était perdu. Pour cela il fallait frapper un coup décisif, trouver le cœur des classes moyennes, passionner le bourgeois par un grand spectacle qui ne fût pas un spectacle ef- frayant.

C’est alors que cette pensée vint à cet ouvrier :

Ecrire à l’archevêque de Paris.

L’ouvrier prit une plume et de sa pauvre mansarde écrivit à M. l’archevêque de Paris une lettre enthousiaste et grave où lui, homme du peuple et croyant, il disait ceci à son évêque ; nous traduisons le sens de sa lettre :

  • L’heure est solennelle, la guerre civile met aux prises l’armée et le peuple, le sang coule. Quand le sang coule, l’évêque sort. M. Sibour doit continuer M. Affre. L’exemple est grand, l’occasion est plus grande encore.

Que l’archevêque de Paris suivi de tout son clergé, la croix pontificale devant lui, la mitre en tête, sorte processionnellement dans les rues. Qu’il appelle à lui l’Assemblée nationale et la Haute Cour, les législateurs en écharpes et les juges en robes rouges, qu’il appelle à lui les citoyens, qu’il appelle à lui les soldats, et qu’il aille droit à l’Elysée. Que là il lève la main, au nom de la justice, contre celui qui viole les lois, et, au nom de Jésus, contre celui qui verse le sang. Rien qu’avec cette main levée il brisera le coup d’Etat.

Et il mettra sa statue à côté de la statue de M. Affre, et il sera dit que deux fois deux archevêques de Paris ont écrasé du pied la guerre civile.

L’église est sainte, mais la patrie est sacrée. Il faut que dans l’occasion l’Eglise vienne au secours de la patrie.

La lettre finie, il la signa de sa signature d’ouvrier. Mais maintenant une diffi- culté se présentait : – Comment la faire parvenir ?

La porter lui-même ?
Mais le laisserait-on parvenir, lui pauvre artisan en blouse, jusqu’à l’archevêque ? Et puis, pour arriver jusqu’au palais archiépiscopal, il fallait traverser précisé-
ment les quartiers soulevés et où la résistance durait peut-être encore, il fallait franchir des rues encombrées de troupes, il serait arrêté et fouillé, ses mains sen- taient la poudre, on le fusillerait, et la lettre ne parviendrait pas !

Comment faire ?

Au moment de désespérer, le nom d’Arnaud (de l’Ariège) se présenta à son sou- venir.

Arnaud (de l’Ariège) était le représentant selon son cœur. C’était une noble fi- gure qu’Arnaud (de l’Ariège). Il était démocrate-catholique comme l’ouvrier. A l’Assemblée, il levait haut, mais il portait à peu près seul cette bannière peu sui- vie qui aspirait à rallier la démocratie à l’église. Arnaud (de l’Ariège), jeune, beau, éloquent, enthousiaste, doux et ferme, combinait les tendances du tribun avec la foi du chevalier. Sa franche nature, sans vouloir se détacher de Rome, adorait la liberté. Il avait deux principes, mais il n’avait pas deux visages. En somme, le dé- mocrate en lui l’emportait. Il me disait un jour :

  • Je donne la main à Victor Hugo et je ne la donne pas à Montalembert . L’ouvrier le connaissait. Il lui avait souvent écrit et l’avait vu quelquefois. Arnaud (de l’Ariège) demeurait dans un quartier resté à peu près libre.
    L’ouvrier s’y rendit sur-le-champ.

Comme nous tous, on l’a vu, Arnaud (de l’Ariège) était mêlé à la lutte. Comme la plupart des représentants de la gauche, il n’avait pas reparu chez lui depuis la matinée du 2. Cependant le deuxième jour, il songea à sa jeune femme qu’il avait laissée sans savoir s’il la reverrait, à l’enfant de six mois qu’elle allaitait et qu’il n’avait pas embrassé depuis tant d’heures, à ce doux foyer qu’à de certains ins- tants on a absolument besoin d’entrevoir, il n’y put résister ; l’arrestation, Mazas, la cellule, le ponton, le peloton qui fusille, tout disparut, l’idée du danger s’effaça, il revint chez lui.

C’est précisément dans ce moment-là que l’ouvrier y arriva. Arnaud (de l’Ariège) le reçut, lut sa lettre, et l’approuva.
Arnaud (de l’Ariège) connaissait personnellement M. l’archevêque de Paris.

M. Sibour, prêtre républicain nommé archevêque de Paris par le général Ca- vaignac, était le vrai chef d’église que rêvait le catholicisme libéral d’Arnaud (de l’Ariège). Pour l’archevêque, Arnaud (de l’Ariège) représentait à l’Assemblée le catholicisme que M. de Montalembert dénaturait. Le représentant démocrate et l’archevêque républicain avaient dans l’occasion d’assez fréquentes conférences, auxquelles servait d’intermédiaire l’abbé Maret, prêtre intelligent, ami du peuple et du progrès, vicaire général de Paris, qui a été depuis évêque in partibus de Surat. Quelques jours auparavant Arnaud avait vu l’archevêque et reçu ses doléances au sujet des empiétements du parti clérical sur l’autorité épiscopale, et il se proposait même d’interpeller prochainement le ministère à ce sujet et de porter la question à la tribune.

Arnaud joignit à la lettre de l’ouvrier une lettre d’envoi signée de lui et scella les deux lettres dans le même pli.

Mais ici la même question se présentait. Comment faire parvenir la missive ?
Arnaud, pour des raisons plus graves encore que les motifs de l’ouvrier, ne pou- vait la porter lui-même.

Et le temps pressait !

Sa femme vit son embarras et lui dit avec simplicité :

  • Je m’en charge.

Madame Arnaud (de l’Ariège), belle et toute jeune, mariée depuis deux ans à peine, était la fille de l’ancien constituant républicain Guichard ; digne fille d’un tel père et digne femme d’un tel mari.

On se battait dans Paris ; il fallait affronter les dangers des rues, passer à travers les balles, risquer sa vie.

Arnaud (de l’Ariège) hésita.

  • Que veux-tu faire ? lui demanda-t-il.
  • Je porterai cette lettre.
  • Toi-même ?
  • Moi-même.
  • Mais il y a du danger. Elle leva les yeux et lui dit :
  • T’ai-je fait cette objection avant-hier quand tu m’as quittée ? Il l’embrassa avec une larme et lui dit : – Va.
    Mais la police du coup d’Etat était soupçonneuse, beaucoup de femmes étaient fouillées en traversant les rues ; on pouvait trouver cette lettre sur Madame Ar- naud. Où cacher cette lettre ?
  • J’emporterai mon enfant, dit Madame Arnaud.

Elle défit les langes de la petite fille, y cacha la lettre, et referma le maillot. Quand cela fut fini, le père baisa son enfant au front, et la mère s’écria en riant :

  • Oh ! la petite rouge ! Elle n’a que six mois, et la voilà déjà qui conspire !

Madame Arnaud gagna l’archevêché non sans peine. La voiture qui l’y condui- sit dut faire force détours. Elle arriva pourtant. Elle demanda l’archevêque. Une femme qui porte un enfant, cela ne peut être bien terrible, on la laissa entrer.

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