Histoire d’un crime de Victor Hugo

Un jour, ou pour mieux dire une nuit, le moment étant venu de sauver la société, le coup d’Etat empoigne brusquement les démagogues, et il se trouve qu’il tient au collet, qui ? les royalistes.

On arriva à la caserne, autrefois caserne des gardes du corps, et sur le fronton de laquelle on voit un écusson sculpté où se distingue encore la trace des trois fleurs de lys effacées en 1830. On fit halte. La porte s’ouvrit. – Tiens, dit M. de Broglie, c’est ici.

On pouvait lire en ce moment-là, sur le mur de la caserne, et à côté de la porte, une grande affiche portant en grosses lettres : RÉVISION DE LA CONSTITUTION.

C’était l’affiche d’une brochure publiée deux ou trois jours avant le coup d’Etat, sans nom d’auteur, demandant l’empire, et attribuée au président de la Répu- blique.

Les représentants entrèrent et la porte se referma sur eux. Les cris cessèrent ; la foule, qui a parfois ses rêveries, resta quelque temps sur ce quai, muette, immo- bile, regardant tour à tour la porte fermée de la caserne et à deux cents pas de là, à demi entrevu dans les brumes crépusculaires de décembre, le fronton silencieux du palais de l’Assemblée.

Les deux commissaires de police allèrent rendre compte à M. de Morny de leur
« succès ». M. de Morny dit : Voilà la lutte commencée . C’est bon . Ce sont là les derniers représentants qu’on fera prisonniers .

XIII. Louis-Bonaparte de profil
Les esprits de tous ces hommes, insistons-y, étaient très diversement émus.

La fraction légitimiste extrême, qui représente la blancheur du drapeau, n’était pas, il faut le dire, fort exaspérée du coup d’Etat. Sur beaucoup de visages on pou- vait lire le mot de M. de Falloux : Je suis si satisfait que j’ai bien de la peine à ne sembler que résigné . Les purs baissaient les yeux ; cela sied à la pureté ; les har- dis levaient le front. On avait une indignation impartiale qui permettait d’admirer un peu. Comme ces généraux ont été habilement mis dedans ! la patrie assassi- née, c’est horrible ; mais on s’extasiait sur l’escamotage mêlé au parricide. Un des principaux disait avec un soupir d’envie et de regret : Nous n’avons pas d’homme de ce talent – là ! Un autre murmurait : C’est de l’ordre . Et il ajoutait : Hélas ! Un autre s’écriait : C’est un crime affreux , bien fait . Quelques-uns flottaient, attirés d’un côté par la légalité qui était dans l’Assemblée et de l’autre par l’abomination qui était en Bonaparte, honnêtes âmes en équilibre entre le devoir et l’infamie. Il y eut un M. Thomine-Desmasures qui vint jusqu’à la porte de la grande salle de la mairie, s’arrêta, regarda dedans, regarda dehors, et n’entra pas. Il serait injuste de ne pas constater que d’autres, parmi les purs royalistes, et entre tous M. de Vatimesnil, avaient l’accent sincère et la probe fureur de la justice.

Quoi qu’il en soit, le parti légitimiste, considéré dans son ensemble, n’avait pas l’horreur du coup d’Etat. Il ne craignait rien. Au fait, les royalistes craindre Louis Bonaparte ? Pourquoi ?

On ne craint pas l’indifférence. Louis Bonaparte était un indifférent. Il ne connais- sait qu’une chose, son but. Broyer la route pour y arriver, c’était tout simple ; lais- ser le reste tranquille. Toute sa politique était là. Ecraser les républicains, dédai- gner les royalistes.

Louis Bonaparte n’avait aucune passion. Celui qui écrit ces lignes, causant un jour de Louis Bonaparte avec l’ancien roi de Westphalie, disait : – En lui, le Hollan- dais calme le Corse. – Si Corse il y a, répondit Jérôme.

Louis Bonaparte n’a jamais été qu’un homme qui guette le hasard, espion tâ- chant de duper Dieu. Il avait la rêverie livide du joueur, qui triche. La tricherie admet l’audace et exclut la colère. Dans sa prison de Ham, il ne lisait qu’un livre, le Prince . Il n’avait pas de famille, pouvant hésiter entre Bonaparte et Verhuell ; il n’avait pas de patrie, pouvant hésiter entre la France et la Hollande.

Ce Napoléon avait pris Sainte-Hélène en bonne part. Il admirait l’Angleterre. Des ressentiments ! à quoi bon ? Il n’y avait pour lui sur la terre que des intérêts. Il pardonnait parce qu’il exploitait, il oubliait tout parce qu’il calculait tout. Que lui importait son oncle ? il ne le servait pas, il s’en servait. Il mettait sa chétive pensée dans Austerlitz. Il empaillait l’aigle.

La rancune est une dépense improductive. Louis Bonaparte n’avait que la quan- tité de mémoire utile. Hudson Lowe ne l’empêchait pas de sourire aux Anglais ; le marquis de Montchenu ne l’empêchait pas de sourire aux royalistes. C’était un homme politique sérieux, de bonne compagnie, enfermé dans sa préméditation, point emporté, ne faisant rien au delà de ce qui est indiqué, sans brusquerie, sans gros mots, discret, correct, savant, causant avec douceur d’un carnage nécessaire, massacreur parce qu’il le faut bien.

Tout cela, nous le répétons, sans passion et sans colère.

Louis Bonaparte était un de ces hommes qui ont subi le refroidissement pro- fond de Machiavel.

C’est en étant cet homme-là qu’il a réussi à submerger le nom de Napoléon en superposant Décembre à Brumaire.

XIV. Caserne d’Orsay
Il était trois heures et demie.

Les représentants prisonniers entrèrent dans la cour de la caserne, parallélo- gramme assez vaste, enfermé et dominé par de hautes murailles. Ces murailles sont percées de trois rangées de fenêtres et ont cet aspect morne des casernes, des séminaires et des prisons.

On pénètre dans cette cour par un porche voûté qui occupe toute l’épaisseur du corps de logis de façade. Cette voûte, sous laquelle est pratiqué le corps de garde, se clôt du côté du quai par une grande porte pleine à deux battants, et du côté de la cour par une grille en fer. On ferma sur les représentants la porte et la grille. On les « mit en liberté »dans la cour verrouillée et gardée.

  • Laissez-les vaguant, dit un officier.

L’air était froid, le ciel était gris. Quelques soldats, en veste et en bonnet de po- lice, occupés aux corvées, allaient et venaient autour des prisonniers.

M. Grimault d’abord, ensuite M. Antony Thouret, firent l’appel. On se groupa en cercle autour d’eux. Lherbette dit en riant : – Ceci va bien avec la caserne. Nous avons l’air de sergents-majors qui viennent au rapport. – On appela les sept cent cinquante noms des représentants. A chaque nom on répondait absent ou présent , et le secrétaire notait au crayon les présents. Quand vint le nom de Morny, quel- qu’un cria : A Clichy ! au nom de Persigny, le même cria : A Poissy ! L’improvisateur de ces deux rimes, du reste pauvres, s’est rallié depuis au 2 décembre, à Morny et à Persigny ; il a mis sur sa lâcheté une broderie de sénateur.

L’appel constata la présence des deux cent vingt représentants dont voici les noms :

Le duc de Luynes, d’Andigné de la Chasse, Antony Thouret, Arène, Audren de Kerdrel (Ille-et-Vilaine), Audren de Kerdrel (Morbihan), de Balzac, Barchou de Pen- hoën, Barillon, O. Barrot, Barthélemy-Saint-Hilaire, Quentin-Bauchart, G. de Beau- mont, Béchard, Béhaghel, de Belvèze, Benoist d’Azy, de Bernardi, Berryer, de Ber- set, Besse, Betting de Lancastel, Blavoyer, Bocher, Boissié, de Botmiliau, Bouvatier, le duc de Broglie, de la Broise, de Bryas, Buffet, Caillel du Tertre, Callet, Camus de la Guibourgère, Canet, de Castillon, de Cazalis, amiral Cécille, Chambolle, Cha- miot, Champanhet, Chaper, Chapot, de Charencey, Chassagne, Chauvin, Chazant, de Chaze1les, Chégaray, comte de Coislin, Colfavru, Collas de la Motte, Coque- rel, de Corcelle, Cordier, Corne, Créton, Daguilhon-Pujol, Dahirel, vicomte Dam- bray, marquis de Dampierre, de Brotonne, de Fontaine, de Fontenay, Vicomte de Sèze, Desmars, de la Devansaye, Didier, Dieuleveut, Druct-Desvaux, A. Dubois, Dufaure, Dufongerais, Dufour, Dufournel, Marc Dufraisse, P. Duprat, Duvergier de Hauranne, Etienne, vicomte de Falloux, de Faultrier, Faure (Rhône), Favreau, Ferre, des Ferrès, vicomte de Flavigny, de Foblant, Fréchon, Gain, Gasselin, Ger- monière, de Gicqueau, de Goulard, de Gouyon, de Grandville, de Grasset, Grelier- Dufougeroux, Grévy, Grillon, Grimault, Gros, Guillier de la Tousche, Harscouët de Saint-Georges, marquis d’Havrincourt, Hennecart, Hennequin, d’Hespel, Houël, Hovyn de Tranchère, Huot, Joret, Jouannet, de Kéranflech, de Kératry, de Kéridec, de Kermarec, de Kersauson de Pennendreff, Léo de Laborde, Laboulie, Lacave, Os- car Lafayette, Lafosse, Lagarde, Lagrené, Laimé, Lainé, comte Lanjuinais, Larabit, de Larcy, J. de Lasteyrie, Latrade, Laureau, Laurenceau, général marquis de Lau- riston, de Laussat, Lefebvre de Grosriez, Legrand, Legros-Devot, Lemaire, Emile Leroux, Lespérut, de l’Espinoy, Lherbette, de Linsaval, de Luppé, Maréchal, Mar- tin de Villers, Maze-Saunay, Mèze, Arnaud de Melun, Anatole de Melun, Méren- tié, Michaud, Mispoulet, Monet, duc de Montebello, de Montigny, Moulin, Murat, Sistrière, Alfred Nettement, d’Olivier, le général Oudinot duc de Reggio, Paillet, Duparc, Passy, Emile Péan, Pécoul, Casimir-Perier, Pidoux, Pigeon, de Pioger, Pis- catory, Proa, Prudhomme, Querhoënt, Randoing, Raudot, Raulin, de Ravinel, de Rémusat, Renaud, Rezal, comte de Rességuier, Henri de Riancey, Rigal, de la Ro- chette, Rodat, de Roquefeuil, des Rotours de Chaulieu, Rouget-Lafosse, Rouillé, Roux-Carbonnel, Sainte-Beuve, de Saint-Germain, général comte de Saint-Priest, Salmon (Meuse), marquis Sauvaire-Barthélemy, de Séré, comte de Sesmaisons, Si- monot, de Staplande, de Surville, marquis de Talhouët, Talon, Tamisier, Thuriot de la Rosière, de Tinguy, comte de Tocqueville, de la Tourette, comte de Tréveneuc, Mortimer-Ternaux, de Vatimesnil, baron de Vendeuvre, Vernhette (Héraut), Vern- hette (Aveyron), Vésin, Vitet, comte de Vogüé.

Après cette liste de noms, on lit ce qui suit dans le récit sténographique :

« L’appel terminé, le général Oudinot prie les représentants qui sont dispersés dans la cour de se réunir autour de lui et leur fait la communication suivante :
»- Le capitaine adjudant-major, qui est resté ici pour commander la caserne, vient de recevoir l’ordre de faire préparer des chambres dans lesquelles nous au- rons à nous retirer, nous considérant comme en captivité. ( Très bien !) Voulez- vous que je fasse venir l’adjudant-major ? ( Non ! non ! c’est inutile .) Je vais lui dire qu’il ait à exécuter ses ordres. ( Oui ! c’est cela !) »

Les représentants restèrent parqués et « vaguant » dans cette cour deux longues heures. On se promenait bras dessus bras dessous. On marchait vite pour se ré- chauffer. Les hommes de la droite disaient aux hommes de la gauche : ? Ah ! Si vous aviez voté la proposition des questeurs ! Ils disaient aussi : ? Eh bien ! la sen- tinelle invisible 1 ! Et ils riaient. Et Marc Dufraisse répondait : ? ”Mandataires” ”du” ”peuple” ! ”délibérez” ”en” ”paix” ! Et c’était le tour de la gauche de rire. Du reste nulle amertume. La cordialité d’un malheur commun.

On questionnait sur Louis Bonaparte ses anciens ministres. On demandait à l’amiral Cécille : – Mais enfin qu’est-ce que c’est ? – L’amiral répondait par cette définition : – C’est peu de chose. M. Vésin ajoutait : – Il veut que l’histoire l’appelle 1 Michel (de Bourges) avait ainsi qualifié Louis Bonaparte, comme gardien de la République contre les partis monarchiques.

« Sire ». – Pauvre sire alors ! disait M. Camus de la Guibourgère. M. Odilon Barrot s’écriait : – Quelle fatalité qu’on ait été condamné à se servir de cet homme !

Cela dit, ces hauteurs atteintes, la philosophie politique était épuisée, et l’on se taisait.

A droite, à côté de la porte, il y avait une cantine exhaussée de quelques marches au-dessus du pavé de la cour. – Elevons cette cantine à la dignité de buvette, dit l’ancien ambassadeur en Chine, M. de Lagrené. On entrait là, les uns s’appro- chaient du poêle, les autres demandaient un bouillon. MM. Favreau, Piscatory, Larabit et Vatimesnil s’y étaient réfugiés dans un coin. Dans le coin opposé, des soldats ivres dialoguaient avec des servantes de caserne. M. de Kératry, plié sous ses quatre-vingts ans, était assis près du poêle sur une vieille chaise vermoulue ; la chaise chancelait, le vieillard grelottait.

Vers quatre heures un bataillon de chasseurs de Vincennes arriva dans la cour avec ses gamelles et se mit à manger en chantant et avec de grands éclats de gaîté.

M. de Broglie les regardait et disait à M. Piscatory : – Chose étrange de voir les marmites des janissaires, disparues de Constantinople, reparaître à Paris !

Presque au même moment un officier d’état-major vint prévenir les représen- tants, de la part du colonel Feray, que les appartements qu’on leur destinait étaient prêts , et les invita à le suivre. On les introduisit dans le bâtiment de l’est, qui est l’aile de la caserne la plus éloignée du palais du conseil d’Etat ; on les fit mon- ter au troisième étage. Ils s’attendaient à des chambres et à des lits. Ils trouvèrent de longues salles, de vastes galetas à murs sordides et à plafonds bas, meublés de tables et de bancs de bois. C’étaient là « les appartements ». Ces galetas qui se suivaient donnaient tous sur le même corridor, boyau étroit qui occupait toute la longueur du corps de logis. Dans une de ces salles on voyait, jetés dans un coin, des tambours, une grosse caisse et des instruments de musique militaire. Les re- présentants se distribuèrent dans ces salles pêle-mêle. M. de Tocqueville, malade, jeta son manteau sur le carreau dans l’embrasure d’une fenêtre et s’y coucha. Il resta ainsi étendu à terre plusieurs heures.

Ces salles étaient chauffées, fort mal, par des poêles en fonte en forme de ruche. Un représentant, voulant y tisonner, en renversa un et faillit mettre le feu au plan- cher.

La dernière de ces salles avait vue sur le quai. Antony Thouret en ouvrit une fenêtre et s’y accouda. Quelques représentants y vinrent. Les soldats qui bivoua- quaient en bas sur le trottoir les aperçurent et se mirent à crier : – Ah ! les voilà, ces gueux de vingt-cinq francs qui ont voulu rogner notre solde ! – La police avait en effet la veille semé cette calomnie dans les casernes qu’une proposition avait été déposée sur la tribune pour diminuer la solde des troupes ; on avait été jus- qu’à nommer l’auteur de la proposition. Antony Thouret essaya de détromper les soldats. Un officier lui cria : – C’est un des vôtres qui a fait la proposition, c’est Lamennais.

Vers une heure et demie on introduisit dans les salles MM. Valette, Bixio et Vic- tor Lefranc qui venaient rejoindre leurs collègues et se constituer prisonniers.

La nuit arrivait. On avait faim. Beaucoup n’avaient pas mangé depuis le matin.
M. Hovyn de Tranchère, homme de bonne grâce et de dévouement, qui s’était fait portier à la mairie, se fit fourrier à la caserne. Il recueillit cinq francs par repré- sentant, et l’on envoya commander un dîner pour deux cent vingt au café d’Orsay qui fait le coin du quai et de la rue du Bac. On dîna mal et gaîment. Du mouton de gargotte, du mauvais vin et du fromage. Le pain manquait. On mangea comme on put, l’un debout, l’autre sur une chaise, l’un à une table, l’autre à cheval sur un banc, son assiette devant soi, comme à un souper de bal , disait en riant un élégant de la droite, Thuriot de la Rosière, fils du régicide Thuriot. M. de Rémusat se pre- nait la tête dans les mains. Emile Péan lui disait : – Nous en reviendrons. Et Gustave de Beaumont s’écriait, s’adressant aux républicains : – Et vos amis de la gauche ! sauveront-ils l’honneur ? Y aura-t-il une insurrection au moins ? – On se passait les couverts et les assiettes, avec force attentions de la droite pour la gauche. – C’est le cas de faire une fusion, disait un jeune légitimiste. Troupiers et cantiniers ser- vaient. Deux ou trois chandelles de suif brûlaient et fumaient sur chaque table. Il y avait peu de verres. Droite et gauche buvaient au même. – Egalité, Fraternité, disait le marquis Sauvaire-Barthélemy, de la droite. Et Victor Hennequin lui répondait :

  • Mais pas Liberté.

Le colonel Feray, gendre du maréchal Bugeaud, commandait la caserne ; il fit offrir son salon à M. de Broglie et à M. Odilon Barrot, qui l’acceptèrent. On ouvrit les portes de la caserne à M. de Kératry, à cause de son grand âge, à M. Dufaure, à cause de sa femme qui était en couches, et à M. Etienne, à cause de la blessure qu’il avait reçue le matin rue de Bourgogne. En même temps on réunit aux deux cent vingt MM. Eugène Sue, Benoît (du Rhône), Fayolle, Chanay, Toupet des Vignes, Radoult de Lafosse, Arbey et Teilhard-Latérisse qui avaient été retenus jusque-là dans le palais neuf des affaires étrangères.

Vers huit heures du soir, le repas terminé, on relâcha un peu la consigne, et l’entre-deux de la porte et de la grille de la caserne commença a s’encombrer de sacs de nuit et d’objets de toilette envoyés par les familles.

On appelait les représentants par leurs noms. Chacun descendait à son tour, et remontait avec son caban, son burnous ou sa chancelière, le tout allègrement. Quelques femmes parvinrent jusqu’à leurs maris. M. Chambolle put serrer à tra- vers la grille la main de son fils.

Tout à coup une voix s’éleva : – Ah ! nous passerons la nuit ici ! – On apportait des matelas, on les jeta sur les tables, à terre, où l’on put.

Cinquante ou soixante représentants y trouvèrent place, la plupart restèrent sur leurs bancs. Marc Dufraisse s’arrangea pour passer la nuit sur un tabouret, ac- coudé sur une table. Heureux qui avait une chaise !

Du reste la cordialité et la gaîté ne se démentirent pas.

  • Place aux burgraves ! dit en souriant un vénérable vieillard de la droite. Un jeune représentant républicain se leva et lui offrit son matelas. On s’accablait ré- ciproquement de paletots, de pardessus et de couvertures.
  • Réconciliation , disait Chamiot en offrant la moitié de son matelas au duc de Luynes. Le duc de Luynes, qui avait deux millions de rente, souriait et répondait à Chamiot : – Vous êtes saint Martin et je suis le pauvre .

M. Paillet, le célèbre avocat, qui était du tiers état, disait : – J’ai passé la nuit sur une paillasse bonapartiste, enveloppé dans un burnous montagnard, les pieds dans une peau de mouton démocratique et sociale, et la tête dans un bonnet de coton légitimiste.

Les représentants, prisonniers dans la caserne, pouvaient s’y mouvoir assez li- brement. On les laissait descendre dans la cour. M. Cordier (du Calvados) remonta en disant : – Je viens de parler aux soldats. Ils ne savaient pas encore que les gé- néraux ont été arrêtés. Ils ont paru étonnés et mécontents. – On s’attachait à cela comme à des espérances.

Le représentant Michel Renaud, des Basses-Pyrénées, retrouva parmi les chas- seurs de Vincennes qui occupaient la cour plusieurs de ses compatriotes du pays basque. Quelques-uns avaient voté pour lui, et le lui rappelèrent. Ils ajoutaient :

  • Ah ? nous voterions encore la liste rouge. – Un d’eux, tout jeune homme, le prit à part et lui dit : – Monsieur, avez-vous besoin d’argent ? J’ai là une pièce de qua- rante sous. Vers dix heures du soir, vacarme dans la cour. Les portes et les grilles tournent à grand bruit sur leurs gonds. Quelque chose entrait qui roulait comme un tonnerre. On se pencha aux fenêtres et l’on aperçut arrêté au bas de l’escalier une espèce de gros coffre oblong, peint en noir, en jaune, en rouge et en vert, porté sur quatre roues, attelé de chevaux de poste, et entouré d’hommes à longues re- dingotes et à figures farouches, tenant des torches. Dans l’ombre, et l’imagination aidant, ce chariot paraissait tout noir. On y voyait une porte, mais pas d’autre ou- verture. Cela ressemblait à un grand cercueil roulant. – Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est un corbillard ? – Non, c’est une voiture cellulaire. – Et ces gens-là, ce sont des croque-morts ? – Non, ce sont des guichetiers. – Et pour qui ça vient-il ?
  • Pour vous, messieurs ! cria une voix. C’était la voix d’un officier ; et ce qui ve- nait d’entrer, c’était en effet une voiture cellulaire.

En même temps on entendit crier : – Le premier escadron à cheval ! – Et cinq minutes après, les lanciers qui devaient accompagner les voitures se rangèrent en ordre de bataille dans la cour.

Alors il y eut dans la caserne une rumeur de ruche en colère. Les représentants montaient et descendaient les escaliers et allaient voir de près la voiture cellulaire. Quelques-uns la touchaient, et n’en croyaient pas leurs yeux. M. Piscatory se croi- sait avec M. Chambolle et lui criait : – Je pars là dedans ! M. Berryer rencontrait Eugène Sue, et ils échangeaient ce dialogue : – Où allez-vous ? – Au mont Valérien. Et vous ? – Je ne sais pas.

A dix heures et demie l’appel commença pour le départ. Des estafiers s’instal- lèrent à une table entre deux chandelles dans une salle basse, au pied de l’escalier, et l’on appela les représentants deux par deux. Les représentants convinrent de ne pas se nommer et de répondre à chaque nom qu’on appellerait : – Il n’y est pas. Mais ceux des « burgraves »qui avaient accepté le coin du feu du colonel Fe- ray, jugèrent cette petite résistance indigne d’eux et répondirent à l’appel de leurs noms. Ceci entraîna le reste. Tout le monde répondit. Il y eut parmi les légitimistes quelques scènes tragi-comiques. Eux, les seuls qui ne fussent pas menacés, ils te- naient absolument à se croire en danger. Ils ne voulaient pas laisser partir un de leurs orateurs ; ils l’embrassaient et le retenaient presque avec larmes en criant : – Ne partez pas ! Savez-vous où l’on vous mène ! Songez aux fossés de Vincennes !

Les représentants, appelés deux par deux, comme nous venons de le dire, dé- filaient dans la salle basse devant les estafiers, puis on les faisait monter dans la boîte à voleurs. Les chargements se faisaient en apparence au hasard et pêle- mêle ; plus tard, pourtant, à la différence des traitements infligés aux représen- tants dans les diverses prisons, on a pu voir que ce pêle-mêle avait été peut-être un peu arrangé. Quand la première voiture fut pleine, on en fit entrer une seconde avec le même appareil. Les estafiers, un crayon et un carnet à la main, prenaient note de ce que contenait chaque voiture. Ces hommes connaissaient les représen- tants. Quand Marc Dufraisse, appelé à son tour, entra dans la salle basse, il était accompagné de Benoît (du Rhône.). – Ah ! voici M. Marc Dufraisse, dit l’estafier qui tenait le crayon. – A la demande de son nom, Benoît répondit Benoît. – Du Rhône
, ajouta l’agent, et il reprit : car il y a encore Benoist d’Azy et Benoît-Champy.

Le chargement de chaque voiture durait environ une demi-heure. Les surve- nues successives avaient porté le nombre des représentants prisonniers à deux cent trente-deux. Leur embarquement, ou, pour employer l’expression de M. de Vatimesnil, leur encaquement, commencé peu après dix heures du soir, ne fut ter- miné que vers sept heures du matin. Quand les voitures cellulaires manquèrent, on amena des omnibus. Ces voitures furent partagées en trois convois, tous trois escortés par les lanciers. Le premier convoi partit vers une heure du matin et fut conduit au Mont Valérien ; le second, vers cinq heures, à Mazas ; le troisième, vers six heures à demie, à Vincennes.

La chose traînant en longueur, ceux qui n’étaient pas appelés profitaient des matelas et tâchaient de dormir. De là, de temps en temps, des silences dans les salles hautes. Au milieu d’un de ces silences, M. Bixio se dressa sur son séant et haussant la voix : – Messieurs , que pensez – vous de l’obéissance passive ? – Un éclat de rire général lui répondit. Ce fut encore au milieu d’un de ces silences qu’une voix s’écria :

  • Romieu sera sénateur . Emile Péan demanda :
  • Que deviendra le spectre rouge ?
  • Il se fera prêtre , répondit Antony Thouret, et deviendra le spectre noir .

D’autres paroles que les historiographes du 2 décembre ont répandues n’ont pas été prononcées. Ainsi Marc Dufraisse n’a jamais tenu ce propos, dont les hommes de Louis Bonaparte ont voulu couvrir leurs crimes : – Si le président ne fait pas fu- siller tous ceux d’entre nous qui résisteront , il ne connaît pas son affaire .

Pour le coup d’Etat, c’est commode ; mais pour l’histoire, c’est faux.

L’intérieur des voitures cellulaires était éclairé pendant qu’on y montait. On ne
« boucla »pas les soupiraux de chaque cage. De cette façon Marc Dufraisse put apercevoir par le vasistas M. de Rémusat dans la cellule qui faisait face à la sienne.
M. de Rémusat était monté accouplé à M. Duvergier de Hauranne.

  • Ma foi, monsieur Marc Dufraisse, cria Duvergier de Hauranne quand ils se coudoyèrent dans le couloir de la voiture, ma foi, si quelqu’un m’avait prophétisé : Vous irez à Mazas en voiture cellulaire, j’aurais dit : C’est invraisemblable ; mais si l’on avait ajouté : Vous irez avec Marc Dufraisse, j’aurais dit : C’est impossible.

Lorsqu’une voiture était remplie, cinq ou six agents y montaient et se tenaient debout dans le couloir. On refermait la porte, on relevait le marchepied, et l’on partait.

Quand les voitures cellulaires furent pleines, il restait encore des représentants. On fit, nous l’avons dit, avancer des omnibus. On y poussa les représentants pêle- mêle, rudement, sans déférence pour l’âge ni pour le nom. Le colonel Feray, à cheval, présidait et dirigeait. Au moment d’escalader le marchepied de l’avant- dernière voiture, le duc de Montebello lui cria : – C’est aujourd’hui l’anniversaire de la bataille d’Austerlitz , et le gendre du maréchal Bugeaud fait monter dans la voiture des forçats le fils du maréchal Lannes .

Lorsqu’on fut au dernier omnibus, il n’y avait que dix-sept places et il restait dix- huit représentants. Les plus lestes montèrent les premiers. Antony Thouret, qui faisait à lui seul équilibre à toute la droite, car il avait autant d’esprit que Thiers et autant de ventre que Murat, Antony Thouret, gros et lent, arriva le dernier. Quand il parut au seuil de l’omnibus dans toute son énormité, il y eut un cri d’effroi : – Où allait-il se placer ?

Antony Thouret avise vers le fond de l’omnibus Berryer, va droit à lui, s’assied sur ses genoux, et lui dit avec calme : – Vous avez voulu de la compression, mon- sieur Berryer. En voilà.

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