Histoire d’un crime de Victor Hugo

XIV. Détail religieux
Un peu de religion peut se mêler à cette justice. Voici un détail :

Frédéric Morin était, comme Arnaud (de l’Ariège), un républicain catholique. Il pensa que les âmes des victimes du 4 décembre, brusquement jetées par la mi- traille du coup d’Etat dans l’infini et dans l’inconnu, pouvaient avoir besoin d’un secours quelconque, et il entreprit cette chose laborieuse, faire dire une messe pour le repos de ces âmes. Mais les prêtres entendent garder les messes pour leurs amis. Le groupe des républicains catholiques, que dirigeait Frédéric Morin, s’adressa successivement à tous les curés de Paris ; refus. Il s’adressa à l’arche- vêque ; refus. Des messes pour l’assassin tant qu’on voudra, mais pour les assas- sinés, jamais. Prier pour des morts de cette espèce, ce serait un scandale. Le refus s’obstina. Comment se tirer de là ? Se passer de la messe eût paru facile à d’autres, mais non à ces croyants opiniâtres. Les dignes catholiques-démocrates en peine finirent par déterrer dans une toute petite paroisse de la banlieue un pauvre vieux vicaire qui consentit à chuchoter tout bas cette messe à l’oreille du bon Dieu, en le priant de n’en rien dire.

XV. Comment on sortit de Ham
Dans la nuit du 7 au 8 janvier, Charras dormait. Le bruit de ses verrous tirés le réveilla.

  • Tiens, dit-il, on nous met au secret. Et il se rendort. Une heure après, la porte s’ouvre. Le commandant du fort entre en grand uniforme, accompagné d’un homme de Poissy portant un flambeau.

Il était environ quatre heures du matin.

  • Colonel, dit le commandant, habillez-vous tout de suite.
  • Pourquoi faire ?
  • Vous allez partir.
  • Encore quelque infamie probablement !

Le commandant garde le silence. Charras s’habille.

Comme il achevait de s’habiller, survient un petit jeune homme vêtu de noir. Ce jeune homme adressa la parole à Charras.

  • Colonel, vous allez sortir de la forteresse, vous allez quitter la France. J’ai ordre de vous faire conduire à la frontière.

Charras s’écria :

  • Si c’est pour quitter la France, je ne veux pas quitter la forteresse. C’est un at- tentat de plus. On n’a pas plus le droit de m’exiler qu’on n’a eu le droit de m’empri- sonner. J’ai pour moi la loi, le droit, mes vieux services, mon mandat. Je proteste. Qui êtes-vous, monsieur ?
  • Je suis le chef du cabinet du ministre de l’intérieur.
  • Ah ! c’est vous qui vous appelez Léopold Lehon. Le jeune homme baissa les yeux.
    Charras continua :
  • Vous venez de la part de quelqu’un qu’on appelle ministre de l’intérieur, M. de Morny, je crois. Je connais ce monsieur de Morny. Un jeune chauve ; il a joué le jeu où l’on perd ses cheveux ; maintenant il joue le jeu où l’on risque sa tête.

La conversation était pénible. Le jeune homme regardait beaucoup la pointe de ses bottes.

Après un silence, il se hasarda pourtant à prendre la parole :

  • Monsieur Charras, j’ai ordre de vous dire que si vous aviez besoin d’argent… Charras l’interrompit impétueusement.
  • Paix-là, monsieur ! pas un mot de plus ! J’ai servi mon pays vingt-cinq ans, sous l’épaulette, au feu, au péril de ma vie, toujours pour l’honneur, jamais pour le gain. Gardez l’argent, vous autres !
  • Mais, monsieur…
  • Silence ! l’argent qui touche à vos mains salirait les miennes.

Il se fit encore un silence que le chef du cabinet particulier rompit encore :

  • Colonel, vous serez accompagné de deux agents qui ont des instructions spé- ciales, et je dois vous prévenir que vous voyagerez par ordre avec un faux passe- port et sous le nom de Vincent.
  • Ah, pardieu ! s’écria Charras, voilà qui est fort ! Qui est-ce qui s’imagine qu’on me fera voyager par ordre avec un faux passeport et sous un faux nom ? – Et regar- dant fixement M. Léopold Lehon : – Sachez, monsieur, que je m’appelle Charras et non Vincent, et que je suis d’une famille où l’on a toujours porté le nom de son père.

On partit.

On fit le trajet en cabriolet jusqu’à Creil, où passe le chemin de fer.

A la gare de Creil, la première personne qu’aperçoit Charras, c’est le général Changarnier.

  • Tiens, c’est vous, général !

Les deux proscrits s’embrassèrent. Tel est l’exil.

  • Que diable font-ils de vous ? dit le général.
  • Ce qu’ils font de vous probablement. Ces chenapans me font voyager sous le nom de Vincent.
  • Et moi, dit Changarnier, sous le nom de Leblanc.
  • Ils auraient dû au moins m’appeler Lerouge, s’écria Charras en éclatant de rire.

Cependant un cercle, tenu à distance par les agents, s’était formé autour d’eux. On les avait reconnus, et on les saluait. Un jeune enfant, que sa mère ne put rete- nir, courut vivement jusqu’à Charras, et lui prit la main.

Ils montèrent en wagon, libres en apparence comme les autres voyageurs. Seule- ment on les isola dans des compartiments vides, et chacun d’eux était accompa- gné de deux hommes qui s’asseyaient à côté et en face de lui et qui ne le quit- taient pas du regard. Les gardiens du général Changarnier étaient, comme force et comme taille, les premiers hommes venus. Ceux de Charras étaient des es- pèces de géants. Charras est de très haute taille ; ils le dépassaient de toute la tête. Ces hommes, qui étaient des argousins, avaient été des carabiniers ; ces espions avaient été des braves.

Charras les questionna. Ils avaient servi tout jeunes, dès 1813. Ainsi ils avaient partagé le bivouac de Napoléon ; maintenant ils mangeaient le même pain que Vidocq. C’est une triste chose qu’un soldat déformé à ce point.

La poche de l’un d’eux était gonflée par quelque chose qu’il y cachait.

Au moment où cet homme traversait la gare, accompagnant Charras, une voya- geuse dit :

  • Est-ce qu’il a M. Thiers dans sa poche ?

Ce que l’agent cachait, c’était une paire de pistolets. Sous leurs longues redin- gotes boutonnées et croisées, ces hommes étaient armés. Ils avaient ordre de trai- ter « ces messieurs »avec le plus profond respect, et, dans un cas donné, de leur brûler la cervelle.

Les prisonniers avaient été prévenus individuellement qu’ils passeraient près des autorités diverses qu’on rencontrerait en route pour des étrangers, suisses ou belges, expulsés à raison de leurs opinions politiques, et que les agents conserve- raient leur qualité d’agents et se présenteraient comme chargés de reconduire ces étrangers jusqu’à la frontière.

Les deux tiers du trajet se firent sans encombre. A Valenciennes, incident.

Le coup d’Etat ayant réussi, le zèle régnait. Il n’y avait plus de basse besogne. Dénoncer, c’était plaire ; le zèle est une des formes de la servitude vers lesquelles on se penche le plus volontiers. Le général faisait le soldat ; le préfet faisait le com- missaire de police ; le commissaire de police faisait le mouchard.

Le commissaire de police de Valenciennes présidait à la visite des passeports. Il n’aurait voulu pour rien au monde laisser cette haute fonction à un inspecteur subalterne.

Au moment où on lui présenta le passeport du nommé Leblanc, il considéra le nommé Leblanc entre les deux yeux, fit un mouvement et s’écria :

  • Vous êtes le général Changarnier.
  • Cela ne me regarde pas, dit le général.

Sur ce, les deux gardiens du général se récrient et exhibent leurs papiers fort en règle.

  • Monsieur le commissaire, nous sommes agents du gouvernement. Voyez nos propres passeports.
  • Malpropres, dit le général.

Le commissaire hoche la tête. Il avait été employé à Paris et avait été souvent envoyé à l’état-major, aux Tuileries, près du général Changarnier. Il le connaissait fort bien.

  • Voilà qui est fort ! crient les agents. Ils se démènent, déclarent qu’ils sont fonc- tionnaires de police en mission spéciale, qu’ils ont ordre de conduire à la frontière ce Leblanc expulsé pour cause politique, jurent leurs grands dieux, et donnent leur parole d’honneur que le nommé Leblanc se nomme Leblanc.
  • Je ne crois pas beaucoup aux paroles d’honneur, dit le commissaire.
  • Honnête commissaire, grommela Changarnier, vous avez raison. Depuis le 2 décembre, les paroles d’honneur et les serments ne sont plus que des assignats.

Puis il se mit à sourire.

Le commissaire était de plus en plus perplexe. Les agents finirent par invoquer le témoignage même du prisonnier.

  • Mais, monsieur, dites vous-même votre nom.
  • Tirez-vous de là, répondit Changarnier.

Tout cela n’était rien moins que correct pour un alguazil de province.

Il semblait évident au commissaire de Valenciennes que le général Changarnier s’échappait de Ham, sous un faux nom, avec un faux passeport et de faux agents de police pour donner le change, et que c’était un complot d’évasion qui était au moment de réussir.

  • Descendez tous trois, crie le commissaire.

Le général descend, et en mettant pied à terre aperçoit Charras au fond de son wagon entre ses deux estafiers.

  • Tiens, vous êtes là, Charras ! dit-il.
  • Charras ! s’écrie le commissaire. Charras est là ! Vite ! les passeports de ces mes- sieurs !

Et regardant Charras en face :

  • Est-ce que vous êtes le colonel Charras ?
  • Pardieu ! dit Charras.

Complication. C’était le tour des estafiers de Charras de se démener. Ils dé- clarent que Charras est le nommé Vincent, étalent passeports et papiers, jurent et protestent. Le commissaire sent tous ses soupçons confirmés.

  • Fort bien, dit-il. J’arrête tout le monde.

Et il remet Changarnier, Charras et les quatre agents aux gendarmes. Le com- missaire flairait la croix d’honneur dans le lointain. Il était radieux.

La police empoignait la police. Il arrive parfois que le loup croit saisir une proie et se mord la queue.

On introduit dans une salle basse du débarcadère les six prisonniers, car main- tenant il y avait six prisonniers. Le commissaire prévient les autorités. Les autori- tés accourent, le sous-préfet en tête.

Le sous-préfet, nommé Censier, entre et ne sait pas s’il doit saluer ou question- ner, se coucher à plat ventre ou garder son chapeau sur la tête. Ces pauvres diables de magistrats et de fonctionnaires locaux étaient fort embarrassés de leur conte- nance. Le général Changarnier avait été assez près de la dictature pour les rendre pensifs. Qui sait les événements ? Tout est possible. Hier s’appelait Cavaignac, Au- jourd’hui s’appelle Bonaparte, Demain s’appellera Changarnier. Le bon Dieu est cruel de ne pas laisser entrevoir aux sous-préfets le petit bout de l’oreille de l’ave- nir.

C’est triste pour un respectable fonctionnaire, qui ne demanderait pas mieux que d’être servile ou arrogant à propos, d’être exposé à prodiguer des platitudes à un personnage qui va peut-être pourrir à jamais dans l’exil et qui n’est plus qu’un drôle, ou de risquer de faire des insolences à un brigand de proscrit qui est ca- pable de rentrer vainqueur d’ici à six mois et d’être à son tour le gouvernement. Que faire ? Et puis, on est espionné. Entre fonctionnaires cela se fait. Le moindre mot sera commenté, le moindre geste sera décrit. Comment ménager à la fois ce chou qui s’appelle aujourd’hui et cette chèvre qui s’appelle demain ? Trop ques- tionner froissera le général, trop saluer choquera le président. Comment être à la fois beaucoup sous-préfet et un peu laquais ? Comment combiner l’air de servi- tude qui plaira à Changarnier avec l’air d’autorité qui plaira à Bonaparte ?

Le sous-préfet crut se tirer d’affaire en disant : – Général, vous êtes mon prison- nier. Et en ajoutant avec un sourire : – Faites-moi l’honneur de venir déjeuner chez moi.

Il adressa les mêmes paroles à Charras. Le général refusa laconiquement.

Charras le regarda fixement et ne lui répondit pas.

Des doutes sur l’identité des prisonniers vinrent au sous-préfet. Il demanda tout bas au commissaire : – Etes-vous bien sûr ? – Parbleu ! dit le commissaire.

Le sous-préfet prit le parti de s’adresser à Charras, et, mécontent de son accueil, lui demanda assez sèchement : – Mais enfin, qui êtes-vous ?

Charras répondit :

  • Nous sommes des colis.

Et se tournant vers ses gardiens à leur tour gardés :

  • Adressez-vous à nos expéditeurs. Interrogez nos douaniers. Affaire de tran- sit. On fit jouer le télégraphe électrique. Valenciennes effaré questionna Paris. Le sous-préfet prévint le ministre de l’intérieur que, grâce à une surveillance pour la- quelle il ne s’en fiait qu’à lui-même, il venait de faire une importante capture, qu’il venait d’éventer un complot, de sauver le président, de sauver la société, de sau- ver la religion, etc., etc., qu’en un mot il venait de saisir le général Changarnier et le colonel Charras, évadés le matin du fort de Ham avec de faux passeports, sans doute pour se mettre à la tête d’un soulèvement, etc., etc., et qu’enfin il demandait au gouvernement ce qu’il fallait faire des deux prisonniers.

Au bout d’une heure la réponse arriva : – Laissez-les continuer leur chemin.

La police s’aperçut que, dans un élan de zèle, elle avait poussé la profondeur jusqu’à la bêtise. Cela arrive quelquefois.

Le convoi suivant emmena les prisonniers remis, non en liberté, mais à leurs gardiens.

On passa Quiévrain.

On descendit de wagon, puis on y remonta.

Quand le convoi repartit, Charras poussa le profond soupir joyeux d’un homme délivré, et dit : – Ah ! enfin !

Il leva les yeux et aperçut ses deux geôliers à côté de lui. Ils étaient montés derrière lui dans le wagon.

  • Ah çà, leur dit-il, c’est vous !

De ces deux hommes il n’y en avait qu’un qui parlait. Celui-là répondit :

  • Mais oui, mon colonel.
  • Qu’est-ce que vous faites ici ?
  • Nous vous gardons.
  • Mais nous sommes en Belgique.
  • C’est possible.
  • La Belgique n’est pas la France.
  • Ah ! cela se peut.
  • Mais si je mettais la tête hors du wagon, si j’appelais, si je vous faisais arrêter, si je réclamais ma liberté ?
  • Vous ne feriez pas tout ça, mon colonel.
  • Comment feriez-vous pour m’en empêcher ? L’agent montra le pommeau d’un pistolet et dit :
  • Voilà.

Charras prit le parti d’éclater de rire et leur demanda :

  • Mais où donc me lâcherez-vous ?
  • A Bruxelles.
  • C’est-à-dire qu’à Bruxelles vous me tirerez un coup de chapeau, mais qu’à Mons vous me tireriez un coup de pistolet.
  • Comme vous dites, mon colonel.
  • Au fait, dit Charras, cela ne me regarde pas. C’est l’affaire du roi Léopold. Le Bonaparte traite les territoires comme il a traité les représentants. Il a violé l’As- semblée, il viole la Belgique. Mais c’est égal, vous êtes tous un ramassis d’étranges coquins. Celui qui est en haut est fou, ceux qui sont en bas sont stupides. C’est bon, mes amis, laissez-moi dormir.

Il s’endormit en effet.

La même aventure à peu près était arrivée presque au même instant aux géné- raux Changarnier et Lamoricière et à M. Baze.

Les agents ne quittèrent le général Changarnier qu’à Mons. Là ils le firent des- cendre du convoi, et lui dirent :

  • Général, c’est ici votre lieu de séjour. Nous vous laissons libre.
  • Ah ! dit-il, c’est mon lieu de séjour, et je suis libre. Eh bien, bonsoir.

Et il remonta lestement dans le wagon au moment où le train repartait, laissant là les deux argousins ébahis.

La police lâcha Charras à Bruxelles, mais ne lâcha pas le général Lamoricière. Les deux agents voulaient le forcer de repartir immédiatement pour Cologne. Le général, qui souffrait d’un rhumatisme gagné à Ham, leur déclara qu’il coucherait à Bruxelles.

  • Soit ! dirent les agents.

Ils le suivirent à l’hôtel de Bellevue. Ils y passèrent la nuit avec lui. On eut beau- coup de peine à les empêcher de coucher dans sa chambre.

Le lendemain ils l’emmenèrent et le conduisirent à Cologne, violant le territoire de Prusse après avoir violé le territoire de Belgique.

Le coup d’Etat fut plus impudent encore envers M. Baze.

On fit voyager M. Baze avec sa femme et ses enfants sous le nom de Lassalle. Il passait pour le domestique de l’agent de police qui le conduisait.

On le mena ainsi à Aix-la-Chapelle.

Là, au beau milieu de la nuit, au beau milieu de la rue, les agents le déposèrent sans passeport, sans papiers, sans argent, lui et toute la famille. M. Baze, indigné, fut obligé d’en venir à la menace pour obtenir qu’ils le conduisissent et qu’ils le nommassent à un magistrat quelconque. Il entrait probablement dans les petites joies de Bonaparte de faire traiter un questeur de l’Assemblée comme un vaga- bond.

Dans la nuit du 7 janvier, le général Bedeau, quoiqu’il ne dût partir que le len- demain, fut réveillé comme les autres par le bruit de ses verrous. Il ne comprit pas qu’on l’enfermait, et crut au contraire qu’on élargissait M. Baze, son voisin de cellule. Il cria à travers la porte :

  • Ah bravo, Baze !

Tous les jours en effet les généraux disaient au questeur : Vous n’avez que faire ici. C’est une forteresse militaire, on vous mettra dehors un de ces beaux matins, comme Roger (du Nord).

Cependant le général Bedeau entendait dans la forteresse un bruit inusité. Il se leva et – « frappa »- le général Le Flô, son autre voisin de cellule, avec lequel il échangeait de fréquents dialogues militaires peu obligeants pour le coup d’Etat. Le général Le Flô répondit au frappement, mais il n’en savait pas plus long que le général Bedeau.

Le général Bedeau avait une fenêtre sur la cour intérieure du donjon. Il alla à cette fenêtre, et y vit des lanternes qui allaient et venaient, des espèces de carrioles attelées, et une compagnie du 48e sous les armes. Un moment après il vit arriver dans la cour le général Changarnier qui monta en carriole et partit. Quelques ins- tants s’écoulèrent, puis il vit passer Charras. Charras l’aperçut à sa fenêtre et lui cria : – Mons !

Il croyait aller à Mons en effet, et c’est ce qui fit que le lendemain le général Bedeau choisit Mons pour séjour, croyant y retrouver Charras.

Charras parti, M. Léopold Lehon survint, accompagné du commandant du fort, salua Bedeau, expliqua sa mission et se nomma. Le général Bedeau se borna à lui dire : – On nous bannit, c’est une illégalité et une indignité ajoutées aux autres. Au reste avec les gens qui vous envoient, on ne compte plus.

On ne le fit partir que le lendemain. Louis Bonaparte avait dit : – Il faut espacer
les généraux.

L’homme de police chargé d’escorter le général Bedeau jusqu’en Belgique était un de ceux qui le 2 décembre avaient arrêté le général Cavaignac. Il conta au géné- ral Bedeau qu’ils avaient eu un moment d’inquiétude en arrêtant le général Cavai- gnac, les cinquante hommes de piquet commandés pour assister la police ayant fait défaut.

Dans le compartiment du wagon qui emportait le général Bedeau en Belgique, il y avait une femme, évidemment du monde, de la figure la plus distinguée, et accompagnée de trois petits enfants. Un domestique en livrée qui semblait alle- mand avait deux des enfants sur ses genoux et leur prodiguait mille petits soins. Du reste, le général, caché par la nuit et enfoui, comme les agents, sous le collet de son manteau, faisait peu d’attention à ce groupe. Quand on fut à Quiévrain, la voyageuse se tourna vers lui, et lui dit : – Monsieur le général, je vous fais compli- ment. Vous voici en sûreté.

Le général remercia et lui demanda son nom.

  • La baronne Coppens, dit-elle.

On se souvient que c’est chez M. Coppens, rue Blanche, 70, qu’avait eu lieu le 2 décembre la première réunion de la gauche.

  • Vous avez là, madame, reprit le général, de charmants enfants ; et il ajouta : – Et un bien bon domestique.
  • C’est mon mari, dit Mme Coppens.

M. Coppens, en effet, était resté cinq semaines comme enseveli dans une ca- chette pratiquée chez lui. Il s’évadait de France cette nuit-là même sous sa propre livrée. On avait bien fait la leçon aux petits enfants. Le hasard les avait fait monter dans le même wagon que le général Bedeau et les deux estafiers qui le gardaient, et ç’avait été toute la nuit, en présence de ces hommes de police, une terreur de Mme Coppens que quelqu’un des marmots réveillés ne sautât au cou du domes- tique en disant : Papa .

XVI. Coup d’ ?il en arrière
Louis Bonaparte avait essayé la majorité comme on essaie un pont ; il l’avait chargée d’iniquités, d’empiétements, d’énormités ; assommades de la place du Havre, cris de vive l’empereur ! distribution d’argent aux troupes, vente dans les rues des journaux bonapartistes, prohibition des journaux républicains et parle- mentaires, revues de Satory, discours de Dijon ; la majorité porta tout.

  • Bon, dit-il, le coup d’Etat passera dessus.

Qu’on se rappelle les faits. Avant le 2 décembre le coup d’Etat se faisait en détail, çà et là, un peu partout, assez effrontément, et la majorité souriait. Le représen- tant Pascal Duprat était violenté par les agents de police. – C’est très drôle, disait la droite. – Le représentant Dain était empoigné. – Charmant ! – Le représentant Sar- tin était arrêté. – Bravo ! – Un beau matin, quand toutes les charnières furent bien essayées et graissées, quand tous les fils furent bien attachés, le coup d’Etat s’exé- cuta en bloc, brusquement, la majorité cessa de rire, mais le tour était fait. Elle ne s’apercevait pas que, depuis longtemps, pendant qu’elle riait de l’étranglement d’autrui, elle avait la corde au cou.

Insistons sur ceci, non pour punir le passé, mais pour éclairer l’avenir. Bien des mois avant d’être exécuté, le coup d’Etat était fait. Le jour venu, l’heure sonnée, la mécanique toute montée n’eut qu’à marcher. Rien ne devait manquer et rien ne manqua. Ce qui aurait été un abîme si la majorité eût fait son devoir et compris sa solidarité avec la gauche, n’était pas même une enjambée. L’inviolabilité avait été démolie par les inviolables. La main des gendarmes était accoutumée au collet des représentants comme au collet des voleurs ; la cravate des hommes d’Etat ne fit pas un pli dans la poigne des argousins, et l’on put admirer M. le vicomte de Falloux, ô candeur ! s’ébahissant d’être traité comme le citoyen Sartin.

La majorité arriva à reculons, en applaudissant toujours Bonaparte, au trou où Bonaparte la fit tomber.

XVII. Conduite de la gauche
Louis Bonaparte avait essayé la majorité comme on essaie un pont ; il l’avait chargée d’iniquités, d’empiétements, d’énormités ; assommades de la place du Havre, cris de vive l’empereur ! distribution d’argent aux troupes, vente dans les rues des journaux bonapartistes, prohibition des journaux républicains et parle- mentaires, revues de Satory, discours de Dijon ; la majorité porta tout.

  • Bon, dit-il, le coup d’Etat passera dessus.

Qu’on se rappelle les faits. Avant le 2 décembre le coup d’Etat se faisait en détail, çà et là, un peu partout, assez effrontément, et la majorité souriait. Le représen- tant Pascal Duprat était violenté par les agents de police. – C’est très drôle, disait la droite. – Le représentant Dain était empoigné. – Charmant ! – Le représentant Sar- tin était arrêté. – Bravo ! – Un beau matin, quand toutes les charnières furent bien essayées et graissées, quand tous les fils furent bien attachés, le coup d’Etat s’exé- cuta en bloc, brusquement, la majorité cessa de rire, mais le tour était fait. Elle ne s’apercevait pas que, depuis longtemps, pendant qu’elle riait de l’étranglement d’autrui, elle avait la corde au cou.

Insistons sur ceci, non pour punir le passé, mais pour éclairer l’avenir. Bien des mois avant d’être exécuté, le coup d’Etat était fait. Le jour venu, l’heure sonnée, la mécanique toute montée n’eut qu’à marcher. Rien ne devait manquer et rien ne manqua. Ce qui aurait été un abîme si la majorité eût fait son devoir et compris sa solidarité avec la gauche, n’était pas même une enjambée. L’inviolabilité avait été démolie par les inviolables. La main des gendarmes était accoutumée au collet des représentants comme au collet des voleurs ; la cravate des hommes d’Etat ne fit pas un pli dans la poigne des argousins, et l’on put admirer M. le vicomte de Falloux, ô candeur ! s’ébahissant d’être traité comme le citoyen Sartin.

La majorité arriva à reculons, en applaudissant toujours Bonaparte, au trou où Bonaparte la fit tomber.

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