Histoire d’un crime de Victor Hugo

Chapitre 4

I. Les Faits de la nuit. La rue Tiquetonne
Comme Mathieu (de la Drôme) venait de nous dire cette parole : – Vous êtes chez le roi Bomba , Charles Gambon entra. Il se laissa tomber sur une chaise et murmura : C’est horrible. Bancel le suivait. – Nous en venons, dit Bancel. Gambon avait pu s’abriter dans l’embrasure d’une porte. Rien que devant Barbedienne il avait compté trente-sept cadavres. Mais qu’est-ce que cela signifiait ? Dans quel but ce monstrueux meurtre au hasard ? On ne comprenait pas. C’était une énigme dans un massacre.

Nous étions dans l’antre du sphinx.

Labrousse survint. Il était urgent de quitter la maison de Dupont White. Elle était sur le point d’être cernée. Depuis quelques instants, la rue du Mont-Thabor, ordinairement déserte, se peuplait de figures suspectes. Des hommes attentifs semblaient observer le n° 11. Quelques-uns de ces hommes, qui avaient l’air de se concerter, appartenaient à l’ancien Club des Clubs, lequel, grâce aux manœuvres de la réaction, avait une vague odeur de police. Il était nécessaire de se disperser. Labrousse nous dit : – Je viens de voir rôder Longepied.

Nous nous séparâmes. On s’en alla isolément et chacun de son côté. On ne sa- vait pas où l’on se reverrait ni si l’on se reverrait. Qu’allait-il arriver et qu’allait-on devenir ? On ne savait. On respirait de l’épouvante.

Je montai vers les boulevards, voulant voir ce qui se passait. Ce qui se passait, je viens de le dire.

Bancel et Versigny m’avaient rejoint.

Comme je quittais le boulevard, mêlé à un tourbillon de foule terrifiée, ne sa- chant où j’allais, redescendant vers le centre de Paris, une voix me dit brusque- ment à l’oreille : ? Il y a là une chose qu’il faut que vous voyiez. Je reconnus cette voix. C’était la voix d’E. P… 1 .

E. P… est un auteur dramatique, homme de talent, que, sous Louis-Philippe, j’ai fait exempter du service militaire. Je ne l’avais pas rencontré depuis quatre ou cinq ans, je le retrouvais dans ce tumulte. Il me parlait comme si nous nous étions vus hier. Tels sont ces effarements-là. On n’a pas le temps de se reconnaître « dans les règles ». On se parle comme si tout était en fuite.

  • Ah ! c’est vous ! lui dis-je. Que me voulez-vous ? Il me répondit : – J’habite une maison qui est là. Et il ajouta :
  • Venez.

Il m’entraîna dans une rue obscure. On entendait des détonations, au fond de la rue on voyait une ruine de barricade. Versigny et Bancel, je viens de le dire, étaient avec moi. E. P… se tourna vers eux.

  • Ces messieurs peuvent venir, dit-il. Je lui demandai :
  • Quelle est cette rue ?
  • La rue Tiquetonne. Venez. Nous le suivîmes.
    J’ai raconté ailleurs 2 cette chose tragique.
    1 Edouard Plouvier .
    2Les Châtiments (Souvenir de la nuit du 4)

E. P… s’arrêta devant une maison haute et noire. Il poussa une porte d’allée qui n’était pas fermée, puis une autre porte, et nous entrâmes dans une salle basse, toute paisible,. éclairée d’une lampe.

Cette chambre semblait attenante à une boutique. Au fond, on entrevoyait deux lits côte à côte, un grand et un petit. Il y avait au-dessus du petit lit un portrait de femme, et, au-dessus du portrait, un rameau de buis bénit.

La lampe était posée sur une cheminée où brûlait un petit feu.

Près de la lampe, sur une chaise, il y avait une vieille femme, penchée, courbée, pliée en deux, comme cassée, sur une chose qui était dans l’ombre et qu’elle avait dans les bras. Je m’approchai. Ce qu’elle avait dans les bras, c’était un enfant mort.

La pauvre femme sanglotait silencieusement.

E. P…, qui était de la maison, lui toucha l’épaule et dit :

  • Laissez voir.

La vieille femme leva la tête, et je vis sur ses genoux un petit garçon, pâle, à demi déshabillé, joli, avec deux trous rouges au front.

La vieille femme me regarda, mais évidemment elle ne me voyait pas ; elle mur- mura, se parlant à elle-même :

  • Et dire qu’il m’appelait bonne maman ce matin !

E. P… prit la main de l’enfant, cette main retomba.

  • Sept ans, me dit-il.

Une cuvette était à terre. On avait lavé le visage de l’enfant ; deux filets de sang sortaient des deux trous.

Au fond de la chambre, près d’une armoire entr’ouverte, où l’on apercevait du linge, se tenait debout une femme d’une quarantaine d’années, grave, pauvre, propre, assez belle.

  • Une voisine, me dit E. P…

Il m’expliqua qu’il y avait un médecin dans la maison, que ce médecin était descendu, et avait dit : Rien à faire. L’enfant avait été frappé de deux balles à la tête en traversant la rue « pour se sauver ». On l’avait rapporté à sa grand’mère
« qui n’avait que lui ».

Le portrait de la mère morte était au-dessus du petit lit. L’enfant avait les yeux à demi ouverts, et cet inexprimable regard des morts où la perception du réel est remplacée par la vision de l’infini. L’aïeule, à travers ses sanglots, parlait par ins- tants : – Si c’est Dieu possible ! – A-t-on idée ! – Des brigands, quoi !

Elle s’écria :

  • C’est donc ça le gouvernement !
  • Oui, lui dis-je.

Nous achevâmes de déshabiller l’enfant. Il avait une toupie dans sa poche. Sa tête allait et venait d’une épaule à l’autre, je la soutins et je le baisai au front. Ver- signy et Bancel lui ôtèrent ses bas. La grand-mère eut tout à coup un mouvement.

  • Ne lui faites pas de mal, dit-elle.

Elle prit les deux pieds glacés et blancs dans ses vieilles mains, tâchant de les réchauffer.

Quand le pauvre petit corps fut nu, on songea à l’ensevelir. On tira de l’armoire un drap.

Alors l’aïeule éclata en pleurs terribles. Elle cria : – Je veux qu’on me le rende.
Elle se redressa et nous regarda et elle se mit à dire des choses farouches, où Bo- naparte était mêlé, et Dieu, et son petit, et l’école où il allait, et sa fille qu’elle avait perdue, et, nous adressant à nous-mêmes des reproches, livide, hagarde, ayant comme un songe dans les yeux, et plus fantôme que l’enfant mort.

Puis elle reprit sa tête dans ses mains, posa ses bras croisés sur son enfant, et se remit à sangloter.

La femme qui était là vint à moi et, sans dire une parole, m’essuya la bouche avec un mouchoir. J’avais du sang aux lèvres.

Que faire, hélas ? Nous sortîmes accablés.

Il était tout à fait nuit. Bancel et Versigny me quittèrent.

II. Les Faits de la nuit. Quartier des Halles
Je revins à mon gîte, rue Richelieu, n° 19.

Le massacre semblait fini, on n’entendait plus de fusillades.

Comme j’allais frapper à la porte du n° 19, j’eus un moment d’hésitation ; un homme était là, qui semblait attendre. Je marchai droit à cet homme et je lui dis :

  • Vous semblez attendre quelqu’un ? Il répondit :
  • Oui.
  • Qui ?
  • Vous.

Et il ajouta, en baissant la voix :

  • Je viens pour vous parler.

Je regardai cet homme. Un réverbère l’éclairait, il n’en évitait pas la lumière.

C’était un jeune homme à barbe blonde, en blouse bleue, qui avait l’air doux d’un penseur et les mains robustes d’un ouvrier.

  • Qui êtes-vous ? lui demandai-je.

Il répondit : – Je suis de l’association des formiers. Je vous connais bien, citoyen Victor Hugo.

  • De quelle part venez-vous ? repris-je. Il répondit, toujours à voix basse :
  • De la part du citoyen King.
  • C’est bien, lui dis-je.

Il me donna alors son nom. Comme il a survécu aux événements de cette nuit du 4 et qu’il a échappé depuis aux dénonciations, on comprendra que nous ne le nommions point ici, et que nous nous bornions à le désigner dans la suite de ce récit par sa profession et à l’appeler le formier 3 .

  • Qu’avez-vous à me dire ? lui demandai-je.

Il m’expliqua que rien n’était désespéré, que lui et ses amis entendaient conti- nuer la résistance, que les lieux de rendez-vous des associations n’étaient pas en- core déterminés, mais qu’ils le seraient dans la soirée, que ma présence était dé- sirée, et que si je voulais me trouver à neuf heures sous l’arcade Colbert, lui ou un autre des leurs y serait et me conduirait. Nous convînmes que pour se faire reconnaître en m’abordant on me dirait le mot d’ordre : « Que fait Joseph ? ».

Je ne sais s’il crut voir en moi quelque doute ou quelque défiance. Il s’interrom- pit tout à coup et me dit :

  • Au fait, vous n’êtes pas forcé de me croire. On ne pense pas à tout, j’aurais dû me faire donner un mot d’écrit. Dans un moment comme celui-ci, on se défie de tout le monde.
    3 On peut aujourd’hui , après vingt – six ans , nommer ce loyal et courageux homme . Il s’appelait Galoy ( et non Galloix, comme l’ont imprimé , en racontant à leur façon les incidents qu’on va lire , certains historiographes du coup d’Etat ).
  • Au contraire, lui dis-je, on se confie à tout le monde. Je serai à neuf heures à l’arcade Colbert.

Et je le quittai.

Je rentrai dans mon asile. J’étais las, j’avais faim, j’eus recours au chocolat de Charamaule et à un peu de pain qui me restait ; je me laissai tomber sur un fau- teuil, je mangeai et je dormis. Il y a des sommeils noirs. J’eus un de ces sommeils- là, plein de spectres ; je revis l’enfant mort, et les deux trous rouges du front, qui étaient deux bouches ; l’une disait : Morny , et l’autre : Saint – Arnaud . Mais on ne fait pas l’histoire pour raconter des songes ; j’abrège. Brusquement je me réveillai. J’eus comme une secousse : – Pourvu qu’il ne soit pas plus de neuf heures ! J’avais oublié de monter ma montre. Elle était arrêtée. Je sortis en toute hâte. La rue était déserte, les boutiques étaient fermées. Place Louvois, j’entendis l’heure sonner (probablement à la Bibliothèque) ; j’écoutai. Je comptai neuf coups. En deux pas je fus à l’arcade Colbert. Je regardai dans l’obscurité. Personne sous l’arcade.

Je sentis qu’il était impossible de demeurer là et d’avoir l’air de quelqu’un qui attend ; il y a près de l’arcade Colbert un poste de police, et des patrouilles pas- saient à chaque instant. Je m’enfonçai dans la rue. Je n’y trouvai personne. J’allai jusqu’à la rue Vivienne. A l’angle de la rue Vivienne, un homme était arrêté de- vant une affiche et cherchait à la déchirer ou à la décoller. Je m’approchai de cet homme qui me prit probablement pour un agent de police et s’enfuit à toutes jambes. Je revins sur mes pas. Vers l’arcade Colbert et comme j’arrivais à l’endroit de la rue où on applique les affiches de spectacles, un ouvrier passa près de moi et me dit rapidement : – Que fait Joseph ?

Je reconnus le formier.

  • Venez, me dit-il.

Nous nous mîmes en route, sans nous parler et sans avoir l’air de nous connaître, lui marchant devant moi à quelque distance.

Nous allâmes d’abord à deux adresses qu’on ne pourrait indiquer ici sans dé- signer des victimes aux proscripteurs. Dans ces deux maisons, rien, aucune nou- velle. Personne n’y était venu de la part des associations.

  • Allons au troisième endroit, me dit le formier ; et il m’expliqua qu’ils s’étaient donné entre eux trois lieux de rendez-vous successifs, en cas, pour être toujours sûrs de se rencontrer si par aventure la police découvrait le premier et même le second rendez-vous, précaution que nous prenions de notre côté le plus possible pour nos réunions de la gauche et du comité. Nous étions dans le quartier des Halles. On s’était battu là toute la journée. Il n’y avait plus de réverbères dans les rues. Nous nous arrêtions de temps en temps et nous écoutions, afin de ne pas donner de la tête dans une patrouille. Nous enjambâmes une palissade de planches presque entièrement détruite et dont on avait probablement fait des barricades, et nous traversâmes les vastes démolitions qui encombraient, à cette époque, le bas des rues Montmartre et Montorgueil. Sur la pointe des hauts pi- gnons démantelés on voyait trembler une clarté rougeâtre ; sans doute les reflets des feux de bivouac de la troupe campée aux halles et près de Saint-Eustache. Ce reflet nous éclairait. Le formier pourtant faillit tomber dans un trou profond qui n’était autre chose que la cave d’une maison démolie. En sortant de ces terrains couverts de ruines parmi lesquels on apercevait çà et là quelques arbres, restes d’anciens jardins disparus, nous atteignîmes des rues étroites, tortueuses, com- plètement obscures, où il était impossible de se reconnaître. Cependant le formier y marchait aussi à l’aise qu’en plein jour et comme quelqu’un qui va droit à son but. Une fois il se retourna et me dit :
  • Tout le quartier est barricadé, et si nos amis descendent, comme je l’espère, je vous réponds qu’on y tiendra longtemps.

Tout à coup il s’arrêta : – En voici une, dit-il. Nous avions en effet devant nous, à sept ou huit pas, une barricade, toute en pavés, ne dépassant pas la hauteur d’homme et qui apparaissait dans l’ombre comme une sorte de mur en décombres. Une gorge étroite était pratiquée à l’une de ses extrémités. Nous la franchîmes. Il n’y avait personne derrière la barricade.

  • On s’est déjà battu ici tantôt, me dit le formier à voix basse ; et il ajouta après un silence : – Nous approchons.

Le dépavage avait fait des trous qu’il fallait éviter. Nous enjambions et quelque- fois nous sautions de pavé en pavé. Si profonde que soit l’obscurité, il y flotte tou- jours je ne sais quelle lueur ; tout en allant devant nous, nous aperçûmes à terre, près du trottoir, quelque chose qui ressemblait à une forme allongée. – Diable ! murmura mon guide, nous allions marcher là-dessus. Il tira une petite allumette- bougie de sa poche et la frotta sur sa manche, l’étincelle jaillit. La clarté tomba sur une face blême qui nous regardait avec des yeux fixes. C’était un cadavre qui gisait là. C’était un vieillard ; le formier promena rapidement l’allumette de la tête aux pieds. Le mort avait presque l’attitude d’un homme en croix ; ses deux bras étaient étendus ; ses cheveux blancs, rouges aux extrémités, trempaient dans la boue ; il avait sous lui une mare de sang ; une large plaque noirâtre à son gilet marquait la place de la balle qui lui avait troué la poitrine ; une de ses bretelles était défaite ; il avait aux pieds de gros souliers lacés. Le formier lui souleva un bras et dit : – Il a la clavicule cassée. Le mouvement fit remuer la tête, et la bouche ouverte se tourna vers nous, comme si elle allait nous parler. Je regardais cette vision, j’écou- tais presque… Brusquement elle disparut.

Cette figure rentra dans les ténèbres, l’allumette venait de s’éteindre.

Nous nous éloignâmes en silence. Au bout d’une vingtaine de pas, le formier, comme se parlant à lui-même, dit à demi-voix : – Connais pas.

Nous avancions toujours. Des caves aux toits, des rez-de-chaussée aux man- sardes, pas une lumière dans les maisons. Il semblait que nous étions errants dans une immense tombe.

Une voix ferme, mâle, sonore, sortit subitement de cette ombre et nous cria : – Qui vive ?

  • Ah ! ils sont là ! dit le formier ; et il se mit à siffler d’une certaine façon.
  • Arrivez ! reprit la voix.

C’était encore une barricade. Celle-ci, un peu plus haute que l’autre, et séparée de la première par un intervalle d’environ cent pas, était, autant qu’on pouvait le distinguer, bâtie avec des tonneaux pleins de pavés. On apercevait, tout en haut, les roues d’un camion engagé entre les tonneaux. Des planches et des poutres s’y mêlaient. On y avait ménagé une gorge plus étroite encore que la coupure de l’autre barricade.

  • Citoyens, dit le formier en entrant dans la barricade, combien êtes-vous ici ? La voix qui avait crié qui vive répondit :
  • Nous sommes deux.
  • C’est tout ?
  • C’est tout.

Ils étaient deux en effet, deux hommes qui, seuls dans cette nuit, dans cette rue déserte, derrière ce tas de pavés, attendaient le choc d’un régiment.

Tous deux en blouse ; deux ouvriers ; quelques cartouches dans leur poche et le fusil sur l’épaule.

  • Allons, reprit le formier avec un accent d’impatience, les amis ne sont pas en- core arrivés !
  • Eh bien, lui dis-je, attendons-les.

Le formier parla quelque temps à voix basse et probablement me nomma à l’un des deux défenseurs de la barricade, qui s’approcha et me salua : – Citoyen repré- sentant, dit-il, il va faire chaud ici tout à l’heure.

  • En attendant, lui répondis-je en riant, il fait froid.

Il faisait très froid en effet. La rue, entièrement dépavée derrière la barricade, n’était plus qu’un cloaque, on y avait de l’eau jusqu’à la cheville.

  • Je dis qu’il va faire chaud, reprit l’ouvrier, et vous ferez bien d’aller plus loin.

Le formier lui posa la main sur l’épaule : – Camarade, il faut que nous restions ici. C’est là à côté, dans l’ambulance, qu’est le rendez-vous.

  • C’est égal, reprit l’autre ouvrier qui était de très petite taille et qui se tenait debout sur un pavé, le citoyen représentant ferait bien d’aller plus loin.
  • Je puis bien être où vous êtes, lui dis-je.

La rue était toute noire ; on ne voyait rien du ciel. En dedans de la barricade, à gauche, du côté où était la coupure, on distinguait une haute cloison en planches mal jointes à travers lesquelles s’échappait par endroits une clarté faible. Au-dessus de la cloison montait à perte de vue une maison de six ou sept étages dont le rez- de-chaussée en réparation, et qu’on reprenait en sous-œuvre, était fermé par ces planches. Une raie de lumière sortant d’entre les planches tombait sur le mur en face et éclairait une vieille affiche déchirée où on lisait : Asnières . Joutes sur l’eau . Grand bal .

  • Avez-vous un autre fusil ? demanda le formier au plus grand des deux ouvriers.
  • Si nous avions trois fusils, nous serions trois hommes, répondit l’ouvrier.

Le petit ajouta : – Est-ce que vous croyez que c’est la bonne volonté qui manque ?
Il y aurait des musiciens, mais il n’y a pas de clarinettes.

A côté de la palissade en planches, on entrevoyait une porte étroite et basse qui avait plutôt l’air d’une porte d’échoppe que d’une porte de boutique. La boutique à laquelle appartenait cette porte était fermée hermétiquement, la porte semblait également fermée. Le formier y alla et la poussa doucement. Elle était ouverte.

  • Entrons, me dit-il.

J’entrai le premier, il me suivit, et referma derrière moi la porte tout contre. Nous étions dans une salle basse. Vers le fond, à notre gauche, une porte entre- bâillée laissait arriver le reflet d’une lumière. La salle n’était éclairée que par ce reflet. On y apercevait confusément un comptoir et une espèce de poêle peint en noir et en blanc.

On entendait un râlement étouffé, bref, intermittent, qui semblait venir d’une pièce voisine, du même côté que la lumière. Le formier marcha rapidement à la porte entr’ouverte. Je traversai la salle à sa suite, et nous nous trouvâmes dans une sorte de vaste galetas éclairé par une chandelle. Nous étions de l’autre côté de la cloison en planches. Il n’y avait que cette cloison entre nous et la barricade.

Ce galetas était le rez-de-chaussée en démolition. Des colonnettes de fer peintes en rouge et scellées dans des dés de pierre soutenaient de distance en distance les solives du plafond ; sur le devant une énorme charpente dressée debout et mar- quant le milieu de la palissade de clôture arc-boutait la grosse poutre transversale du premier étage, c’est-à-dire portait toute la maison. Il y avait dans un coin des outils de maçon, un tas de plâtras, une grande échelle double. Quelques chaises de paille çà et là. Pour sol la terre humide. A côté d’une table où était posée une chandelle parmi des fioles de pharmacie, une vieille femme et une petite fille d’en- viron huit ans, la femme assise, l’enfant accroupie, un grand panier plein de vieux linge devant elles, faisaient de la charpie. Le fond de la salle qui se perdait dans l’ombre était tapissé d’une litière de paille sur laquelle étaient jetés trois matelas. C’était de là que venait le râlement.

  • C’est l’ambulance, me dit le formier.

La vieille femme tourna la tête et, nous apercevant, eut un tressaillement convul- sif, puis rassurée probablement par la blouse du formier, elle se leva et vint à nous.

Le formier lui dit quelques mots à l’oreille. Elle répondit : – Je n’ai vu personne.

Puis elle ajouta : – Mais ce qui m’inquiète, c’est que mon mari n’est pas encore rentré. On n’a fait que tirer des coups de fusil toute la soirée.

Deux hommes gisaient sur deux des matelas du fond. Le troisième matelas était vide et attendait.

Le blessé le plus près de moi avait reçu un biscayen dans le ventre. C’était lui qui râlait. La vieille femme approcha du matelas avec la chandelle et nous dit tout bas en montrant son poing : – Si vous voyiez le trou que ça a fait ! Nous lui avons fourré gros de ça de charpie dans le ventre.
Elle reprit : – Ça n’a pas plus de vingt-cinq ans. Ça sera mort demain matin. L’autre était plus jeune encore. Il avait à peine dix-huit ans. – Il a une jolie redin-
gote noire, dit la vieille femme. Ça doit être un étudiant.

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