Histoire d’un crime de Victor Hugo

IV. Autres actes nocturnes
Dans cette même nuit, sur tous les points de Paris s’accomplissaient des faits de brigandage ; des inconnus, conduisant des troupes armées, et armés eux-mêmes de haches, de maillets, de pinces, de leviers de fer, de casse-têtes, d’épées cachées sous leurs habits, de pistolets dont on distinguait les crosses sous les plis de leurs vêtements, arrivaient en silence autour d’une maison, investissaient la rue, cer- naient les abords, crochetaient l’entrée, garrottaient le portier, envahissaient l’es- calier, et se ruaient, à travers les portes enfoncées, sur un homme endormi ; et quand l’homme réveillé en sursaut demandait à ces bandits : Qui êtes-vous ? le chef répondait : Commissaire de police. Ceci arriva chez Lamoricière, qui fut col- leté par Blanchet, lequel le menaça du bâillon ; chez Greppo, qui fut brutalisé et terrassé par Gronfier, assisté de six hommes portant une lanterne sourde et un merlin ; chez Cavaignac, qui fut empoigné par Colin, lequel, brigand mielleux, se scandalisa de l’entendre « jurer et sacrer » ; chez M. Thiers, qui fut saisi par Hubaut aîné, lequel prétendit l’avoir vu « trembler et pleurer », mensonge mêlé au crime ; chez Valentin, qui fut assailli dans son lit par Dourlens, pris par les pieds et par les épaules, et mis dans un fourgon de police à cadenas ; chez Miot, destiné aux tortures des casemates africaines ; chez Roger (du Nord) qui, vaillamment et spi- rituellement ironique, offrit du vin de Xérès aux bandits. Charras et Changarnier furent pris au dépourvu. Ils demeuraient, rue Saint-Honoré, presque en face l’un de l’autre, Changarnier au n° 3, Charras au n° 14. Depuis le 9 septembre, Changar- nier avait congédié les quinze hommes armés jusqu’aux dents par lesquels il se faisait garder la nuit, et le 1er décembre, Charras, nous l’avons dit, avait déchargé ses pistolets. Ces pistolets vides étaient sur sa table quand on vint le surprendre. Le commissaire de police se jeta dessus. – Imbécile , lui dit Charras, s’ils avaient été chargés , tu serais mort . Ces pistolets, nous notons ce détail, avaient été donnés à Charras lors de la prise de Mascara, par le général Renault, lequel, au moment où le coup d’Etat arrêtait Charras, était à cheval dans la rue pour le service du coup d’Etat. Si les pistolets fussent restés chargés et si le général Renault eût eu la mission d’arrêter Charras, il eût été curieux que les pistolets de Renault tuassent Renault. Charras, certes, n’eût pas hésité. Nous avons déjà indiqué les noms de ces coquins de police, les répéter n’est pas inutile. Ce fut le nommé Courteille qui arrêta Charras ; le nommé Leras arrêta Changarnier ; le nommé Desgranges arrêta Nadaud. Ces hommes, ainsi saisis dans leurs maisons, étaient des représentants du peuple, ils étaient inviolables, de sorte qu’à ce crime, la violation de la per- sonne, s’ajoutait cette forfaiture, le viol de la Constitution.

Aucune effronterie ne manqua à cet attentat. Les agents de police étaient gais. Quelques-uns de ces drôles raillaient. A Mazas, les argousins ricanaient autour de Thiers. Nadaud les réprimanda rudement. Le sieur Hubaut jeune réveilla le général Bedeau. – Général, vous êtes prisonnier. – Je suis inviolable. – Hors le cas de flagrant délit. – Alors, dit Bedeau, flagrant délit de sommeil. – On le prit au collet et on le traîna dans un fiacre.

En se rencontrant à Mazas, Nadaud serra la main de Greppo, et Lagrange serra la main de Lamoricière. Cela faisait rire les hommes de police. Un nommé Thirion, colonel, la croix de commandeur au cou, assistait à l’écrou des généraux et des représentants. – Regardez-moi donc en face, vous ! lui dit Charras. Thirion s’en alla.

Ainsi, sans compter d’autres arrestations qui eurent lieu plus tard, furent em- prisonnés, dans la nuit du 2 décembre, seize représentants et soixante-dix-huit citoyens. Les deux agents du crime en rendirent compte à Louis Bonaparte. Cof- frés , écrivit Morny. Bouclés , écrivit Maupas. L’un dans l’argot des salons, l’autre dans l’argot des bagnes ; nuances de langage.

V. Obscurité du crime
Versigny venait de me quitter.

Pendant que je m’habillais en hâte, survint un homme en qui j’avais toute confiance.
C’était un pauvre brave ouvrier ébéniste sans ouvrage, nommé Girard, à qui j’avais donné asile dans une chambre de ma maison, sculpteur sur bois et point illettré. Il venait de la rue. Il était tremblant.

  • Eh bien, lui demandai-je, que dit le peuple ? Girard me répondit :
  • Cela est trouble. La chose est faite de telle sorte qu’on ne la comprend pas. Les ouvriers lisent les affiches, ne soufflent mot, et vont à leur travail. Il y en a un sur cent qui parle. C’est pour dire : Bon ! Voici comment cela se présente à eux : La loi du 31 mai est abolie. – C’est bon. – Le suffrage universel est rétabli. – C’est bien. – La majorité réactionnaire est chassée. – A merveille. – Thiers est arrêté. – Parfait. – Changarnier est empoigné. – Bravo ! – Autour de chaque affiche il y a des claqueurs.

Ratapoil explique son coup d’Etat à Jacques Bonhomme. Jacques Bonhomme se laisse prendre. Bref, c’est ma conviction, le peuple adhère.

  • Soit ! dis-je.
  • Mais, me demanda Girard, que ferez-vous, monsieur Victor Hugo ? Je tirai mon écharpe d’une armoire et je la lui montrai.
    Il comprit.

Nous nous serrâmes la main. Comme il s’en allait, Carini entra.
Le colonel Carini est un homme intrépide. Il a commandé la cavalerie sous Mie- roslawsky dans l’insurrection de Sicile. Il a raconté dans quelques pages émues et enthousiastes cette généreuse insurrection. Carini est un de ces italiens qui aiment la France comme nous français nous aimons l’Italie. Tout homme de cœur en ce siècle a deux patries, la Rome d’autrefois et le Paris d’aujourd’hui.

  • Dieu merci, me dit Carini, vous êtes encore libre. Et il ajouta :
  • Le coup est fait d’une manière formidable. L’Assemblée est investie. J’en viens. La place de la Révolution, les quais, les Tuileries, les boulevards sont encombrés de troupes. Les soldats ont le sac au dos. Les batteries sont attelées. Si l’on se bat, ce sera terrible.

Je lui répondis : – On se battra.

Et j’ajoutai en riant : – Vous avez prouvé que les colonels écrivent comme des poëtes, maintenant, c’est aux poëtes à se battre comme des colonels.

J’entrai dans la chambre de ma femme ; elle ne savait rien et lisait paisiblement le journal dans son lit.

J’avais pris sur moi cinq cents francs en or. Je posai sur le lit de ma femme une boîte qui contenait neuf cents francs, tout l’argent qui me restait, et je lui contai ce qui se passait.

Elle pâlit et me dit : – Que vas-tu faire ?

  • Mon devoir.

Elle m’embrassa et ne me dit que ce seul mot :

  • Fais.

Mon déjeuner était servi. Je mangeai une côtelette en deux bouchées. Comme je finissais, ma fille entra. A la façon dont je l’embrassai, elle s’émut et me demanda :

  • Qu’y a-t-il donc ?
  • Ta mère te l’expliquera, lui dis-je. Et je partis.
    La rue de la Tour-d’Auvergne était paisible et déserte comme à l’ordinaire. Pour- tant il y avait près de ma porte quatre ouvriers qui causaient. Ils me saluèrent.

Je leur criai :

  • Vous savez ce qui se passe ?
  • Oui, dirent-ils.
  • Eh bien ? c’est une trahison. Louis Bonaparte égorge la République. Le peuple est attaqué, il faut que le peuple se défende.
  • Il se défendra.
  • Vous me le promettez. Ils s’écrièrent : – Oui !

L’un d’eux ajouta : – Nous vous le jurons.

Ils ont tenu parole. Des barricades ont été faites dans ma rue (rue de la Tour- d’Auvergne), rue des Martyrs, cité Rodier, rue Coquenard, et à Notre-Dame de Lo- rette.

VI. Les Affiches
En quittant ces hommes vaillants, je pus lire, à l’angle de la rue de la Tour- d’Auvergne et de la rue des Martyrs, les trois infâmes affiches placardées pendant la nuit sur les murs de Paris.

Les voici : PROCLAMATION

DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE APPEL AU PEUPLE « Français ! »La situa-
tion actuelle ne peut durer plus longtemps. Chaque jour qui s’écoule aggrave les dangers du pays. L’Assemblée qui devait être le plus ferme appui de l’ordre est de- venue un foyer de complots. Le patriotisme de trois cents de ses membres n’a pu arrêter ses fatales tendances. Au lieu de faire des lois dans l’intérêt général, elle forge des armes pour la guerre civile ; elle attente aux pouvoirs que je tiens direc- tement du Peuple ; elle encourage toutes les mauvaises passions ; elle compromet le repos de la France ; je l’ai dissoute, et je rends le Peuple entier juge entre elle et moi.
»La Constitution, vous le savez, avait été faite dans le but d’affaiblir d’avance le pouvoir que vous alliez me confier. Six millions de suffrages furent une écla- tante protestation contre elle, et cependant je l’ai fidèlement observée. Les pro- vocations, les calomnies, les outrages m’ont trouvé impassible,. Mais aujourd’hui que le pacte fondamental n’est plus respecté de ceux-là mêmes qui l’invoquent sans cesse, et que les hommes qui ont perdu deux monarchies veulent me lier les mains, afin de renverser la République, mon devoir est de déjouer leurs perfides projets, de maintenir la République et de sauver le pays en invoquant le jugement solennel du seul souverain que je reconnaisse en France : le Peuple.
»Je fais donc appel loyal à la nation tout entière, et je vous dis : Si vous voulez continuer cet état de malaise qui nous dégrade et compromet notre avenir, choi- sissez un autre à ma place, car je ne veux plus d’un pouvoir qui est impuissant à faire le bien, me rend responsable d’actes que je ne puis empêcher et m’enchaîne au gouvernail quand je vois le vaisseau courir vers l’abîme.

»Si, au contraire, vous avez encore confiance en moi, donnez-moi les moyens d’accomplir la grande mission que je tiens de vous.
»Cette mission consiste à fermer l’ère des révolutions en satisfaisant les be- soins légitimes du peuple et en le protégeant contre les passions subversives. Elle consiste surtout à créer des institutions qui survivent aux hommes et qui soient enfin des fondations sur lesquelles on puisse asseoir quelque chose de durable.
»Persuadé que l’instabilité du pouvoir, que la prépondérance d’une seule As- semblée sont des causes permanentes de trouble et de discorde, je soumets à vos suffrages les bases fondamentales suivantes d’une Constitution que les Assem- blées développeront plus tard : »1° Un chef responsable, nommé pour dix ans ; »2° Des ministres dépendant du pouvoir exécutif seul ;
»3° Un conseil d’Etat formé des hommes les plus distingués, préparant les lois et en soutenant la discussion devant le Corps législatif ;
»4° Un Corps législatif discutant et votant les lois, nommé par le suffrage uni- versel, sans scrutin de liste qui fausse l’élection ;
»5° Une seconde Assemblée formée de toutes les illustrations du pays, pou- voir pondérateur, gardien du pacte fondamental et des libertés publiques. »Ce sys- tème, créé par le premier consul au commencement du siècle, a déjà donné à la France le repos et la prospérité ; il les lui garantirait encore.
»Telle est ma conviction profonde. Si vous la partagez, déclarez-le par vos suf- frages. Si, au contraire, vous préférez un gouvernement sans force, monarchique ou républicain, emprunté à je ne sais quel passé ou à quel avenir chimérique, ré- pondez négativement.
»Ainsi donc, pour la première fois depuis 1804, vous voterez en connaissance de cause, en sachant bien pour qui et pour quoi.
»Si je n’obtiens pas la majorité de vos suffrages, alors je provoquerai la réunion d’une nouvelle Assemblée, et je lui remettrai le mandat que j’ai reçu de vous.
»Mais si vous croyez que la cause dont mon nom est le symbole, c’est-à-dire la France régénérée par la Révolution de 89 et organisée par l’Empereur, est toujours la vôtre, proclamez-le en consacrant les pouvoirs que je vous demande.
»Alors la France et l’Europe seront préservées de l’anarchie, les obstacles s’apla- niront, les rivalités auront disparu, car tous respecteront, dans l’arrêt du Peuple, le décret de la Providence. Fait au palais de l’Elysée, le 2 décembre 1851. »LOUIS- NAPOLÉON BONAPARTE. »PROCLAMATION

DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE A L’ARMÉE « Soldats ! »Soyez fiers de votre mission ; vous sauverez la patrie, car je compte sur vous, non pour violer les lois, mais pour faire respecter la première loi du pays : la souveraineté nationale, dont je suis le légitime représentant.

»Depuis longtemps vous souffriez comme moi des obstacles qui s’opposaient et au bien que je voulais faire et aux démonstrations de vos sympathies en ma faveur. Ces obstacles sont brisés.
»L’Assemblée a essayé d’attenter à l’autorité que je tiens de la nation entière, elle a cessé d’exister.
»Je fais un loyal appel au Peuple et à l’armée et je leur dis : Ou donnez-moi les moyens d’assurer votre prospérité, ou choisissez un autre à ma place.
»En 1830 comme en 1848, on vous a traités en vaincus. Après avoir flétri votre désintéressement héroïque, on a dédaigné de consulter vos sympathies et vos vœux, et cependant vous êtes l’élite de la nation. Aujourd’hui, en ce moment so- lennel, je veux que l’armée fasse entendre sa voix.
»Votez donc librement comme citoyens ; mais comme soldats, n’oubliez pas que l’obéissance passive aux ordres du chef du gouvernement est le devoir rigou- reux de l’armée, depuis le général jusqu’au soldat.
»C’est à moi, responsable de mes actions devant le peuple et devant la postérité, de prendre les mesures qui me semblent indispensables pour le bien public.
»Quant à vous, restez inébranlables dans les règles de la discipline et de l’hon- neur. Aidez, par votre attitude imposante, le pays à manifester sa volonté dans le calme et la réflexion.
»Soyez prêts à réprimer toute tentative contre le libre exercice de la souverai- neté du peuple.
»Soldats, je ne vous parle pas des souvenirs que mon nom rappelle. Ils sont gravés dans vos cœurs. Nous sommes unis par des liens indissolubles. Votre his- toire est la mienne. Il y a entre nous, dans le passé, communauté de gloire et de malheur.
»Il y aura dans l’avenir communauté de sentiments et de résolutions pour le re- pos et la grandeur de la France. Fait au palais de l’Elysée, le 2 décembre 1851. »Si- gné : L.-N. BONAPARTE. »AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS « Le président de la République décrète : ARTICLE PREMIER »L’Assemblée nationale est dissoute. ART

  1. »Le suffrage universel est rétabli. La loi du 31 mai est abrogée. ART. 3 »Le peuple français est convoqué dans ses comices, à partir du 14 décembre jusqu’au 21 dé- cembre suivant. ART. 4 »L’état de siège est décrété dans l’étendue de la première division militaire. ART. 5 »Le conseil d’Etat est dissous. ART. 6 »Le ministre de l’in- térieur est chargé de l’exécution du présent décret. Fait au palais de L’Elysée, le 2 décembre 1851. « LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. »Le ministre de l’intérieur ,
    « DE MORNY. »

VII. Rue Blanche, numéro 70
La cité Gaillard est assez difficile à découvrir. C’est une ruelle déserte de ce quar- tier neuf qui sépare la rue des Martyrs de la rue Blanche. Je la trouvai pourtant. Comme j’arrivais au numéro 4, Yvan sortit de la porte cochère, et me dit : Je suis là pour vous prévenir. La police a l’éveil sur cette maison. Michel vous attend rue Blanche, numéro 70, à quelques pas d’ici.

Je connaissais le numéro 70 de la rue Blanche. C’est là que demeurait Manin, le mémorable président de la République vénitienne. Du reste, ce n’était pas chez lui qu’on se réunissait.

La portière du numéro 70 me fit monter au premier étage. La porte s’ouvrit, et une femme d’une quarantaine d’années, belle, avec des cheveux gris, Mme la baronne Coppens, que je reconnus pour l’avoir vue dans le monde et chez moi, m’introduisit dans un salon.

Il y avait là Michel (de Bourges) et Alexandre Rey, ancien constituant, écrivain éloquent, vaillant homme. Alexandre Rey rédigeait alors le National .

On se serra la main.

Michel me dit :

  • Hugo, que voulez-vous faire ? Je lui répondis :
  • Tout.
  • C’est aussi mon avis, dit-il.

Plusieurs représentants arrivèrent, entre autres Pierre Lefranc, Labrousse, Théo- dore Bac, Noël Parfait, Arnaud (de l’Ariège), Démosthènes Ollivier, ancien consti- tuant, Charamaule. L’indignation était profonde et inexprimable, mais on ne di- sait pas de paroles inutiles.

Tous avaient cette virile colère d’où sortent les grandes résolutions.

On causa. On exposa la situation. Chacun apportait ses nouvelles.

Théodore Bac venait de chez Léon Faucher qui demeurait rue Blanche. C’était lui qui avait réveillé Léon Faucher et lui avait annoncé la nouvelle. Le premier mot de Léon Faucher avait été : – C’est un acte infâme.

Charamaule montra dès les premiers moments un courage qui, dans les quatre journées de la lutte, ne s’est pas démenti un seul instant. Charamaule est un homme de haute taille, à la figure énergique et à la parole convaincue ; il votait avec la gauche, mais siégeait parmi la droite. A l’Assemblée il était voisin de Montalem- bert et de Riancey. Il avait quelquefois avec eux de vives querelles que nous voyions de loin et qui nous égayaient.

Charamaule arriva à la réunion du numéro 70 vêtu d’une sorte de caban mili- taire en drap bleu, et armé, comme nous le vîmes plus tard.

La situation était grave : seize représentants arrêtés, tous les généraux de l’As- semblée, et celui qui était plus qu’un général, Charras. Tous les journaux suppri- més, toutes les imprimeries occupées militairement. Du côté de Bonaparte une armée de quatre vingt mille hommes, qui pouvait être doublée en quelques heures ; de notre côté, rien. Le peuple trompé, et d’ailleurs désarmé. Le télégraphe à leurs ordres. Toutes les murailles couvertes de leurs affiches, et pour nous pas une casse d’imprimerie, pas un carré de papier. Aucune moyen d’élever la. protestation, au- cun moyen de commencer le combat. Le coup d’Etat était cuirassé, la République était nue ; le coup d’Etat avait un porte-voix, la République avait un bâillon.

Que faire ?

La razzia contre la République, contre la Constitution, contre l’Assemblée, contre le droit, contre la loi, contre le progrès, contre la civilisation, était commandée par des généraux d’Afrique. Ces braves venaient de prouver qu’ils étaient des lâches. Ils avaient bien pris leurs précautions. La peur seule peut donner tant d’habileté. On avait arrêté tous les hommes de guerre de l’Assemblée et tous les hommes d’action de la gauche, Baune, Charles Lagrange, Miot, Valentin, Nadaud, Cho- lat. Ajoutons que tous les chefs possibles de barricades étaient en prison. Les fa- bricateurs du guet-apens avaient soigneusement oublié Jules Favre, Michel (de Bourges) et moi, nous jugeant moins hommes d’action que de tribune, voulant laisser à la gauche des hommes capables de résister, mais incapables de vaincre, espérant nous déshonorer si nous ne combattions pas et nous fusiller si nous combattions.

Aucun du reste n’hésita. La délibération s’ouvrit. D’autres représentants arri- vaient de minute en minute. Edgar Quinet, Doutre, Pelletier, Cassal, Bruckner, Baudin, Chauffour. Le salon était plein, les uns assis, la plupart debout, en désordre, mais sans tumulte.

Je parlai le premier.

Je déclarai qu’il fallait entamer la lutte sur-le-champ. Coup pour coup.

Qu’à mon avis les cent cinquante représentants de la gauche devaient se revêtir de leurs écharpes, descendre processionnellement par les rues et les boulevards jusqu’à la Madeleine en criant vive la République ! vive la Constitution ! se présen- ter au front des troupes, seuls, calmes et désarmés, et sommer la force d’obéir au droit. Si les troupes cédaient, se rendre à l’Assemblée et en finir avec Louis Bona- parte. Si les soldats mitraillaient les législateurs, se disperser dans Paris, crier aux armes et courir aux barricades. Commencer la résistance constitutionnellement, et, si cela échouait, la continuer révolutionnairement. Qu’il fallait se hâter.

Un forfait, disais-je, veut être saisi flagrant. C’est une grande faute de laisser accepter un attentat par les heures qui s’écoulent. Chaque minute qui passe est complice et donne sa signature au crime. Redoutez cette affreuse chose qu’on ap- pelle le fait accompli. Aux armes !

Plusieurs appuyèrent vivement cet avis, entre autres Edgar Quinet, Pelletier et Doutre.

Michel (de Bourges) fit de graves objections. Mon instinct était de commencer tout de suite. Son avis était de voir venir.

Selon lui, il y avait péril à précipiter le dénoûment. Le coup d’Etat était organisé, et le peuple ne l’était pas. On était pris au dépourvu. Il ne fallait pas se faire d’illu- sion, les masses ne bougeaient pas encore. Calme profond dans les faubourgs. De la surprise, oui ; de la colère, non. Le peuple de Paris, si intelligent pourtant, ne comprenait pas.

Michel ajoutait : – Nous ne sommes pas en 1830. Charles X, en chassant les 221, s’était exposé à ce soufflet, la réélection des 221. Nous ne sommes point dans cette situation. Les 221 étaient populaires, l’Assemblée actuelle ne l’est pas. Une chambre injurieusement dissoute, que le peuple soutient, est toujours sûre de vaincre. Aussi le peuple s’est-il levé en 1830. Aujourd’hui il est stagnant. Il est dupe en attendant qu’il soit victime. Et Michel (de Bourges) concluait : – Il fallait laisser au peuple le temps de comprendre, de s’irriter et de se lever. Quant à nous, représentants, nous serions téméraires de brusquer la situation. Marcher tout de suite droit aux troupes, c’était se faire mitrailler en pure perte, et priver d’avance la généreuse insurrection pour le droit de ses chefs naturels, les représentants du peuple. C’était décapiter l’armée populaire. La temporisation était bonne, au contraire ; il fallait bien se garder de trop d’entraînement, il était nécessaire de se réserver ; se livrer, c’était perdre la bataille avant de l’avoir commencée. Ainsi, par exemple, il ne fallait pas se rendre à la réunion indiquée par la droite pour midi, tous ceux qui iraient seraient pris. Rester libres, rester debout, rester calmes et, pour agir, attendre que le peuple vînt. Quatre jours de cette agitation sans combat fatigueraient l’armée. Michel était d’avis de commencer pourtant, mais simple- ment par l’affichage de l’article 68 de la Constitution. Seulement, où trouver un imprimeur ?

Michel (de Bourges) parlait avec l’expérience du procédé révolutionnaire qui me manquait. Il avait depuis de longues années une certaine pratique des masses. Son avis était sage. Il faut ajouter que tous les renseignements qui nous arrivaient lui venaient en aide et semblaient conclure contre moi. Paris était morne. L’ar- mée du coup d’Etat l’envahissait paisiblement On ne déchirait même pas les af- fiches. Presque tous les représentants présents, et les plus intrépides, partagèrent l’avis de Michel : attendre et voir venir. La nuit prochaine, disait-on, le bouillonne- ment commencera, et l’on concluait comme Michel (de Bourges) : il faut donner au peuple le temps de comprendre. Commencer trop tôt, ce serait risquer d’être seuls. Ce n’est pas dans ce premier moment que nous entraînerions le peuple. Laissons l’indignation lui monter peu à peu au cœur. Prématurée, notre manifes- tation avorterait. C’était là le sentiment de tous. Moi-même, en les écoutant, je me sentais ébranlé. Ils avaient peut-être raison. Ce serait une faute de donner en vain le signal du combat. A quoi bon l’éclair que ne suit pas le coup de foudre ?

Elever la voix, pousser un cri, trouver un imprimeur, c’était là la première ques- tion. Mais y avait-il encore une presse libre ?

Le vieux et brave ancien chef de la sixième légion, le colonel Forestier, entra. Il nous prit à part, Michel (de Bourges) et moi.

  • Ecoutez, nous dit-il, je viens à vous, j’ai été destitué, je ne commande plus ma légion, mais nommez-moi au nom de la gauche colonel de la sixième. Signez-moi un ordre, j’y vais sur-le-champ et je fais battre le rappel. Dans une heure la légion sera sur pied.
  • Colonel, lui répondis-je, je ferai mieux que vous signer un ordre. Je vais vous accompagner.

Et je me tournai vers Charamaule qui avait une voiture en bas.

  • Venez avec nous, lui dis-je.

Forestier était sûr de deux chefs de bataillon de la sixième. Nous convînmes de nous transporter chez eux sur-le-champ, et que Michel et les autres représentants iraient nous attendre chez Bonvalet, boulevard du Temple, près le café Turc. Là on aviserait. Nous partîmes.

Nous traversâmes Paris où se manifestait déjà un certain fourmillement me- naçant. Les boulevards étaient couverts d’une foule inquiète. On allait et venait, les passants s’abordaient sans se connaître, grand signe d’anxiété publique, et des groupes parlaient à voix haute au coin des rues. On fermait les boutiques.

  • Allons donc ! s’écria Charamaule.

Depuis le matin il errait dans la ville, et il avait observé avec tristesse l’apathie des masses.

Nous trouvâmes chez eux les deux chefs de bataillon sur lesquels comptait le colonel Forestier. C’étaient deux riches négociants en toiles qui nous reçurent avec quelque embarras. Les commis des magasins s’étaient groupés aux vitres et nous regardaient passer. C’était de la simple curiosité.

Cependant l’un des deux chefs de bataillon contremanda un voyage qu’il devait faire dans la journée même et nous promit son concours. – Mais, ajouta-t-il, ne vous faites pas illusion ; on prévoit qu’on sera écharpé. Peu d’hommes marche- ront.

Le colonel Forestier nous dit : – Watrin, le colonel actuel de la 6e, ne se soucie pas des coups. Il me remettra peut-être le commandement à l’amiable. Je vais aller le trouver seul pour moins l’effaroucher, et je vous rejoindrai chez Bonvalet.

A la hauteur de la Porte Saint-Martin, nous quittâmes notre voiture, et nous suivîmes le boulevard à pied, Charamaule et moi, afin de voir les groupes de plus près et de mieux juger la physionomie de la foule.

Les derniers nivellements de la voie publique ont fait du boulevard de la Porte Saint-Martin un ravin profond dominé par deux escarpements. Au haut de ces escarpements sont les trottoirs garnis de rampes. Les voitures cheminent dans le ravin et les passants sur les trottoirs.

Au moment où nous arrivions sur le boulevard, une longue colonne d’infanterie débouchait dans ce ravin, tambours en tête. Les ondulations épaisses des bayon- nettes remplissaient le carré Saint-Martin et se perdaient dans les profondeurs du boulevard Bonne-Nouvelle.

Une foule énorme et compacte couvrait les deux trottoirs du boulevard Saint- Martin. Il y avait une multitude d’ouvriers en blouse accoudés sur les rampes.

Au moment où la tête de la colonne s’engagea dans le défilé devant le théâtre de la Porte Saint-Martin, un cri de : Vive la République ! sortit de toutes les bouches comme s’il était crié par un seul homme. Les soldats continuèrent d’avancer en silence, mais on eût dit que leur pas se ralentissait, et plusieurs d’entre eux regar- dèrent la foule d’un air indécis. Que signifiait ce cri de Vive la République ? Etait-ce une acclamation ? était-ce une huée ?

Il me sembla dans ce moment-là que la République relevait le front et que le coup d’Etat baissait la tête.

Cependant Charamaule me dit : – Vous êtes reconnu.

En effet, à la hauteur du Château-d’Eau, la foule m’entoura. Quelques jeunes gens crièrent : Vive Victor Hugo ! Un d’eux me demanda : – Citoyen Victor Hugo, que faut-il faire ?

Je répondis : – Déchirez les affiches factieuses du coup d’Etat, et criez : Vive la Constitution !

  • Et si l’on tire sur nous ? me dit un jeune ouvrier.
  • Vous courrez aux armes.
  • Bravo ! cria la foule.

J’ajoutai : – Louis Bonaparte est un rebelle. Il se couvre aujourd’hui de tous les crimes. Nous, représentants du peuple, nous le mettons hors la loi ; mais, sans même qu’il soit besoin de notre déclaration, il est hors la loi par le fait seul de sa trahison. Citoyens ! vous avez deux mains ; prenez dans l’une votre droit, dans l’autre votre fusil, et courez sus à Bonaparte !

  • Bravo ! bravo ! répéta le peuple.

Un bourgeois qui fermait sa boutique me dit : – Parlez moins haut. Si l’on vous entendait parler comme cela, on vous fusillerait.

  • Eh bien ! repris-je, vous promèneriez mon cadavre, et ce serait une bonne chose que ma mort si la justice de Dieu en sortait !

Tous crièrent : Vive Victor Hugo ! Criez : Vive la Constitution ! leur dis-je.

Un cri formidable de Vive la Constitution ! Vive la République ! sortit de toutes les poitrines. L’enthousiasme, l’indignation, la colère, mêlaient leurs éclairs dans tous les regards. Je pensai alors et je pense encore que c’était là peut-être une mi- nute suprême. Je fus tenté d’enlever toute cette foule et de commencer le combat.

Charamaule me retint. Il me dit tout bas :

  • Vous causerez une mitraillade inutile. Tout le monde est désarmé. L’infanterie est à deux pas de nous, et voici l’artillerie qui arrive. Je tournai la tête. En effet, plusieurs pièces de canon attelées débouchaient au grand trot par la rue de Bondy derrière le Château-d’Eau.

Le conseil de m’abstenir, donné par Charamaule, me frappait. De la part d’un tel homme, et si intrépide, il n’était certes pas suspect. En outre, je me sentais lié par la délibération qui venait d’être prise dans la réunion de la rue Blanche.

Je reculai devant la responsabilité que j’aurais encourue. Saisir un tel moment, ce pouvait être la victoire, ce pouvait aussi être un massacre. Ai-je eu raison ? ai-je eu tort ?

La foule grossissait autour de nous et il devenait difficile d’avancer. Nous vou- lions cependant gagner le rendez-vous Bonvalet.

Tout à coup quelqu’un me poussa le bras. C’était Léopold Duras, du National .

  • N’allez pas plus loin, me dit-il tout bas. Le restaurant Bonvalet est investi. Michel (de Bourges) a essayé de haranguer le peuple, mais la troupe est venue. Il n’a réussi à sortir de là qu’avec peine. On a arrêté plusieurs représentants qui veulent l’y rejoindre. Rebroussez chemin. On retourne à l’ancien rendez-vous, rue Blanche. Je vous cherche pour vous le dire.

Un cabriolet passait ; Charamaule fit signe au cocher, nous nous jetâmes de- dans, suivis de la foule qui criait : Vive la République ! Vive Victor Hugo !

Il paraît qu’en ce moment-là même une escouade de sergents de ville arrivait sur le boulevard pour m’arrêter. Le cocher alla ventre à terre. Un quart d’heure après, nous étions rue Blanche.

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