Histoire d’un crime de Victor Hugo

II. De la Bastille à la rue de Cotte
La place de la Bastille était tout à la fois déserte et remplie. Trois régiments en bataille ; pas un passant.

Quatre batteries attelées étaient rangées au pied de la colonne. Çà et là quelques groupes d’officiers parlaient à voix basse, sinistres.

Un de ces groupes, le principal, fixa mon attention. Celui-là était silencieux, on n’y causait pas. C’étaient plusieurs hommes à cheval ; l’un, en avant des autres, en habit de général avec le chapeau bordé à plumes noires ; derrière cet homme, deux colonels, et, derrière les colonels, une cavalcade d’aides de camp et d’of- ficiers d’état-major. Ce peloton chamarré se tenait immobile et comme en arrêt entre la colonne et l’entrée du faubourg. A quelque distance de ce groupe se dé- veloppaient, couvrant toute la place, les régiments en bataille et les canons en batterie.

Mon cocher s’arrêta encore.

  • Continuez, lui dis-je, entrez dans le faubourg.
  • Mais, monsieur, on va nous empêcher.
  • Nous verrons.

La vérité, c’est qu’on ne nous empêcha point.

Le cocher se remit en route, mais hésitant et marchant au pas. L’apparition d’un fiacre dans la place avait causé quelque surprise, et les habitants commençaient à sortir des maisons. Plusieurs s’approchaient de ma voiture.

Nous passâmes devant le groupe d’hommes à grosses épaulettes. Ces hommes, tactique comprise plus tard, n’avaient pas même l’air de nous voir.

L’émotion que j’avais eue la veille devant le régiment de cuirassiers me reprit. Voir en face de moi, à quelques pas, debout, dans l’insolence d’un triomphe tran- quille, les assassins de la patrie, cela était au-dessus de mes forces ; je ne pus me contenir. Je m’arrachai mon écharpe, je la pris à poignée, et passant mon bras et ma tête par la vitre du fiacre baissée, et agitant l’écharpe, je criai :

  • Soldats, regardez cette écharpe, c’est le symbole de la loi, c’est l’Assemblée na- tionale visible. Où est cette écharpe est le droit. Eh bien, voici ce que le droit vous ordonne. On vous trompe, rentrez dans le devoir. C’est un représentant du peuple qui vous parle, et qui représente le peuple représente l’armée. Soldats, avant d’être des soldats, vous avez été des paysans, vous avez été des ouvriers, vous avez été et vous êtes des citoyens. Citoyens, écoutez-moi donc quand je vous parle. La loi seule a le droit de vous commander. Eh bien, aujourd’hui la loi est violée. Par qui ? Par vous. Louis Bonaparte vous entraîne à un crime. Soldats, vous qui êtes l’honneur, écoutez-moi, car je suis le devoir. Soldats, Louis Bonaparte assassine la République. Défendez-la. Louis Bonaparte est un bandit, tous ses complices le suivront au bagne. Ils y sont déjà. Qui est digne du bagne est au bagne. Mériter la chaîne, c’est la porter. Regardez cet homme qui est à votre tête et qui ose vous commander. Vous le prenez pour un général, c’est un forçat.

Les soldats semblaient pétrifiés.

Quelqu’un qui était là (remerciement à cette généreuse âme dévouée) m’étrei- gnit le bras, s’approcha de mon oreille, et me dit : – Vous allez vous faire fusiller.

Mais je n’entendais pas et je n’écoutais rien. Je poursuivis, toujours secouant l’écharpe :

  • Vous qui êtes là, habillé comme un général, c’est à vous que je parle, monsieur. Vous savez qui je suis ; je suis un représentant du peuple, et je sais qui vous êtes, et je vous l’ai dit, vous êtes un malfaiteur. Maintenant voulez-vous savoir mon nom ? Le voici :

Et je lui criai mon nom. Et j’ajoutai :

  • A présent, vous, dites-moi le vôtre. Il ne répondit pas.
    Je repris :
  • Soit, je n’ai pas besoin de savoir votre nom de général, mais je saurai votre numéro de galérien.

L’homme en habit de général courba la tête. Les autres se turent. Je comprenais tous ces regards pourtant, quoiqu’ils ne se levassent pas. Je les voyais baissés et je les sentais furieux. J’eus un mépris énorme, et je passai outre.

Comment s’appelait ce général ? Je l’ignorais et je l’ignore encore.

Une des apologies du coup d’Etat publiées en Angleterre, en rapportant cet inci- dent et en le qualifiant de « provocation insensée et coupable », dit que la « modé- ration »montrée par les chefs militaires en cette occasion, fait honneur au général
… Nous laissons à l’auteur de ce panégyrique la responsabilité de ce nom et de cet éloge.

Je m’engageai dans la rue du faubourg Saint-Antoine.

Mon cocher, qui savait mon nom désormais, n’hésita plus et poussa son cheval.
Ces cochers de Paris sont une race intelligente et vaillante.

Comme je dépassais les premières boutiques de la grande rue, neuf heures son- naient à l’église Saint-Paul.

  • Bon, me dis-je, j’arrive à temps.

Le faubourg avait un aspect extraordinaire. L’entrée était gardée, mais non bar- rée, par deux compagnies d’infanterie. Deux autres compagnies étaient échelon- nées plus loin de distance en distance, occupant la rue et laissant le passage libre. Les boutiques, ouvertes à l’entrée du faubourg, n’étaient plus qu’entre-bâillées cent pas plus loin. Les habitants, parmi lesquels je remarquai beaucoup d’ouvriers en blouse, s’entretenaient sur le seuil des portes et regardaient. Je remarquai à chaque pas les affiches du coup d’Etat, intactes.

Au delà de la fontaine qui fait l’angle de la rue de Charonne, les boutiques étaient fermées. Deux cordons de soldats se prolongeaient des deux côtés de la rue du faubourg sur la lisière des trottoirs ; les soldats étaient espacés de cinq pas en cinq pas, le fusil haut, la poitrine effacée, la main droite sur la détente, prêts à mettre en joue, gardant le silence, dans l’attitude du guet. A partir de là, à l’em- bouchure de chacune des petites rues qui viennent aboutir à la grande rue du faubourg, une pièce de canon était braquée. Quelquefois c’était un obusier. Pour se faire une idée précise de ce qu’était cette disposition militaire, on n’a qu’à se figurer, se prolongeant des deux côtés du faubourg Saint-Antoine, deux chapelets dont les soldats seraient les grains et les canons les nœuds.

Cependant mon cocher devenait inquiet. Il se retourna vers moi et me dit : – Monsieur, ça m’a tout l’air que nous allons rencontrer des barricades par là. Faut- il retourner ?

  • Allez toujours, lui dis-je. Il continua d’avancer.
    Brusquement ce fut impossible. Une compagnie d’infanterie, rangée sur trois lignes, occupait toute la rue d’un trottoir à l’autre. Il y avait à droite une petite rue. Je dis au cocher :
  • Prenez par là.

Il prit à droite, puis à gauche. Nous pénétrâmes dans un labyrinthe de carre- fours.

Tout à coup j’entendis une détonation. Le cocher m’interrogea.

  • Monsieur, de quel côté faut-il aller ?
  • Du côté où vous entendez des coups de fusil.

Nous étions dans une rue étroite ; je voyais à ma gauche au-dessus d’une porte cette inscription : GRAND LAVOIR, et à ma droite une place carrée avec un bâti- ment central qui avait l’aspect d’un marché. La place et la rue étaient désertes ; je demandai au cocher :

  • Dans quelle rue sommes-nous ?
  • Dans la rue de Cotte.
  • Où est le café Roysin ?
  • Droit devant nous.
  • Allez-y.

Il se remit à marcher, mais au pas. Une nouvelle détonation éclata, celle-ci très près de nous, l’extrémité de la rue se remplit de fumée ; nous passions en ce moment- là devant le numéro 22, qui a une porte bâtarde au-dessus de laquelle je lisais : PETIT LAVOIR.

Subitement une voix cria au cocher :

  • Arrêtez.

Le cocher s’arrêta, et, la vitre du fiacre étant baissée, une main se tendit vers la mienne. Je reconnus Alexandre Rey.

Cet homme intrépide était pâle.

  • N’allez pas plus loin, me dit-il, c’est fini.
  • Comment, fini ?
  • Oui, on a dû avancer l’heure ; la barricade est prise, j’en arrive. Elle est à quelques pas d’ici, devant nous.

Et il ajouta :

  • Baudin est tué.

La fumée se dissipait à l’extrémité de la rue.

  • Voyez, me dit Alexandre Rey.

J’aperçus, à cent pas devant nous, au point de jonction de la rue Cotte et de la rue Sainte-Marguerite, une barricade très basse que les soldats défaisaient. On emportait un cadavre.

C’était Baudin.

III. La Barricade Saint-Antoine
Voici ce qui s’était passé :

Dans cette même nuit, dès quatre heures du matin, de Flotte était dans le fau- bourg Saint-Antoine. Il voulait, si quelque mouvement se produisait avant le jour, qu’un représentant du peuple fût là ; et il était de ceux qui, lorsque la généreuse insurrection du droit éclate, veulent remuer les pavés de la première barricade.

Mais rien ne bougea. De Flotte, seul au milieu du faubourg désert et endormi, erra de rue en rue toute la nuit.

Le jour paraît tard en décembre. Avant les premières lueurs du matin, de Flotte était au lieu du rendez-vous vis-à-vis le marché Lenoir.

Ce point n’était que faiblement gardé. Il n’y avait d’autres troupes aux environs que le poste même du marché Lenoir et, à quelque distance, l’autre poste qui oc- cupait le corps de garde situé à l’angle du faubourg et de la rue de Montreuil, près du vieil arbre de liberté planté en 1793 par Santerre. Ni l’un ni l’autre de ces deux postes n’étaient commandés par des officiers.

De Flotte reconnut la position, se promena quelque temps de long en large sur le trottoir, puis, ne voyant encore personne venir, et de crainte d’éveiller l’atten- tion, il s’éloigna et rentra dans les rues latérales du faubourg.

De son côté Aubry (du Nord) s’était levé à cinq heures. Rentré chez lui au milieu de la nuit, en revenant de la rue Popincourt, il n’avait pris que trois heures de re- pos. Son portier l’avait averti que des hommes suspects étaient venus le demander dans la soirée du 2, et qu’on s’était présenté à la maison d’en face, au numéro 12 de cette même rue Racine, chez Huguenin, pour l’arrêter. C’est ce qui détermina Aubry à sortir avant le jour.

Il alla à pied au faubourg Saint-Antoine. Comme il arrivait à l’endroit désigné pour le rendez-vous, il rencontra Cournet et d’autres de la rue Popincourt. Ils furent presque immédiatement rejoints par Malardier.

Il était petit jour. Le faubourg était désert. Ils marchaient absorbés et parlant à voix basse. Tout à coup un groupe violent et singulier passa près d’eux.

Ils tournèrent la tête. C’était un piquet de lanciers qui entourait quelque chose qu’au crépuscule ils reconnurent pour une voiture cellulaire. Cela roulait sans bruit sur le macadam.

Ils se demandaient ce que cela pouvait signifier, quand un deuxième groupe pareil au premier apparut, puis un troisième, puis un quatrième. Dix voitures cel- lulaires passèrent ainsi, se suivant de très près et se touchant presque.

  • Mais ce sont nos collègues ! s’écria Aubry (du Nord). En effet, le dernier convoi des représentants prisonniers du quai d’Orsay, le convoi destiné à Vincennes, tra- versait le faubourg. Il était environ sept heures du matin. Quelques boutiques s’ouvraient, éclairées à l’intérieur, et quelques passants sortaient des maisons.

Ces voitures défilaient l’une après l’autre, fermées, gardées, mornes, muettes ; aucune voix n’en sortait, aucun cri, aucun souffle. Elles emportaient au milieu des épées, des sabres et des lances, avec la rapidité et la fureur du tourbillon, quelque chose qui se taisait ; et ce quelque chose qu’elles emportaient et qui gar- dait ce silence sinistre, c’était la tribune brisée, c’était la souveraineté des assem- blées, c’était l’initiative suprême d’où toute civilisation découle, c’était le verbe qui contient l’avenir du monde, c’était la parole de la France !

Une dernière voiture arriva, que je ne sais quel hasard avait retardée. Elle pou- vait être éloignée du convoi principal de trois ou quatre cents mètres, et elle était escortée seulement par trois lanciers. Ce n’était pas une voiture cellulaire, c’était un omnibus, le seul qu’il y eût dans le convoi. Derrière le conducteur qui était un agent de police, on apercevait distinctement les représentants entassés dans l’intérieur. Il semblait facile de les délivrer.

Cournet s’adressa aux passants : – Citoyens, s’écria-t-il, ce sont vos représen- tants qu’on emmène ! Vous venez de les voir passer dans les voitures des mal- faiteurs ! Bonaparte les arrête contrairement à toutes les lois. Délivrons-les ! Aux armes !

Un groupe s’était formé d’hommes en blouse et d’ouvriers qui allaient à leur travail. Un cri partit du groupe :

  • Vive la République ! et quelques hommes s’élancèrent vers la voiture. La voi- ture et les lanciers prirent le galop.
  • Aux armes ! répéta Cournet.
  • Aux armes ! reprirent les hommes du peuple.

Il y eut un instant d’élan. Qui sait ce qui eût pu arriver ? C’eût été une chose étrange que la première barricade contre le coup d’Etat eût été faite avec cet om- nibus, et qu’après avoir servi au crime, il servît au châtiment. Mais au moment où le peuple se ruait sur la voiture, on vit plusieurs des représentants prisonniers qu’elle contenait faire des deux mains signe de s’abstenir. – Eh ! dit un ouvrier, ils ne veulent pas !

Un deuxième reprit : – Ils ne veulent pas de la liberté !

Un autre ajouta : – Ils n’en voulaient pas pour nous ; ils n’en veulent pas pour eux.

Tout fut dit, on laissa l’omnibus s’éloigner. Une minute après, l’arrière-garde de l’escorte survint et passa au grand trot, et le groupe qui entourait Aubry (du Nord), Malardier et Cournet, se dispersa.

Le café Roysin venait de s’ouvrir. On s’en souvient, la grande salle de ce café avait servi aux séances d’un club fameux en 1848. C’était là, on se le rappelle éga- lement, que le rendez-vous avait été donné.

On entre dans le café Roysin par une allée qui donne sur la rue, puis on traverse un vestibule de quelques mètres de longueur, et l’on trouve une salle assez vaste, avec de hautes fenêtres et des glaces aux murs, et au milieu plusieurs billards, des tables à dessus de marbre, des chaises et des banquettes de velours. C’est cette salle, mal disposée du reste pour une séance où l’on eût délibéré, qui avait été la salle du club Roysin. Cournet, Aubry et Malardier s’y installèrent. En entrant, ils ne dissimulèrent point qui ils étaient ; on les reçut bien, et on leur indiqua une sortie par les jardins, en cas.

De Flotte venait de les rejoindre.

Huit heures sonnaient quand les représentants commencèrent à arriver. Bru- ckner, Maigne et Brillier d’abord, puis successivement Charamaule, Cassal, Du- lac, Bourzat, Madier de Montjau et Baudin. Bourzat, à cause de la boue, selon son habitude, avait des sabots. Qui prendrait Bourzat pour un paysan se tromperait, c’est un bénédictin. Bourzat, imagination méridionale, intelligence vive, fine, let- trée, ornée, a dans sa tête l’Encyclopédie et des sabots à ses pieds. Pourquoi pas ? il est esprit et peuple. L’ancien constituant Bastide arriva avec Madier de Montjau. Baudin serrait la main de tous avec effusion, mais ne parlait pas. Il était pensif. – Qu’avez-vous, Baudin ? lui demanda Aubry (du Nord). Est-ce que vous êtes triste ?

  • Moi, dit Baudin en relevant la tête, je n’ai jamais été plus content !

Se sentait-il déjà l’élu ? quand on est si près de la mort, toute rayonnante de gloire, qui vous sourit dans l’ombre, peut-être l’aperçoit-on.

Un certain nombre d’hommes étrangers à l’Assemblée, tous déterminés comme les représentants eux-mêmes, les accompagnait et les entourait.

Cournet en était le chef. Il y avait parmi eux des ouvriers, mais pas de blouses. Afin de ne point effaroucher la bourgeoisie, on avait recommandé aux ouvriers, notamment chez Derosne et Cail, de venir en habit.

Baudin avait sur lui une copie de la proclamation que je lui avais dictée la veille. Cournet la déplia et la lut. – Faisons-la tout de suite afficher dans le faubourg, dit- il. Il faut que le peuple sache que Louis Bonaparte est hors la loi. – Un ouvrier lithographe, qui était là, s’offrit à l’imprimer sur-le-champ. Tous les représentants présents la signèrent, et ils ajoutèrent mon nom à leurs signatures. – Aubry (du Nord) écrivit en tête les mots : Assemblée nationale . L’ouvrier emporta la procla- mation et tint parole. Quelques heures après, Aubry (du Nord) et plus tard un ami de Cournet appelé Gay le rencontrèrent dans le faubourg du Temple un pot de colle à la main et appliquant la proclamation à tous les coins de rue, à côté même de l’affiche Maupas qui menaçait de la peine de mort quiconque serait trouvé pla- cardant un appel aux armes. Les groupes lisaient les deux affiches à la fois. Détail qu’il faut noter, un sergent de la ligne en uniforme, en pantalon garance et le fusil sur l’épaule, accompagnait l’ouvrier et le faisait respecter. C’était sans doute un soldat sorti du service depuis peu.

L’instant fixé la veille pour le rendez-vous général était de neuf à dix heures du matin. Cette heure avait été choisie afin qu’on eût le temps d’avertir tous les membres de la gauche ; il convenait d’attendre que les autres représentants ar- rivassent, afin que le groupe ressemblât davantage à une assemblée et que ses manifestations eussent plus d’autorité sur le faubourg.

Plusieurs des représentants déjà arrivés n’avaient pas d’écharpe. On en fit à la hâte quelques-unes dans une maison voisine avec des bandes de calicot rouge, blanc et bleu, et on les leur apporta. Baudin et de Flotte furent de ceux qui se revêtirent de ces écharpes improvisées.

Cependant il n’était pas encore neuf heures que déjà des impatiences se mani- festaient autour d’eux 1 . Ces généreuses impatiences, plusieurs les partageaient.

Baudin voulait attendre.

  • Ne devançons pas l’heure, disait-il, laissons à nos collègues le temps d’arriver. Mais on murmurait autour de Baudin :
  • Non, commencez, donnez le signal, sortez. Le faubourg n’attend que la vue de vos écharpes pour se soulever. Vous êtes peu nombreux, mais on sait que vos amis vont venir vous rejoindre. Cela suffit. Commencez.

La suite a prouvé que cette hâte ne pouvait produire qu’un avortement. Cepen- dant ils jugèrent que le premier exemple que devaient les représentants au peuple, c’était le courage personnel. Ne laisser s’éteindre aucune étincelle, marcher les premiers, marcher en avant, c’était là le devoir. L’apparence d’une hésitation au- rait été plus funeste en effet que toutes les témérités.

Schœlcher est une nature de héros ; il a la superbe impatience du danger.
1 « Il y eut aussi malentendu sur le moment fixé . Quelques – uns se trompèrent et crurent que c’était à neuf heures . Les premiers arrivés attendirent avec impatience leurs collègues . Ils étaient , comme nous l’avons dit , au nombre de douze à quinze à huit heures et demie . – Le temps se perd , s’écria l’un d’eux à peine entré , mettons nos écharpes , montrons les représentants à la population , élevons avec elle des barricades . Nous sauverons le pays peut – être , l’honneur du parti à coup sûr . Allons , faisons des barricades . – Tous furent immédiatement du même avis ; un seul , le citoyen Bau- din , reproduisit la terrible objection : Nous ne sommes pas en nombre pour adopter une semblable résolution . – Mais il se rallia d’entrain au sentiment général , et , la conscience tranquille , après avoir réservé le principe , il ne fut pas le dernier à ceindre son écharpe . »SCHŒLCHER, Histoire des crimes du 2 décembre, p . 130 – 131 .

  • Allons, s’écria-t-il, nos amis nous rejoindront. Sortons. Ils n’avaient pas d’armes.
  • Désarmons le poste qui est là, dit Schœlcher.

Ils sortirent de la salle Roysin en ordre, deux par deux, se tenant sous le bras. Quinze ou vingt hommes du peuple leur faisaient cortège. Ils allaient devant eux criant : Vive la République ! Aux armes !

Quelques enfants les précédaient et les suivaient en criant : Vive la Montagne !

Les boutiques fermées s’entr’ouvraient. Quelques hommes paraissaient au seuil des portes, quelques femmes se montraient aux fenêtres. Des groupes d’ouvriers qui allaient à leur travail les regardaient passer. On criait : Vivent nos représen- tants ! Vive la République !

La sympathie était partout, mais nulle part l’insurrection. Le cortège se grossit peu chemin faisant.

Un homme qui menait un cheval sellé s’était joint à eux. On ne savait qui était cet homme, ni d’où venait ce cheval. Cela avait l’air de s’offrir à quelqu’un qui voudrait s’enfuir. Le représentant Dulac ordonna à cet homme de s’éloigner.

Ils arrivèrent ainsi au corps de garde de la rue de Montreuil. A leur approche, la sentinelle poussa le cri d’alerte, et les soldats sortirent du poste en tumulte.

Schœlcher calme, impassible, en manchettes et en cravate blanche, vêtu de noir comme à l’ordinaire, boutonné jusqu’au cou dans sa redingote serrée, avec l’air intrépide et fraternel d’un quaker, marcha droit à eux :

  • Camarades, leur dit-il, nous sommes les représentants du peuple, et nous ve- nons au nom du peuple vous demander vos armes pour la défense de la Constitu- tion et des lois.

Le poste se laissa désarmer. Le sergent seul fit mine de résister, mais on lui dit :

  • Vous êtes seul – et il céda. Les représentants distribuèrent les fusils et les car- touches au groupe résolu qui les entourait.

Quelques soldats s’écrièrent : – Pourquoi nous prenez-vous nos fusils ? Nous nous battrions pour vous et avec vous.

Les représentants se demandèrent s’ils accepteraient cette offre. Schœlcher y inclinait. Mais l’un d’eux fit observer que quelques gardes mobiles avaient fait la même ouverture aux insurgés de juin et avaient tourné contre l’insurrection les armes qu’on leur avait laissées.

On garda donc les fusils.

Le désarmement fait, on compta les fusils, il y en avait quinze.

  • Nous sommes cent cinquante, dit Cournet, nous n’avons pas assez de fusils.
  • Eh bien, demanda Schœlcher, où y a-t-il un poste ?
  • Au marché Lenoir.
  • Désarmons-le.

Schœlcher en tête, et escortés des quinze hommes armés, les représentants al- lèrent au marché Lenoir. Le poste du marché Lenoir se laissa désarmer plus vo- lontiers encore que le poste de la rue de Montreuil. Les soldats se tournaient pour qu’on prît leurs cartouches dans leurs gibernes.

On chargea immédiatement les armes.

  • Maintenant, cria de Flotte, nous avons trente fusils, cherchons un coin de rue et faisons une barricade.

Ils étaient alors environ deux cents combattants.

Ils montèrent la rue de Montreuil. Au bout d’une cinquantaine de pas, Schœl- cher dit : – Où allons-nous ? nous tournons le dos à la Bastille. Nous tournons le dos au combat.

Ils redescendirent vers le faubourg.

Ils criaient : Aux armes ! On leur répondait : – Vivent nos représentants ! Mais quelques jeunes gens seulement se joignirent à eux. Il était évident que le vent de l’émeute ne soufflait pas.

  • N’importe, disait de Flotte, engageons l’action. Ayons la gloire d’être les pre- miers tués.

Comme ils arrivaient au point où les rues Sainte-Marguerite et de Cotte abou- tissent l’une à l’autre et coupent le faubourg, une charrette de paysan chargée de fumier entrait rue Sainte-Marguerite.

  • Ici, cria de Flotte.

Ils arrêtèrent la charrette de fumier et la renversèrent au milieu de la rue du faubourg Saint-Antoine.

Une laitière arriva.

Ils renversèrent la charrette de la laitière.

Un boulanger passait dans sa voiture à pain. Il vit ce qui se faisait, voulut fuir et mit son cheval au galop. Deux ou trois gamins – de ces enfants de Paris braves comme des lions et lestes comme des chats – coururent après le boulanger, dé- passèrent le cheval qui galopait toujours, l’arrêtèrent et ramenèrent la voiture à la barricade commencée.

On renversa la voiture à pain.

Un omnibus survint qui arrivait de la Bastille.

  • Bon ! dit le conducteur, je vois ce que c’est.

Il descendit de bonne grâce et fit descendre les voyageurs, puis le cocher détela les chevaux et s’en alla en secouant son manteau.

On renversa l’omnibus.

Les quatre voitures mises bout à bout barraient à peine la rue du faubourg, fort large en cet endroit. Tout en les alignant, les hommes de la barricade disaient :

  • N’abîmons pas trop les voitures.

Cela faisait une médiocre barricade, assez basse, trop courte, et qui laissait les trottoirs libres des deux côtés.

En ce moment un officier d’état-major passa suivi d’une ordonnance, aperçut la barricade, et s’enfuit au galop de son cheval.

Schœlcher inspectait tranquillement les voitures renversées. Quand il fut à la charrette de paysan, qui faisait un tas plus élevé que les autres, il dit : – Il n’y a que celle-là de bonne.

La barricade avançait. On jeta dessus quelques paniers vides qui la grossissaient et l’exhaussaient sans la fortifier.

Ils y travaillaient encore quand un enfant accourut en criant : – La troupe !

En effet deux compagnies arrivaient de la Bastille au pas de course par le fau- bourg, échelonnées par pelotons de distance en distance et barrant toute la rue.

Les portes et les fenêtres se fermaient précipitamment. Pendant ce temps-là, dans un coin de la barricade, Bastide impassible contait gravement une histoire à Madier de Montjau. – Madier, lui disait-il, il y a près de deux cents ans que le prince de Condé, prêt à livrer bataille dans ce même faubourg Saint-Antoine où nous sommes, demandait à un officier qui l’accompagnait : – As-tu jamais vu une bataille perdue ? – Non, monseigneur. – Eh bien, tu vas en voir une. – Moi, Madier, je vous dis aujourd’hui : – Vous allez voir tout à l’heure une barricade prise.

Cependant ceux qui étaient armés s’étaient placés à leur position de combat derrière la barricade.

Le moment approchait.

  • Citoyens, cria Schœlcher, ne tirez pas un coup de fusil. Quand l’armée et les faubourgs se battent, c’est le sang du peuple qui coule des deux côtés. Laissez- nous d’abord parler aux soldats.

Il monta sur un des paniers qui exhaussaient la barricade. Les autres représen- tants se rangèrent près de lui sur l’omnibus. Malardier et Dulac étaient à sa droite. Dulac lui dit : – Vous me connaissez à peine, citoyen Schœlcher ; moi, je vous aime. Donnez-moi pour mission de rester à côté de vous. Je ne suis que du second rang à l’Assemblée, mais je veux être du premier rang au combat.

En ce moment quelques hommes en blouse, de ceux que le 10 décembre avait embrigadés, parurent à l’angle de la rue Sainte-Marguerite, tout près de la barri- cade, et crièrent : A bas les vingt-cinq francs !

Baudin, qui avait déjà choisi son poste de combat et qui était debout sur la bar- ricade, regarda fixement ces hommes, et leur dit :

  • Vous allez voir comment on meurt pour vingt – cinq francs !

Un bruit se fit dans la rue. Quelques dernières portes restées entr’ouvertes se fermèrent. Les deux colonnes d’attaque venaient d’arriver en vue de la barricade. Plus loin on apercevait confusément d’autres rangées de bayonnettes. C’étaient celles qui m’avaient barré le passage.

Schœlcher, élevant le bras avec autorité, fit signe au capitaine qui commandait le premier peloton d’arrêter.

Le capitaine fit de son épée nue un signe négatif. Tout le 2 décembre était dans ces deux gestes. La loi disait :

  • Arrêtez ! Le sabre répondait : – Non !

Les deux compagnies continuèrent d’avancer, mais à pas lents et en gardant leurs intervalles.

Schœlcher descendit de la barricade dans la rue. De Flotte, Dulac, Malardier, Brillier, Maigne, Bruckner, le suivirent.

Alors on vit un beau spectacle.

Sept représentants du peuple, sans autre arme que leurs écharpes, c’est-à-dire majestueusement revêtus de la loi et du droit, s’avancèrent dans la rue hors de la barricade, et marchèrent droit aux soldats, qui les attendaient le fusil en joue.

Les autres représentants restés dans la barricade disposaient les derniers ap- prêts de la résistance. Les combattants avaient une attitude intrépide. Le lieute- nant de marine Cournet les dominait tous de sa haute taille. Baudin, toujours de- bout sur l’omnibus renversé, dépassait la barricade de la moitié du corps.

En voyant approcher les sept représentants, les soldats et les officiers eurent un moment de stupeur. Cependant le capitaine fit signe aux représentants d’arrêter.

Ils s’arrêtèrent en effet, et Schœlcher dit d’une voix grave :

  • Soldats ! nous sommes les représentants du peuple souverain, nous sommes vos représentants, nous sommes les élus du suffrage universel. Au nom de la Consti- tution, au nom du suffrage universel, au nom de la République, nous qui sommes l’Assemblée nationale, nous qui sommes la loi, nous vous ordonnons de vous joindre à nous, nous vous sommons de nous obéir. Vos chefs, c’est nous. L’ar- mée appartient au peuple, et les représentants du peuple sont les chefs de l’ar- mée. Soldats, Louis Bonaparte viole la Constitution, nous l’avons mis hors la loi. Obéissez-nous.

L’officier qui commandait, un capitaine nommé Petit, ne le laissa pas achever.

  • Messieurs, dit-il, j’ai des ordres. Je sors du peuple. Je suis républicain comme vous, mais je ne suis qu’un instrument.
  • Vous connaissez la Constitution, dit Schœlcher.
  • Je ne connais que ma consigne.
  • Il y a une consigne au-dessus de toutes les consignes, reprit Schœlcher ; ce qui oblige le soldat comme le citoyen, c’est la loi.

Il se tournait de nouveau vers les soldats pour les haranguer, mais le capitaine lui cria :

  • Pas un mot de p lus ! Vous ne continuerez pas ! Si vous ajoutez une parole, je commande le feu.
  • Que nous importe ! dit Schœlcher.

En ce moment un officier à cheval arriva. C’était le chef du bataillon. Il parla un instant bas au capitaine.

  • Messieurs les représentants, reprit le capitaine en agitant son épée, retirez- vous, ou je fais tirer.
  • Tirez, cria de Flotte.

Les représentants – étrange et héroïque copie de Fontenoy – ôtèrent leurs cha- peaux et firent face aux fusils.

Schœlcher seul garda son chapeau sur la tête et attendit les bras croisés.

  • A la bayonnette ! cria le capitaine. Et se tournant vers les pelotons : – Croisez – ette !
  • Vive la République ! crièrent les représentants.

Les bayonnettes s’abaissèrent, les compagnies s’ébranlèrent, et les soldats fon- dirent au pas de course sur les représentants immobiles.

Ce fut un instant terrible et grandiose.

Les sept représentants virent arriver les bayonnettes à leurs poitrines sans un mot, sans un geste, sans un pas en arrière. Mais l’hésitation, qui n’était pas dans leur âme, était dans le cœur des soldats.

Les soldats sentirent distinctement qu’il y avait là une double souillure pour leur uniforme, attenter à des représentants du peuple, ce qui est une trahison, et tuer des hommes désarmés, ce qui est une lâcheté. Or, trahison et lâcheté, ce sont là deux épaulettes dont s’accommode quelquefois le général, jamais le soldat.

Quand les bayonnettes furent tellement près des représentants qu’elles leur touchaient la poitrine, elles se détournèrent d’elles-mêmes, et les soldats d’un mouvement unanime passèrent entre les représentants sans leur faire de mal. Schœlcher seul eut sa redingote percée en deux endroits, et, dans sa conviction, ce fut maladresse plutôt qu’intention. Un des soldats qui lui faisaient face voulut l’éloigner du capitaine et le toucha de sa bayonnette. La pointe rencontra le livre d’adresses des représentants que Schœlcher avait dans sa poche et ne perça que le vêtement.

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