Histoire d’un crime de Victor Hugo

XV. Mazas
Les voitures cellulaires, convoyées jusqu’à Mazas par les lanciers, trouvaient à Mazas un autre escadron de lanciers pour les recevoir. Les représentants descen- daient de voiture un à un. L’officier commandant les lanciers se tenait à côté de la portière et les regardait passer avec une curiosité hébétée.

Mazas, qui a remplacé la Force, aujourd’hui démolie, est une immense bâtisse rougeâtre, élevée, tout à côté de l’embarcadère du chemin de fer de Lyon, sur les terrains vagues du faubourg Saint-Antoine. De loin on la croit en briques, de près on reconnaît qu’elle est construite en cailloux noyés dans le ciment. Six grands corps de logis à trois étages, se touchant tous au point de départ et rayonnant autour d’une rotonde qui est le centre commun, séparés par des cours qui vont s’élargissant à mesure que les corps de logis s’écartent, percés de mille petites lu- carnes qui sont les jours des cellules, entourés d’une haute muraille, et présentant à vol d’oiseau la figure d’un éventail, voilà Mazas. De la rotonde qui fait le centre s’élance une sorte de minaret qui est la cheminée d’appel. Ce rez-de-chaussée est une salle ronde qui sert de greffe. Au premier étage est l’autel, où un seul prêtre dit la messe pour tous, et l’observatoire, d’où un seul surveillant veille sur toutes les portes de toutes les galeries à la fois. Chaque corps de logis s’appelle division. Les cours sont coupées par de hauts murs en une multitude de petits promenoirs oblongs.

Chaque représentant, à mesure qu’il descendait de voiture, était conduit dans le rond-point où est le greffe. Là on prenait son nom, et on lui donnait en échange de son nom un numéro. Qu’on soit un voleur ou un législateur, cela se pratique ainsi dans cette prison ; le coup d’Etat passait le niveau. Une fois le représentant écroué et numéroté, on le faisait « filer ». On lui disait : Montez, ou : Allez, et on l’annon- çait au bout du corridor auquel on le destinait en criant : – Tel numéro ! Recevez . – Le gardien du corridor désigné répondait : – Envoyez ! – Le prisonnier montait seul, allait devant lui, et en arrivant il trouvait le gardien debout près d’une porte ouverte. Le gardien disait : – C’est là, monsieur. Le prisonnier entrait, le gardien refermait la porte, et l’on passait à un autre.

Le coup d’Etat eut pour les représentants prisonniers des procédés très divers ; ceux qu’on ménageait, les hommes de la droite, on les mit à Vincennes ; ceux qu’on haïssait, les hommes de la gauche, on les mit à Mazas. Ceux de Vincennes eurent les appartements de M. de Montpensier, rouverts exprès pour eux, un dî- ner excellent et en commun, des bougies, du feu, et les sourires et les génuflexions du gouverneur, qui était le général Courtigis. Ceux de Mazas, voici comme on les traita : Une voiture cellulaire les déposa à la prison. Ils passèrent d’une boîte dans l’autre. A Mazas, un greffier les enregistra, les mesura, les toisa et les écroua comme des forçats. Le greffe franchi, on conduisit chacun d’eux par une galerie-balcon suspendue dans l’obscurité sous une longue voûte humide jusqu’à une porte étroite qui s’ouvrit brusquement. Arrivé là, un guichetier poussait le représentant par les épaules, et la porte se refermait.

Le représentant ainsi cloîtré se trouvait dans une petite chambre, longue, étroite, obscure. C’est là ce que la langue pleine de précautions que parlent aujourd’hui les lois appelle une « cellule ». Le plein midi de décembre n’y produisait qu’un demi-jour crépusculaire. A une extrémité une porte à guichet, à l’autre, tout près du plafond, à une hauteur de dix ou douze pieds, une lucarne à vitre cannelée. Cette vitre brouillait l’œil, empêchait de voir le bleu ou le gris du temps et de dis- tinguer le nuage ou le rayon, et donnait je ne sais quoi d’indécis au jour blafard de l’hiver. C’était moins qu’un jour faible, c’était un jour trouble. Les inventeurs de cette vitre cannelée ont réussi à faire loucher le ciel.

Au bout de quelques instants, le prisonnier commençait à apercevoir confusé- ment les objets, et voici ce qu’il trouvait : des murs blanchis à la chaux et verdis çà et là par des émanations diverses, dans un coin un trou rond garni de barreaux de fer et exhalant une odeur infecte, dans un autre coin une tablette tournant sur une charnière comme le strapontin des citadines, et pouvant servir de table, pas de lit, une chaise de paille. Sous les pieds un carreau en briques. La première im- pression, c’était l’ombre ; la seconde, c’était le froid. Le prisonnier se voyait donc là, seul, transi, dans cette quasi-obscurité, ayant la faculté d’aller et de venir dans huit pieds carrés comme un loup en cage, ou de rester assis sur une chaise comme un idiot à Bicêtre.

Dans cette situation, un ancien républicain de la veille, devenu membre de la majorité et même dans l’occasion quelque peu bonapartiste, M. Emile Leroux, jeté d’ailleurs à Mazas par mégarde et pris sans doute pour quelque autre Leroux, se mit à pleurer de rage. Trois, quatre, cinq heures se passèrent ainsi. Cependant on n’avait pas mangé depuis le matin ; quelques-uns même, dans l’émotion du coup d’Etat, n’avaient pas déjeuné. La faim venait. Allait-on être oublié là ? Non. Une cloche de la prison sonnait, le guichet de la porte s’ouvrait, un bras tendait au prisonnier une écuelle d’étain et un morceau de pain.

Le prisonnier saisissait avidement le pain et l’écuelle.

Le pain était noir et gluant, l’écuelle contenait une espèce d’eau épaisse, chaude et rousse. Rien de comparable à l’odeur de cette « soupe ». Quant au pain, il ne sentait que le moisi.

Quelle que fût la faim, dans le premier moment, la plupart des prisonniers je- tèrent le pain sur le pavé et vidèrent l’écuelle dans le trou à barreaux de fer.

Cependant l’estomac criait, les heures passaient, on ramassait le pain et l’on fi- nissait par manger. Un prisonnier même alla jusqu’à ramasser l’écuelle et jusqu’à essayer d’en essuyer le fond avec son pain qu’il mangea ensuite. Plus tard ce pri- sonnier, un représentant mis en liberté dans l’exil, me racontait cette nourriture et me disait : Ventre affamé n’a pas de nez .

Du reste solitude absolue, silence profond. Pourtant au bout de quelques heures,
M. Emile Leroux – c’est lui qui a dit le fait à M. Versigny – entendit de l’autre côté de son mur à sa droite une sorte de frappement singulier, espacé, intermittent, avec des intervalles inégaux. Il prêta l’oreille ; presque au même instant, de l’autre côté du mur à gauche, un frappement du même genre répondit. M. Emile Leroux ravi

  • quelle joie d’entendre un bruit quelconque ! – songea à ses collègues prisonniers comme lui, et se mit à crier d’une voix éclatante : – Ah ! ah ! vous êtes donc là aussi, vous autres ! Il n’avait pas achevé sa phrase que la porte de sa cellule s’ouvrit avec un grincement de gonds et de verrous ; un homme – c’était le geôlier – apparut furieux, et lui dit :
  • Taisez-vous !

Le représentant du peuple, un peu stupéfait, voulut quelque explication.

  • Taisez-vous, reprit le guichetier, ou je vous f… au cachot !

Le guichetier parlait au prisonnier comme le coup d’Etat parlait à la nation.

M. Emile Leroux, avec ses habitudes entêtées de « parlementarisme », essaya pourtant d’insister.

  • Comment ! dit-il, je ne puis répondre aux signaux que me font deux de mes collègues !
  • Deux de vos collègues ! reprit le geôlier, ce sont deux voleurs. Et il referma la porte en éclatant de rire.

C’étaient en effet deux voleurs entre lesquels était, non crucifié, mais verrouillé,
M. Emile Leroux.

La prison Mazas est si ingénieusement bâtie que la moindre parole s’y entend d’une cellule à l’autre. Point d’isolement, par conséquent, en dépit de la cellule. De là ce rigoureux silence imposé par la logique parfaite et atroce du règlement. Que font les voleurs ? Ils ont imaginé un système de frappement télégraphique, et le règlement perd ses peines. M. Emile Leroux avait tout simplement troublé un dialogue commencé.

Laissez-nous donc jaspiner bigorne 2 , lui cria le voleur son voisin, qui, pour cette exclamation, fut mis au cachot.

C’était là la vie des représentants à Mazas. Du reste, étant au secret, pas un livre, pas une feuille de papier, pas une plume, pas même la promenade d’une heure dans le préau.

Les voleurs aussi, on vient de le voir, vont à Mazas. Mais à ceux qui savent un métier, on permet de travailler ; à ceux qui savent lire, on passe des livres ; à ceux qui savent écrire, on accorde une écritoire et du papier ; à tous on laisse l’heure l’heure de promenade exigée par l’hygiène et autorisée par le règlement.

Aux représentants, rien. L’isolement, la claustration, le mutisme, l’obscurité, le froid, « la quantité d’ennui qui rend fou », comme a dit Linguet parlant de la Bas- tille.

Etre assis, jambes et bras croisés, sur une chaise toute la journée ! telle était la situation.
2Parler argot

Mais le lit ? On pouvait se coucher ? Non.
Il n’y avait pas de lit.

A huit heures du soir, le guichetier entrait dans la cellule, atteignait et déplaçait quelque chose qui était roulé sur une planche près du plafond. Ce quelque chose était un hamac.

Le hamac fixé, accroché et tendu, le guichetier souhaitait au prisonnier le bon- soir.

Il y avait sur le hamac une couverture de laine, quelquefois un matelas de deux pouces d’épaisseur. Le prisonnier, enveloppé dans cette couverture, essayait de dormit et ne parvenait qu’à grelotter.

Mais, le lendemain, il pouvait du moins rester couché toute la journée sur son hamac ?

Point.

A sept heures du matin, le guichetier rentrait, souhaitait le bonjour au repré- sentant, le faisait lever, et roulait le hamac dans sa niche près du plafond.

Mais, en ce cas, il fallait ressaisir le hamac d’autorité, le dérouler, le raccrocher et s’y recoucher.

Fort bien. Le cachot.

Cela était ainsi. Le hamac pour la nuit, la chaise pour le jour.

Soyons juste pourtant. Quelques-uns obtinrent des lits, entre autres MM. Thiers et Roger (du Nord). M. Grévy n’en eut pas.

Mazas est une prison-progrès ; il est certain que Mazas est préférable aux plombs de Venise et au cachot sous-fluvial du Châtelet. C’est la philanthropie doctrinaire qui a construit Mazas. Pourtant, on le voit, Mazas laisse à désirer. Disons-le, à un certain point de vue, l’encellulement momentané des faiseurs de lois à Mazas ne nous déplaît pas. Il y a eu peut-être un peu de Providence dans le coup d’Etat. La Providence, en mettant les législateurs à Mazas, a fait un acte de bonne éducation. Mangez votre cuisine ! il n’est pas mauvais que ceux qui font les prisons en tâtent.

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