Histoire d’un crime de Victor Hugo

Un soldat dit à de Flotte : – Citoyen, nous ne voulons pas vous faire de mal. Pourtant un soldat s’approcha de Bruckner et le mit en joue.

  • Eh bien, dit Bruckner, faites feu.

Le soldat, ému, abaissa son arme et serra la main de Bruckner.

Chose frappante, en dépit de l’ordre donné par les chefs, les deux compagnies arrivèrent successivement jusqu’aux représentants, croisant la bayonnette, et la détournant. La consigne commande, mais l’instinct règne ; la consigne peut être le crime, mais l’instinct, c’est l’honneur. Le chef de bataillon P… a dit plus tard :
« On nous avait annoncé que nous aurions affaire à des brigands, nous avons en affaire à des héros. »

Cependant, à la barricade on s’inquiétait, et, les voyant enveloppés et voulant les secourir, on tira un coup de fusil. Ce coup de fusil malheureux tua un soldat entre de Flotte et Schœlcher.

L’officier qui commandait le second peloton d’attaque passait près de Schœl- cher comme le pauvre soldat tombait. Schœlcher montra à l’officier l’homme gi- sant :

  • Lieutenant, voyez.

L’officier répondit avec un geste de désespoir :

  • Que voulez-vous que nous fassions ?

Les deux compagnies ripostèrent au coup de fusil par une décharge générale et s’élancèrent à l’assaut de la barricade, laissant derrière elles les sept représentants stupéfaits d’être encore vivants.

La barricade répondit par une décharge, mais elle ne pouvait tenir. Elle fut em- portée.

Baudin fut tué.

Il était resté debout à sa place de combat sur l’omnibus. Trois balles l’attei- gnirent. Une le frappa de bas en haut à l’œil droit et pénétra dans le cerveau. Il tomba. Il ne reprit pas connaissance. Une demi-heure après il était mort. On porta son cadavre à l’hôpital Sainte-Marguerite.

Bourzat, qui était près de Baudin avec Aubry (du Nord), eut son manteau percé d’une balle.

Un détail qu’il faut noter encore, c’est que les soldats ne firent aucun prison- nier dans cette barricade. Ceux qui la défendaient se dispersèrent dans les rues du faubourg ou trouvèrent asile dans les maisons voisines. Le représentant Maigne, poussé par des femmes effarées derrière une porte d’allée, s’y trouva enfermé avec un des soldats qui venaient de prendre la barricade. Un moment après, le repré- sentant et le soldat sortirent ensemble. Les représentants purent quitter librement ce premier champ de combat.

A ce commencement solennel de la lutte, une dernière lueur de justice et de droit brillait encore, et la probité militaire reculait avec une sorte de morne anxiété devant l’attentat où on l’engageait. Il y a l’ivresse du bien, et il y a l’ivrognerie du mal ; cette ivrognerie plus tard noya la conscience de l’armée.

L’armée française n’est pas faite pour commettre des crimes. Quand la lutte se prolongea et qu’il fallut exécuter de sauvages ordres du jour, les soldats durent s’étourdir. Ils obéirent, non froidement, ce qui eût été monstrueux, mais avec co- lère, ce que l’histoire invoquera comme leur excuse ; et, pour beaucoup peut-être, il y avait au fond de cette colère du désespoir.

Le soldat tombé était resté sur le pavé. Ce fut Schœlcher qui le releva. Quelques femmes éplorées et vaillantes sortirent d’une maison. Quelques soldats vinrent. On le porta, Schœlcher lui soutenant la tête, d’abord chez une fruitière, puis à l’hôpital Sainte-Marguerite où l’on avait déjà porté Baudin.

C’était un conscrit. La balle l’avait frappé au côté. On voyait à sa capote grise boutonnée jusqu’au collet le trou souillé de sang. Sa tête tombait sur son épaule, son visage pâle, bridé par la mentonnière du shako, n’avait plus de regard, le sang lui sortait de la bouche. Il paraissait dix-huit ans à peine. Déjà soldat et encore enfant. Il était mort.

Ce pauvre soldat fut la première victime du coup d’Etat. Baudin fut la seconde.

Avant d’être représentant, Baudin avait été instituteur. Il sortait de cette intelli- gente et forte famille des maîtres d’école 2 , toujours persécutés, qui sont tombés de la loi Guizot dans la loi Falloux et de la loi Falloux dans la loi Dupanloup. Le crime du maître d’école, c’est de tenir un livre ouvert ; cela suffit, la sacristie le condamne. Il y a maintenant en France dans chaque village un flambeau allumé, le maître d’école, et une bouche qui souffle dessus, le curé. Les maîtres d’école de France, qui savent mourir de faim pour la vérité et pour la science, étaient dignes qu’un des leurs fût tué pour la liberté.

La première fois que je vis Baudin ce fut à l’Assemblée le 13 janvier 1850. Je vou- lais parler contre la loi d’enseignement. Je n’étais pas inscrit ; Baudin était inscrit le second. Il vint m’offrir son tour. J’acceptai, et je pus parler le surlendemain 15.

Baudin était, pour les rappels à l’ordre et les avanies, un des points de mire du sieur Dupin. Il partageait cet honneur avec les représentants Miot et Valentin.

Baudin monta plusieurs fois à la tribune. Sa parole, hésitante dans la forme, était énergique dans le fond. Il siégeait à la crête de la montagne. Il avait l’esprit ferme et les manières timides. De là dans toute sa personne je ne sais quel em- barras mêlé à la décision. C’était un homme de moyenne taille. Sa face colorée et pleine, sa poitrine ouverte, ses épaules larges, annonçaient l’homme robuste, le laboureur maître d’école, le penseur paysan. Il avait cette ressemblance avec Bourzat. Baudin penchait la tête sur son épaule, écoutait avec intelligence et par- lait avec une voix douce et grave. Il avait le regard triste et le sourire amer d’un prédestiné.

Le 2 décembre au soir, je lui avais demandé : – Quel âge avez-vous ? Il m’avait répondu : – Pas tout à fait trente-trois ans.

  • Et vous ? me dit-il.
  • Quarante-neuf ans. Et il avait repris :
    2 Il y a ici une erreur . Cela tient à ce que ces pages ont été écrites il y a vingt – six ans . Esquiros , qui connaissait Baudin , interrogé par moi , m’avait dit que Baudin avait été instituteur . Esquiros se trompait . Baudin avait été médecin . (Note de l’édition Hetzel-Quantin.)
  • Nous avons le même âge aujourd’hui.

Il songeait en effet à ce lendemain qui nous attendait, et où se cachait ce peut –
être qui est la grande égalité.

Les premiers coups de fusil étaient tirés, un représentant était tombé, et le peuple ne se levait pas. Quel bandeau avait-il sur les yeux ? Quel plomb avait-il sur le cœur ? Hélas ! la nuit que Louis Bonaparte avait su faire sur son crime, loin de se dissiper, s’épaississait. Pour la première fois depuis soixante ans que l’ère pro- videntielle des révolutions est ouverte, Paris, la ville de l’intelligence, semblait ne point comprendre.

En quittant la barricade de la rue Sainte-Marguerite, de Flotte alla au faubourg Saint-Marceau, Madier de Monjau alla à Belleville, Charamaule et Maigne se por- tèrent sur les boulevards. Schœlcher, Dulac, Malardier et Brillier remontèrent le faubourg Saint-Antoine par les rues latérales que la troupe n’avait pas encore oc- cupées. Ils criaient : Vive la République ! Ils apostrophaient le peuple sur le pas des portes. – Est-ce donc l’empire que vous voulez ? criait Schœlcher. Ils allèrent jus- qu’à chanter la Marseillaise. On ôtait les chapeaux sur leur passage, et l’on criait : Vivent nos représentants ! Mais c’était tout.

Ils avaient soif, et la fatigue les gagnait. Rue de Reuilly un homme sortit d’une porte une bouteille à la main et leur offrit à boire.

Sartin les rejoignit en route. Rue de Charonne, ils entrèrent au local de l’asso- ciation en permanence. Il n’y avait personne. Mais rien n’abattait leur courage.

Comme ils atteignaient la place de la Bastille, Dulac dit à Schœlcher : – Je vous demande la permission de vous quitter une heure ou deux, et voici pourquoi : je suis seul ici à Paris avec ma petite fille qui a sept ans. Depuis huit jours elle a la fièvre scarlatine, et hier, quand le coup d’Etat est arrivé, elle était à la mort. Je n’ai que cette enfant au monde. Je l’ai quittée ce matin pour venir, et elle m’a dit : – Papa, où vas-tu ? Puisque je ne suis pas tué, je vais voir si elle n’est pas morte.

Deux heures après l’enfant vivait encore, et nous étions en séance de perma- nence rue Richelieu, n° 15, Jules Favre, Carnot, Michel (de Bourges) et moi, quand nous vîmes entrer Dulac, qui nous dit : – Je viens me mettre à votre disposition.

IV. Les Associations ouvrières nous demandent un ordre de combat
En présence du fait de la barricade Saint-Antoine, si héroïquement construite par les représentants, si tristement délaissée par la population, les dernières illu- sions, les miennes, durent se dissiper. Baudin tué, le faubourg froid, cela parlait haut. C’était une démonstration suprême, évidente, absolue, de ce fait auquel je ne pouvais me résigner, l’inertie du peuple ; inertie déplorable, s’il comprenait, trahison de lui-même, s’il ne comprenait pas, neutralité fatale dans tous les cas, calamité dont la responsabilité, répétons-le, revenait, non au peuple, mais à ceux qui, en juin 1848, après lui avoir promis l’amnistie, la lui avaient refusée, et qui avaient déconcerté la grande âme du peuple de Paris en lui manquant de parole. Ce que la Constituante avait semé, la Législative le récoltait.

Nous, innocents de la faute, nous en subissions le contrecoup.

L’étincelle que nous avions vue un instant courir dans la foule, Michel (de Bourges), du haut du balcon de Bonvalet, moi, au boulevard du Temple, cette étincelle sem- blait évanouie. Maigne d’abord, puis Brillier, puis Bruckner, plus tard Charamaule, Madier de Montjau, Bastide et Dulac vinrent nous rendre compte en détail de ce qui s’était passé à la barricade Saint-Antoine, des motifs qui avaient déterminé les représentants présents à ne pas attendre l’heure du rendez-vous fixé, et de la mort
de Baudin. Le rapport que je fis moi-même de ce que j’avais vu, et que Cassal et Alexandre Rey complétèrent en y ajoutant des circonstances nouvelles, acheva de fixer la situation. Le comité ne pouvait plus hésiter ; je renonçais moi-même aux espérances que j’avais fondées sur une grande manifestation, sur une puissante réplique au coup d’Etat, sur une sorte de bataille rangée livrée par les gardiens de la République aux bandits de l’Elysée. Les faubourgs faisaient défaut ; nous avions le levier, le droit, mais la masse à soulever, le peuple, nous ne l’avions pas. Il n’y avait plus rien à espérer, comme ces deux grands orateurs, Michel (de Bourges) et Jules Favre, avec leur profond sens politique, l’avaient déclaré dès l’abord, que d’une lutte lente, longue, évitant les engagements décisifs, changeant de quar- tiers, tenant Paris en haleine, faisant dire à chacun : Ce n’est pas fini ; laissant aux résistances des départements le temps de se produire, mettant les troupes sur les dents, et dans laquelle le peuple parisien, qui ne respire pas longtemps la poudre impunément, finirait peut-être par prendre feu. Barricades faites partout, peu dé- fendues, tout de suite refaites, se dérobant et se multipliant à la fois, telle était la stratégie indiquée par la situation. Le comité l’adopta et envoya de tous côtés des ordres dans ce sens. Nous siégions en ce moment-là rue Richelieu, n° 15, chez notre collègue Grévy, qui avait été arrêté la veille au Xe arrondissement, et qui était à Mazas. Son frère nous avait offert sa maison pour délibérer. Les représen- tants, nos émissaires naturels, affluaient autour de nous, et se répandaient dans Paris avec nos instructions pour organiser sur tous les points la résistance. Ils en étaient les bras, et le comité en était l’âme. Un certain nombre d’anciens consti- tuants, hommes éprouvés, Garnier-Pagès, Marie, Martin (de Strasbourg), Senart, ancien président de la Constituante, Bastide, Laissac, Landrin, s’étaient joints de- puis la veille aux représentants. On établit donc, dans les quartiers où cela fut possible, des comités de permanence correspondant avec nous, comité central, et composés ou de représentants ou de citoyens dévoués. Nous choisîmes pour mot d’ordre : Baudin .

Vers midi, le centre de Paris commença à s’agiter.

On vit apparaître notre appel aux armes placardé d’abord place de la Bourse et rue Montmartre. Les groupes se pressaient pour le lire et luttaient contre les agents de police qui s’efforçaient de déchirer les affiches. D’autres placards litho- graphiés portaient en regard sur deux colonnes le décret de déchéance rendu à la mairie du Xe arrondissement par la droite, et la mise hors la loi votée par la gauche. On distribuait, imprimé sur papier gris avec des têtes de clous, l’arrêt de la Haute Cour de justice déclarant Louis Bonaparte prévenu du crime de haute trahison et signé HARDOUIN, président, DELAPALME, MOREAU (de la Seine), CAUCHY, BATAILLE, juges. Ce dernier nom était ainsi orthographié par erreur. Il faut lire PATAILLE.

On croyait en ce moment-là, et nous croyions nous-mêmes, à cet arrêt, qui n’était point, on l’a vu, l’arrêt véritable.

En même temps, dans les quartiers populaires, on affichait au coin de toutes les rues deux proclamations. La première portait :

AU PEUPLE

Art. 3

LOUIS NAPOLÉON est mis hors la loi. L’état de siège est aboli.
Le suffrage universel est rétabli. VIVE LA RÉPUBLIQUE !
AUX ARMES ! POUR LA MONTAGNE RÉUNIE, Le délégué , VICTOR HUGO.
La seconde était ainsi conçue :

HABITANTS DE PARIS

Les gardes nationales et le peuple des départements marchent sur Paris pour vous aider à saisir le TRAÎTRE Louis-Napoléon BONAPARTE.

Pour les représentants du peuple :

VICTOR HUGO, président . SCHŒLCHER, secrétaire .
Cette dernière affiche, imprimée sur des petits carrés de papier, se répandit, dit un historiographe du coup d’Etat, à des milliers d’exemplaires.

De leur côté, les malfaiteurs installés dans les hôtels du gouvernement répli- quaient par des menaces ; les larges placards blancs, c’est-à-dire officiels, se mul- tipliaient. On lisait dans l’un :

« Nous, préfet de police,
»Arrêtons ce qui suit :
»Art. 1er. – Tout rassemblement est rigoureusement interdit. Il sera immédiate- ment dissipé par la force.

»Art. 2. – Tout cri séditieux, toute lecture en public, tout affichage d’écrit po- litique n’émanant pas d’une autorité régulièrement instituée, sont également in- terdits.
»Art. 3. – Les agents de la force publique veilleront à l’exécution du présent ar- rêté.
»Fait à la préfecture de police, le 3 décembre 1851. »Le préfet de police ,
»DE MAUPAS. » »Vu et approuvé,
»Le ministre de l’intérieur ,
»DE MORNY. »

On lisait dans l’autre :

« Le ministre de la guerre,
»Vu la loi sur l’état de siège,
»Arrête :
»Tout individu pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main, SERA FUSILLÉ.
»Le général de division , ministre de la guerre ,
»DE SAINT-ARNAUD. »

Nous reproduisons ces proclamations scrupuleusement, et jusqu’à la ponctua- tion. Les mots SERA FUSILLÉ étaient en majuscules dans l’affiche signée DE SAINT- ARNAUD.

Les boulevards se couvraient d’une foule en fermentation. L’agitation, grandis- sant dans le centre, gagnait trois arrondissements, le VIe, le IXe et le XIIe. Le quar- tier des écoles entrait en rumeur. Les étudiants en droit et en médecine accla- maient de Flotte sur la place du Panthéon. Madier de Montjau, ardent, éloquent, parcourait et remuait Belleville. Les troupes, à chaque instant grossies, prenaient position sur tous les points stratégiques de Paris.

A une heure, un jeune homme nous fut amené par l’avocat des associations ou- vrières, l’ancien constituant Leblond, chez lequel le comité avait délibéré le matin même. Nous étions en permanence, Carnot, Jules Favre, Michel (de Bourges) et moi. Ce jeune homme, qui avait la parole grave et le regard intelligent, se nom- mait King. Il était envoyé vers nous par le comité des association ouvrières dont il était délégué. Les associations ouvrières, nous dit-il, se mettaient à la disposition du comité d’insurrection légale nommé par la gauche. Elles pouvaient jeter dans la lutte cinq ou six mille homme hommes résolus. On ferait de la poudre ; quant aux fusils, on en trouverait. Les associations ouvrières nous demandaient un ordre de combat signé de nous. Jules Favre prit une plume et écrivit :

« Les représentants soussignés donnent mandat au citoyen King et à ses amis de défendre avec eux, et les armes à la main, le suffrage universel, la République, les lois. »

Il data et nous signâmes tous les quatre.

  • Cela suffit, nous dit le délégué, vous entendrez parler de nous.

Deux heures après, on vint nous annoncer que le combat commençait. On se battait rue Aumaire.

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