Histoire d’un crime de Victor Hugo

V. Le Cadavre de Baudin
Du côté du faubourg Saint-Antoine, nous avions, je l’ai dit, à peu près perdu toute espérance, mais les hommes du coup d’Etat n’avaient pas perdu toute in- quiétude. Depuis les tentatives et les barricades du matin, une surveillance rigou- reuse y avait été organisée. Quiconque abordait le faubourg avait chance d’être examiné, suivi, et, au moindre soupçon, arrêté. La surveillance était pourtant par- fois en défaut. Vers deux heures, un homme de petite taille, à l’air sérieux et atten- tif, traversait le faubourg. Un sergent de ville et un agent en bourgeois lui barrèrent le chemin. – Qui êtes-vous ? – Vous le voyez, un passant. – Où allez-vous ? – Là, tout près, chez Bartholomé, contremaître à la sucrerie. – On le fouille. Lui-même ouvre son portefeuille ; les agents retournent les poches de son gilet et déboutonnent sa chemise sur sa poitrine ; enfin le sergent de ville dit en grommelant : – Vous me fai- siez pourtant l’effet d’avoir été ici ce matin, allez-vous-en. C’était le représentant Gindrier. S’ils ne s’étaient pas arrêtés aux poches du gilet et s’ils avaient fouillé le paletot, ils y auraient trouvé son écharpe ; Gindrier eût été fusillé.

Ne point se laisser arrêter, se conserver libres pour la lutte, tel était le mot d’ordre des membres de la gauche ; c’est pourquoi nous avions nos écharpes sur nous, mais point visibles.

Gindrier n’avait pas mangé de la journée ; il songea à rentrer chez lui et regagna les quartiers neufs du chemin de fer du Havre où il demeurait. Rue de Calais – c’est une rue déserte qui va de la rue Blanche à la rue de Clichy – un fiacre passait. Gindrier s’entend appeler par son nom. Il se retourne et aperçoit dans le fiacre deux personnes, parentes de Baudin, et un homme qu’il ne connaissait pas. L’une des parentes de Baudin, madame L…, lui crie : – Baudin est blessé ! Elle ajouta : – On l’a porté à l’hospice Saint-Antoine. Nous allons le chercher. Venez avec nous. – Gindrier monta dans le fiacre.

Cependant l’inconnu était le porte-sonnette du commissaire de police de la rue Sainte-Marguerite-Saint-Antoine. Il avait été chargé par le commissaire d’al- ler chez Baudin, rue de Clichy, numéro 88, prévenir sa famille. Ne rencontrant que des femmes, il s’était borné à leur dire que le représentant Baudin était blessé. Il s’était offert à les accompagner et se trouvait dans le fiacre. On avait prononcé devant lui le nom de Gindrier. Ce pouvait être une imprudence. On s’en expliqua avec lui ; il déclara qu’il ne trahirait pas le représentant, et il fut convenu que de- vant le commissaire de police Gindrier serait un parent et s’appellerait Baudin.

Les pauvres femmes espéraient. La blessure était grave peut-être, mais Baudin était jeune et d’une bonne constitution. – On le sauvera, disaient-elles. Gindrier gardait le silence. Chez le commissaire de police, le voile se déchira. – Comment va-t-il ? demanda madame L… en entrant. – Mais, dit le commissaire, il est mort. – Comment ! mort ? – Oui, tué sur le coup.

Ce fut un moment douloureux. Le désespoir de ces deux femmes si brusque- ment frappées au cœur éclata en sanglots. – Ah ? infâme Bonaparte ! s’écriait ma- dame L…, il a tué Baudin. Eh bien, je le tuerai. Je serai la Charlotte Corday de ce Marat.

Gindrier réclama le corps de Baudin. Le commissaire de police ne consentit à le rendre à la famille qu’en exigeant la promesse qu’on l’enterrerait sur-le-champ et sans bruit et qu’on ne le montrerait pas au peuple. – Vous comprenez, ajouta-t- il, que la vue d’un représentant tué et sanglant pourrait soulever Paris. – Le coup d’Etat faisait des cadavres, mais ne voulait pas qu’on s’en servît.

A ces conditions, le commissaire donna à Gindrier deux hommes et un sauf- conduit pour aller chercher Baudin à l’hospice où il avait été déposé.

Cependant le frère de Baudin, jeune homme de vingt-quatre ans, étudiant en médecine, survint. Ce jeune homme a été depuis arrêté et emprisonné ; son crime, c’est son frère ; poursuivons. On se rendit à l’hospice. Sur le vu du sauf-conduit, le directeur introduisit Gindrier et le jeune Baudin dans une salle basse. Il y avait là trois grabats couverts de draps blancs sous lesquels on distinguait la forme im- mobile de trois corps humains. Celui des trois qui occupait le lit du milieu, c’était Baudin. Il avait à sa droite le jeune soldat tué une minute avant lui à côté de Schœl- cher, et à sa gauche une vieille femme qu’une balle perdue avait atteinte rue de Cotte et que les exécuteurs du coup d’Etat n’avaient ramassée que plus tard ; dans le premier moment on ne retrouve pas toutes ses richesses.

Les trois cadavres étalent nus sous leur suaire.

On avait seulement laissé à Baudin sa chemise et son gilet de flanelle. On avait trouvé sur lui sept francs, sa montre et sa chaîne d’or, sa médaille de représen- tant, et un porte-crayon en or dont il s’était servi rue Popincourt, après m’avoir passé l’autre crayon, que je conserve. Gindrier et le jeune Baudin s’approchèrent tête nue du grabat qui était au milieu. On souleva le suaire, et la face de Baudin mort leur apparut. Il était calme et semblait dormir. Aucun trait du visage n’était contracté ; une nuance livide commençait à marbrer ses joues.

On dressa procès-verbal. C’est l’usage. Il ne suffit pas de tuer les gens, Il faut encore dresser procès-verbal. Le jeune Baudin dut signer comme quoi, sur la ré- quisition du commissaire de police, « on lui faisait livraison »du cadavre de son frère. Pendant ces signatures, Gindrier, dans la cour de l’hospice, s’efforçait, sinon de consoler, du moins de calmer les deux femmes désespérées.

Tout à coup un homme qui venait d’entrer dans la cour, et qui depuis quelques instants le considérait avec attention, l’aborda brusquement :

  • Que faites-vous là ?
  • Que vous importe ! dit Gindrier.
  • Vous venez chercher le corps de Baudin ?
  • Oui.
  • Cette voiture est à vous ?
  • Oui.
  • Montez-y tout de suite, et baissez les stores.
  • Que voulez-vous dire ?
  • Vous êtes le représentant Gindrier. Je vous connais. Vous étiez ce matin à la barricade. Si quelque autre que moi vous voit, vous êtes perdu.

Gindrier suivit le conseil et monta dans le fiacre. Tout en montant il demanda à l’homme :

  • Vous êtes de la police ?

L’homme ne répondit pas. Un moment après, il revint, et dit à voix basse près de la portière du fiacre derrière laquelle Gindrier s’était renfermé :

  • Oui, j’en mange le pain, mais je n’en fais pas le métier.

Les deux hommes de peine envoyés par le commissaire de police prirent Bau- din sur le lit de bois et l’apportèrent à la voiture. On le mit au fond du fiacre, la face couverte, et enveloppé du suaire de la tête aux pieds. Un ouvrier qui était là prêta son manteau qu’on jeta sur le cadavre, afin de ne pas attirer l’attention des pas- sants. Madame L… se plaça à côté du corps, Gindrier en face, le jeune Baudin près de Gindrier. Un fiacre suivait où étaient l’autre parente de Baudin et un étudiant en médecine nommé Dutèche.

On partit. Pendant le trajet, la tête du cadavre secoué par la voiture allait et ve- nait d’une épaule à l’autre ; le sang de la blessure recommença à couler et repa- raissait en larges plaques rouges à travers le drap blanc. Gindrier, le bras étendu et la main posée sur sa poitrine, l’empêchait de tomber en avant ; madame L… le soutenait de côté.

On avait recommandé au cocher d’aller lentement ; le trajet dura plus d’une heure.

Quand on arriva au n° 88 de la rue de Clichy, la descente du corps attira des cu- rieux devant la porte. Les voisins accoururent. Le frère de Baudin, aidé de Gindrier et de Dutèche, monta le cadavre au quatrième étage, où Baudin demeurait. C’était une maison neuve et il n’y habitait que depuis quelques mois.

Ils le portèrent dans sa chambre, qui était en ordre et telle qu’il l’avait quittée le 2 au matin. Le lit où il n’avait pas couché la nuit précédente n’était pas défait. Un livre qu’il lisait était resté sur sa table, ouvert à la page où il s’était interrompu. Ils déroulèrent le suaire, et Gindrier lui coupa avec des ciseaux sa chemise et son gilet de flanelle. Ils lavèrent le corps. La balle était entrée par l’angle de l’arcade de l’œil droit et sortie par le derrière de la tête. La plaie de l’œil n’avait pas saigné. Il s’y était formé une sorte de tumeur ; le sang avait coulé à flots par le trou de l’occiput. On lui mit du linge blanc, on lui fit un lit blanc et on le coucha, la tête sur son oreiller, la face découverte. Les femmes se lamentaient dans la chambre à côté.

Gindrier, déjà, avait rendu le même service à l’ancien constituant James De- montry. En 1850, James Demontry mourut, proscrit, à Cologne. Gindrier partit pour Cologne, alla au cimetière et fit exhumer James Demontry. Il fit extraire le cœur, l’embauma et l’enferma dans un vase d’argent qu’il apporta à Paris. La réunion de la Montagne le délégua avec Chollet et Joigneaux pour porter ce cœur à Dijon, patrie de Demontry, et lui faire des funérailles solennelles. Ces funérailles furent empêchées par ordre de Louis Bonaparte, alors président de la République. L’en- terrement des hommes vaillants et fidèles déplaisait à Louis Bonaparte ; leur mort, non.

Quand Baudin fut couché sur son lit, les femmes rentrèrent, et toute cette fa- mille, assise autour du cadavre, pleura. Gindrier, que d’autres devoirs réclamaient, redescendit avec Dutèche. Un rassemblement s’était formé devant la porte.

Un homme en blouse, le chapeau sur la tête, monté sur une borne, pérorait et glorifiait le coup d’Etat, le suffrage universel rétabli, la loi du 31 mai abolie, « les vingt-cinq francs »supprimés ; Louis Bonaparte a bien fait, etc. – Gindrier, debout sur le seuil de la porte, éleva la voix : – Citoyens, là-haut est Baudin, représen- tant du peuple, tué en défendant le peuple ! Baudin, votre représentant à tous, entendez-vous bien ! Vous êtes devant sa maison, il est là qui saigne sur son lit, et voilà un homme qui ose ici applaudir son assassin ! Citoyens, voulez-vous que je vous dise le nom de cet homme ? Il s’appelle la Police. Honte et infamie aux traîtres et aux lâches ! Respect au cadavre de celui qui est mort pour vous !

Et, fendant l’attroupement, Gindrier prit au collet l’homme qui venait de parler, et, lui jetant son chapeau à terre d’un revers de main, il cria : – Chapeau bas !

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