Histoire d’un crime de Victor Hugo

IX. Une fin pire que la mort
Nous voudrions laisser là, pour n’en plus reparler jamais, cet homme qui avait porté trois ans ce titre auguste : Président de l’Assemblée nationale de France, et qui n’avait su être que le domestique de la majorité. Il trouva moyen à sa dernière heure de descendre encore plus bas qu’on ne l’aurait cru possible, même à lui. Sa carrière à l’Assemblée avait été d’un valet, sa fin fut d’un laquais.

L’attitude inouïe que M. Dupin eut devant les gendarmes, en grimaçant son semblant de protestation, autorisa même des soupçons. Gambon s’écria : – Il ré- siste comme un complice. Il savait tout.

Nous croyons ces soupçons injustes. M. Dupin ne savait rien. Qui donc, parmi les machinateurs du coup d’Etat, eût pris la peine de s’assurer son adhésion ? Cor- rompre M. Dupin ! était-ce possible ? Et puis, à quoi bon ? Le payer ? Pourquoi ? c’est de l’argent perdu quand la peur suffit. Il y a des connivences toutes faites d’avance. La couardise est la vieille complaisante de la félonie. Le sang de la loi versé est vite essuyé. Derrière l’assassin qui tient le poignard arrive le trembleur qui tient l’éponge.

Dupin s’enfuit dans son cabinet. On l’y suivit.

  • Mon Dieu, s’écria-t-il, on ne comprend donc pas que je veux rester en paix ! On le torturait en effet depuis le matin pour extraire de lui une impossible par-
    celle de courage.
  • Vous me maltraitez plus que les gendarmes, disait-il. Les représentants s’ins- tallèrent dans son cabinet, s’assirent à sa table pendant qu’il gémissait et bougon- nait sur un fauteuil, et rédigèrent un procès-verbal de ce qui venait de se passer, voulant laisser dans les archives trace officielle de l’attentat.

Le procès-verbal terminé, le représentant Canet en donna lecture au président et lui présenta une plume.

  • Que voulez-vous que je fasse de ça ? dit-il.
  • Vous êtes le président, répondit Canet. C’est notre dernière séance. Votre de- voir est d’en signer le procès-verbal.

Cet homme refusa.

X. La Porte noire
M.. Dupin est une honte incomparable.

Plus tard il accepta le paiement. Il paraît qu’il fut quelque chose comme procu- reur général à la cour de cassation.

M. Dupin rend à Louis Bonaparte le service d’être à sa place le dernier des hommes.

Continuons cette sombre histoire.

Les représentants de la droite, dans le premier effarement du coup d’Etat, cou- rurent en grand nombre chez M. Daru, qui était vice-président de l’Assemblée et en même temps un des présidents de la réunion des Pyramides. Cette réunion avait toujours appuyé la politique de l’Elysée, mais sans croire à des prémédita- tions de coup d’Etat. M. Daru demeurait rue de Lille, n° 75.

Vers dix heures du matin, une centaine environ de ces représentants étaient ras- semblés chez M. Daru. Ils résolurent de tenter de pénétrer dans le lieu des séances de l’Assemblée. La rue de Lille débouche dans la rue de Bourgogne, presque en face de la petite porte qui donne entrée dans le palais, et qu’on nomme la Porte Noire.

Ils se dirigèrent vers cette porte, M. Daru en tête. Ils se tenaient sous le bras et marchaient trois par trois. Quelques-uns avaient revêtu leurs écharpes. Ils les ôtèrent plus tard. La Porte Noire, entr’ouverte comme à l’ordinaire, n’était gardée que par deux factionnaires.

Quelques-uns des plus indignés, M. de Kerdrel entre autres, se précipitèrent vers cette porte et cherchèrent à la franchir. Mais elle fut violemment refermée, et il y eut là, entre les représentants et les sergents de ville qui accoururent, une sorte de lutte où un représentant eut le poignet foulé.

En même temps, un bataillon rangé en ligne sur la place de Bourgogne s’ébranla et arriva au pas de course sur le groupe des représentants.

M. Daru, très noble et très ferme, fit signe au commandant d’arrêter ; le ba- taillon fit halte, et M. Daru, au nom de la Constitution et en sa qualité de vice- président de l’Assemblée, somma les soldats de mettre bas les armes et de livrer passage aux représentants du peuple souverain.

Le commandant du bataillon répliqua par l’injonction de vider la rue immédia- tement, déclarant qu’il n’y avait plus d’Assemblée ; que, quant à lui, il ne savait pas ce que c’était que des représentants du peuple, et que, si les personnes qu’il avait devant lui ne se retiraient pas de gré, il les expulserait de force.

  • Nous ne céderons qu’à la violence, dit M. Daru.
  • Vous êtes en forfaiture, ajouta M. de Kerdrel. L’officier donna ordre de charger.
    Les compagnies s’avancèrent en rangs serrés.

Il y eut un moment de confusion. Presque un choc. Les représentants refoulés violemment refluèrent dans la rue de Lille. Quelques-uns tombèrent. Plusieurs membres de la droite furent roulés dans la boue par les soldats. L’un d’eux, M. Etienne, reçut dans l’épaule un coup de crosse. Ajoutons sans transition que, huit jours après, M. Etienne était membre de cette chose qu’on a appelée la Commis- sion Consultative. Il trouvait bon le coup d’Etat, y compris le coup de crosse.

On revint chez M. Daru ; chemin faisant, le groupe dispersé se rallia et se recruta même de quelques survenants.

  • Messieurs, dit M. Daru, le président nous fait défaut, la salle nous est fermée.
    Je suis vice-président, ma maison est le palais de l’Assemblée.

Il fit ouvrir un grand salon, et les représentants de la droite s’y installèrent. On y délibéra d’abord assez tumultueusement. Cependant M. Daru fit observer que les moments étaient précieux, et le silence se rétablit.

La première mesure à prendre était évidemment la déchéance du président de la République, en vertu de l’article 68 de la Constitution. Quelques représentants, de ceux que j’avais servi à baptiser et qu’on appelait burgraves , s’assirent autour d’une table et préparèrent la rédaction de l’acte de déchéance.

Comme ils allaient en donner lecture, un représentant qui arrivait du dehors se présenta à la porte du salon et déclara à l’assemblée que la rue de Lille s’emplissait de troupes et qu’on allait cerner l’hôtel.

Il n’y avait pas une minute à perdre.

M. Benoist d’Azy dit : – Messieurs, allons à la mairie du Xe arrondissement, nous pourrons délibérer là sous la protection de la 10e légion dont notre collègue, le général Lauriston, est colonel.

L’hôtel de M. Daru avait une issue sur les derrières par une petite porte qui était au fond du jardin. Beaucoup de représentants sortirent par là.

M. Daru se disposait à les suivre. Il ne restait plus que lui dans le salon avec M. Odilon Barrot et deux ou trois autres quand la porte s’ouvrit. Un capitaine entra et dit à M. Daru :

  • Monsieur le comte, vous êtes mon prisonnier.
  • Où dois-je vous suivre ? demanda M. Daru.
  • J’ai ordre de vous garder à vue dans votre maison.

L’hôtel, en effet, était occupé militairement ; et c’est ainsi que M. Daru fut em- pêché d’assister à la séance de la mairie du Xe arrondissement.

L’officier laissa sortir M. Odilon Barrot.

XI. La Haute Cour
Pendant que ceci se passait sur la rive gauche, vers midi, on remarquait dans la grande salle des Pas-Perdus du palais de justice un homme qui allait et venait. Cet homme, soigneusement boutonné dans son paletot, semblait accompagné à distance de plusieurs souteneurs possibles ; de certaines aventures de police ont des auxiliaires dont la figure à double sens inquiète les passants, si bien qu’on se demande : Sont-ce des magistrats ? sont-ce des voleurs ? L’homme au paletot boutonné errait de porte en porte, de couloir en couloir, échangeant des signes d’intelligence avec les espèces d’estafiers qui le suivaient, puis revenait dans la grand’salle, arrêtait au passage les avocats, les avoués, les huissiers, les commis- greffiers, les garçons de salle, et répétait à tous à voix basse, de façon à ne pas être entendu des passants, la même question ; à cette question les uns répondaient : oui ; non, disaient les autres. Et l’homme se remettait à rôder dans le palais de justice avec la mine d’un limier en quête.

C’était le commissaire de police de l’Arsenal. Que cherchait-il ?
La Haute Cour.

Que faisait la Haute Cour ? Elle se cachait.
Pourquoi faire ? Pour juger ? Oui et non.
Le commissaire de police de l’Arsenal avait reçu le matin du préfet Maupas l’ordre de chercher partout où elle serait la Haute Cour de justice, si par aven- ture elle croyait devoir se réunir. Confondant la Haute Cour avec le conseil d’Etat, le commissaire de police était allé d’abord au quai d’Orsay. N’y ayant rien trouvé, pas même le conseil d’Etat, il était revenu à vide et s’était dirigé à tout hasard vers le palais de justice, pensant que puisqu’il avait à chercher la justice, il la trouverait peut-être là.

Ne la trouvant pas, il s’en alla.

La Haute Cour s’était pourtant réunie. Où et comment ? on va le voir :
A l’époque dont nous écrivons en ce moment l’histoire, avant les reconstruc- tions actuelles des vieux édifices de Paris, quand on abordait le palais de justice par la cour de Harlay, un escalier peu majestueux vous conduisait, en tournant, dans un long corridor, nommé galerie Mercière. Vers le milieu de ce corridor, on rencontrait deux portes, l’une à droite qui menait à la cour d’appel, l’autre à gauche qui menait à la cour de cassation. La porte de gauche ouvrait à deux bat- tants sur une ancienne galerie, dite de Saint-Louis, récemment restaurée, et qui sert aujourd’hui de salle des Pas-Perdus aux avocats de la cour de cassation. Une statue de saint Louis en bois faisait face à la porte d’entrée. Une entrée, pratiquée dans un pan coupé à droite de cette statue, débouchait sur un couloir tournant terminé par une sorte de cul-de-sac que fermaient en apparence deux doubles portes. Sur la porte de droite on lisait : Cabinet de M . le premier président ; sur la porte de gauche : Chambre du conseil . Entre les deux portes on avait ménagé, pour servir de passage aux avocats qui allaient à la salle de la chambre civile, qui est l’ancienne grand’chambre du parlement, une sorte de boyau étroit et obscur dans lequel, selon l’expression de l’un d’eux, on aurait pu commettre tous les crimes impunément .

Si on laissait de côté le cabinet du premier président et si l’on ouvrait la porte sur laquelle était écrit Chambre du conseil , on traversait une grande pièce, meublée d’une vaste table en fer à cheval qu’entouraient des chaises vertes. Au fond de cette chambre, qui servait en 1793 de salle de délibération aux jurés du tribunal révolutionnaire, une porte coupée dans la boiserie donnait entrée dans un petit couloir où l’on trouvait deux portes, à droite la porte du cabinet du président de la chambre criminelle, à gauche la porte de la buvette. – A mort , et allons dîner ! – ces choses se touchent depuis des siècles. Une troisième porte fermait l’extrémité de ce couloir. Cette porte était, pour ainsi dire, la dernière du palais de justice, la plus lointaine, la plus inconnue, la plus perdue ; elle s’ouvrait sur ce qu’on appelle la bibliothèque de la cour de cassation, spacieuse salle en forme d’équerre, éclairée de deux fenêtres donnant sur le grand préau intérieur de la Conciergerie, meublée de quelques chaises de cuir, d’une grande table à tapis vert, et de livres de droit couvrant les murs du plancher jusqu’au plafond.

Cette salle, on le voit, est la plus retirée et la plus cachée qu’il y ait dans le palais.

Ce fut là, dans cette salle, qu’arrivèrent successivement le 2 décembre, vers onze heures du matin, plusieurs hommes vêtus de noir, sans robes, sans insignes, effa- rés, désorientés, hochant la tête et se parlant bas. Ces hommes tremblants, c’était la Haute Cour de justice.

La Haute Cour de justice se composait, aux termes de la Constitution, de sept magistrats : un président, quatre juges et deux suppléants choisis par la cour de cassation parmi ses propres membres et renouvelés tous les ans.

En décembre 1851 ces sept juges suprêmes s’appelaient Hardouin, Pataille, Mo- reau, Delapalme, Cauchy, Grandet et Quénaut ; les deux derniers, suppléants.

Ces hommes, à peu près obscurs, avaient des antécédents quelconques. M. Cauchy, il y a quelques années président de chambre à la cour royale de Paris, homme doux et facilement effrayé, était le frère du mathématicien membre de l’Institut, à qui l’on doit le calcul des ondes sonores, et de l’ancien greffier archi- viste de la chambre des pairs. M. Delapalme avait été avocat général, fort mêlé aux procès de presse sous la restauration ; M. Pataille avait été député du centre sous la monarchie de juillet ; M. Moreau (de la Seine) était remarquable en cela qu’on l’avait surnommé de la Seine pour le distinguer de M. Moreau (de la Meurthe), le- quel de son côté était remarquable en ceci qu’on l’avait surnommé de la Meurthe pour le distinguer de M. Moreau (de la Seine). Le premier suppléant, M. Grandet, avait été président de chambre à Paris. J’ai lu de lui cet éloge : « On ne lui connaît ni caractère ni opinion quelconque. »Le second suppléant, M. Quénaut, libéral, dé- puté, fonctionnaire, avocat général, conservateur, docte, obéissant, était parvenu, se faisant de tout un échelon, à la chambre criminelle de la cour de cassation, où il se signalait parmi les sévères. 1848 avait choqué sa notion du droit ; il avait donné sa démission après le 24 février ; il ne l’a pas donnée après le 2 décembre.

M. Hardouin, qui présidait la Haute Cour, était un ancien président d’assises, homme religieux, janséniste rigide, noté parmi ses collègues comme « magistrat scrupuleux », vivant dans Port-Royal, lecteur assidu de Nicolle, de la race des vieux parlementaires du Marais qui allaient au palais de justice montés sur une mule ; la mule était maintenant passée de mode, et qui fût allé chez le président Hardouin n’eût pas plus trouvé l’entêtement dans son écurie que dans sa conscience.

Le matin du 2 décembre, à neuf heures, deux hommes montaient l’escalier de
M. Hardouin, rue de Condé, n° 10, et se rencontraient à sa porte. L’un était M. Pataille ; l’autre, un des membres les plus considérables du barreau de la cour de cassation, l’ancien constituant Martin (de Strasbourg). M. Pataille venait se mettre à la disposition de M. Hardouin.

La première pensée de Martin (de Strasbourg), en lisant les affiches du coup d’Etat, avait été pour la Haute Cour. M. Hardouin fit passer M. Pataille dans une pièce voisine de son cabinet et reçut Martin (de Strasbourg) comme un homme auquel on ne désire pas parler devant témoins. Mis en demeure par Martin (de Strasbourg) de convoquer la Haute Cour, il pria qu’on le laissât « faire » ; déclara que la Haute Cour « ferait son devoir » ; mais qu’il fallait avant tout qu’il « conférât avec ses collègues », et termina par ce mot : – Ce sera fait aujourd’hui ou demain . – Aujourd’hui ou demain ! s’écria Martin (de Strasbourg) ; monsieur le président, le salut de la République, le salut du pays dépend peut-être de ce que la Haute Cour fera ou ne fera pas. Votre responsabilité est considérable, songez-y. Quand on est la Haute Cour de justice, on ne fait pas son devoir aujourd’hui ou demain, on le fait tout de suite, sur l’heure, sans perdre une minute, sans hésiter un instant. Martin (de Strasbourg) avait raison, la justice c’est toujours aujourd’hui.

Martin (de Strasbourg) ajouta : – S’il vous faut un homme pour les actes éner- giques, je m’offre. – M. Hardouin déclina l’offre, affirma qu’il ne perdrait pas un moment, et pria Martin (de Strasbourg) de le laisser « conférer »avec son collègue
M. Pataille.

Il convoqua en effet la Haute Cour pour onze heures, et il fut convenu qu’on se réunirait dans la salle de la bibliothèque.

Les juges furent exacts. A onze heures et quart ils étaient tous réunis. M. Pataille arriva le dernier.

Ils prirent séance au bout de la grande table verte. Ils étaient seuls dans la bi- bliothèque.

Nulle solennité. Le président Hardouin ouvrit ainsi la délibération : – Messieurs, il n’y a point à exposer la situation, tout le monde sait de quoi il s’agit.

L’article 68 de la Constitution était impérieux. Il avait fallu que la Haute Cour se réunît, sous peine de forfaiture . On gagna du temps, on se constitua, on nomma greffier de la Haute Cour M. Bernard, greffier en chef de la cour de cassation, on l’envoya chercher, et en l’attendant on pria le bibliothécaire, M. Denevers, de te- nir la plume. On convint d’une heure et d’un lieu où l’on se réunirait le soir. On s’entretint de la démarche du constituant Martin (de Strasbourg), dont on se fâcha presque comme d’un coup de coude donné par la politique à la justice. On parla un peu du socialisme, de la montagne et de la république rouge, et un peu aussi de l’arrêt qu’on avait à prononcer. On causa, on conta, on blâma, on conjectura, on traîna. Qu’attendait-on ?

Nous avons raconté ce que le commissaire de police faisait de son côté.

Et, à ce propos, quand on songeait, parmi les complices du coup d’Etat, que le peuple pouvait, pour sommer la Haute Cour de faire son devoir, envahir le palais de justice, et que jamais il n’irait la chercher où elle était, on trouvait cette salle bien choisie ; mais quand on songeait que la police viendrait sans doute aussi pour chasser la Haute Cour et qu’elle ne parviendrait peut-être pas à la trouver, chacun déplorait à part soi le choix de la salle. On avait voulu cacher la Haute Cour, on y avait trop réussi. Il était douloureux de penser que peut-être, quand la police et la force armée arriveraient, les choses seraient trop avancées et la Haute Cour trop compromise.

On avait constitué un greffe, maintenant il fallait constituer un parquet. Deuxième pas, plus grave que le premier.

Les juges temporisaient, espérant que la chance finirait par se décider d’un côté ou de l’autre, soit pour l’Assemblée, soit pour le président, soit contre le coup d’Etat, soit pour, et qu’il y aurait un vaincu, et que la Haute Cour pourrait alors en toute sécurité mettre la main sur le collet de quelqu’un.

Ils débattirent longuement la question de savoir s’ils décréteraient immédiate- ment le président d’accusation ou s’ils rendraient un simple arrêt d’information. Ce dernier parti fut adopté.

Ils rédigèrent donc un arrêt. Non l’arrêt honnête et brutal qui a été placardé par les soins des représentants de la gauche et publié, et où se trouvent ces mots de mauvais goût, crime et haute trahison ; cet arrêt, arme de guerre, n’a jamais existé autrement que comme projectile. La sagesse, quand on est juge, consiste quel- quefois à rendre un arrêt qui n’en est pas un, un de ces arrêts qui n’engagent pas, où l’on met tout au conditionnel, où l’on n’incrimine personne et où l’on ne quali- fie rien. Ce sont des espèces d’interlocutoires qui permettent d’attendre et de voir venir ; lorsqu’on est des hommes sérieux, il ne faut pas, dans les conjonctures dé- licates, mêler inconsidérément aux événements possibles cette brusquerie qu’on appelle la justice. La Haute Cour s’en rendit compte ; elle rédigea un arrêt pru- dent ; cet arrêt n’est pas connu ; il est publié ici pour la première fois. Le voici. C’est un chef-d’œuvre du genre oblique. EXTRAIT

DU REGISTRE DE LA HAUTE COUR DE JUSTICE « La Haute Cour de justice »Vu l’article 68 de la Constitution ;
»Attendu que des placards imprimés, commençant par ces mots : Le président de la République … et portant, à la fin, la signature Louis – Napoléon Bonaparte et de Morny , ministre de l’intérieur , lesdits placards portant, entre autres mesures, dissolution de l’Assemblée nationale, ont été affichés aujourd’hui même, sur les murs de Paris, que ce fait de la dissolution de l’Assemblée nationale par le pré- sident de la République serait de nature à réaliser le cas prévu par l’article 68 de la Constitution et rend indispensable aux termes dudit article la réunion de la Haute Cour ;
»Déclare que la Haute Cour de justice est constituée, nomme… pour remplir près d’elle les fonctions du ministère public ; pour remplir les fonctions de greffier
M. Bernard, greffier en chef de la cour de cassation, et, pour procéder ultérieure- ment dans les termes dudit article 68 de la Constitution, s’ajourne à demain trois décembre, heure de midi.
»Fait et délibéré en la chambre du conseil, où siégeaient MM. Hardouin, pré- sident ; Pataille, Moreau, Delapalme et Cauchy, juges, le 2 décembre 1851. »Les deux suppléants, MM. Grandet et Quénaut, offrirent de signer 1’arrêt, mais le pré- sident jugea plus régulier de ne prendre que les signatures des titulaires, les sup- pléants étant sans qualité quand la cour se trouve au complet.

Cependant il était une heure, la nouvelle commençait à se répandre au palais qu’un décret de déchéance avait été rendu contre Louis Bonaparte par une por- tion de l’Assemblée ; un des juges, sorti pendant la délibération, rapporta ce bruit à ses collègues. Ceci coincida avec un accès d’énergie. Le président fit observer qu’il serait à propos de nommer un procureur général.

Ici, difficulté. Qui nommer ? Dans tous les procès précédents, on avait toujours choisi pour procureur général près la Haute Cour le procureur général près la cour d’appel de Paris. Pourquoi innover ? on s’en tint audit procureur général de la cour d’appel. Ce procureur général était pour l’instant M. de Royer, qui avait été garde des sceaux de M. Bonaparte. Difficulté nouvelle et longue discussion.

M. de Royer accepterait-il ? M. Hardouin se chargea d’aller lui porter l’offre. Il n’y avait que la galerie Mercière à traverser.

M. de Royer était dans son cabinet. L’offre le gêna fort. Il resta interdit du choc. Accepter, c’était sérieux ; refuser, c’était grave.

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