Histoire d’un crime de Victor Hugo

  • Et, poursuivis-je, vous persistez à refuser d’imprimer l’appel aux armes ?
  • Je persiste.
    même service à l’ancien constituant James Demontry. En 1850, James Demontry mourut, proscrit, à Cologne. Gindrier partit pour Cologne, alla au cimetière et fit exhumer James Demontry. Il fit ex- traire le cœur, l’embauma et l’enferma dans un vase d’argent qu’il apporta à Paris. La réunion de la Montagne le délégua avec Chollet et Joigneaux pour porter ce cœur à Dijon, patrie de Demontry, et lui faire des funérailles solennelles. Ces funérailles furent empêchées par ordre de Louis Bona- parte, alors président de la République. L’enterrement des hommes vaillants et fidèles déplaisait à Louis Bonaparte ; leur mort, non.Quand Baudin fut couché sur son lit, les femmes rentrèrent, et toute cette famille, assise autour du cadavre, pleura. Gindrier, que d’autres devoirs réclamaient, redescendit avec Dutèche. Un rassemblement s’était formé devant la porte. Un homme en blouse, le chapeau sur la tête, monté sur une borne, pérorait et glorifiait le coup d’Etat, le suffrage univer- sel rétabli, la loi du 31 mai abolie, « les vingt-cinq francs »supprimés ; Louis Bonaparte a bien fait, etc. – Gindrier, debout sur le seuil de la porte, éleva la voix : – Citoyens, là-haut est Baudin, repré- sentant du peuple, tué en défendant le peuple ! Baudin, votre représentant à tous, entendez-vous bien ! Vous êtes devant sa maison, il est là qui saigne sur son lit, et voilà un homme qui ose ici ap- plaudir son assassin ! Citoyens, voulez-vous que je vous dise le nom de cet homme ? Il s’appelle la Police. Honte et infamie aux traîtres et aux lâches ! Respect au cadavre de celui qui est mort pour vous !Et, fendant l’attroupement, Gindrier prit au collet l’homme qui venait de parler, et, lui jetant son chapeau à terre d’un revers de main, il cria : – Chapeau bas !== VI. Décrets des représentants restés libres ==Le texte de l’arrêt que l’on croyait rendu par la Haute Cour de justice nous avait été apporté par l’ancien constituant Martin (de Strasbourg), avocat à la cour de cassation. En même temps nous apprenions ce qui se passait rue Aumaire. La bataille s’engageait, il importait de la soutenir et de l’alimenter ; il importait de placer toujours la résistance légale à côté de la résistance armée. Les membres réunis la veille à la mairie du Xe arrondissement avaient décrété la déchéance de Louis Bonaparte ; mais ce décret, rendu par une réunion presque exclusivement composée des membres impopulaires de la majorité, pouvait être sans action sur les masses ; il était nécessaire que la gauche le reprît, le fît sien, lui imprimât un accent plus énergique et plus révolutionnaire, et s’emparât de l’arrêt de la Haute Cour, que l’on croyait réel, pour prêter main-forte à cet arrêt et le rendre exécutoire.Dans notre appel aux armes, nous avions mis Louis Bonaparte hors la loi. Le décret de déchéance, repris et contresigné par nous, s’ajoutait utilement à cette mise hors la loi, et complétait l’acte révolutionnaire par l’acte légal.Le comité de résistance convoqua les représen- tants républicains.L’appartement de M. Grévy où nous étions étant trop resserré, nous assignâmes pour lieu de réunion le n° 10 de la rue des Moulins, quoique avertis que la police avait déjà fait une descente dans cette maison. Mais nous n’avions pas le choix ; en révolution, la prudence est im- possible, et l’on s’aperçoit bien vite qu’elle est inutile. Se confier, se confier toujours, telle est la loi des grands actes qui déterminent parfois les grands événements. L’improvisation perpétuelle des moyens, des procédés, des expédients, des ressources, rien pas à pas, tout d’emblée, jamais le terrain sondé, toutes les chances acceptées en bloc, les mauvaises comme les bonnes, tout risqué à la fois de tous les côtés, l’heure, le lieu, l’occasion, les amis, la famille, la liberté, la fortune, la vie, c’est là le combat révolutionnaire.Vers trois heures, soixante représentants environ étaient réunis rue des Moulins, n° 10, dans le grand salon, sur lequel s’ouvrait un petit cabinet où siégeait le co-

On fit une double copie du décret qu’Emile de Girardin emporta.

La délibération recommença. A chaque instant des représentants survenaient et apportaient des nouvelles : – Amiens en insurrection – Reims et Rouen en mou- vement et en marche sur Paris – le général Canrobert résistant au coup d’Etat, le général Castellane hésitant – le ministre des Etats-Unis demandant ses passeports.
mité de résistance.C’était une journée de décembre très sombre, et la nuit semblait déjà presque venue. Hetzel entra. L’éditeur Hetzel, qu’on pourrait appeler aussi le poète Hetzel, est un esprit généreux et un grand courage, il a, on le sait, montré de rares qualités politiques comme secrétaire général du ministère des affaires étrangères sous Bastide ; il vint s’offrir à nous, ainsi qu’avait déjà fait dans la matinée le brave et patriote libraire Hingray. Hetzel savait que ce qui nous manquait surtout, c’était une imprimerie. Tant que nous n’avions pas une imprimerie, nous n’avions pas la parole, et Louis Bonaparte parlait seul. Hetzel avait été trouver un imprimeur qui lui avait dit : Forcez – moi , mettez – moi le pistolet sous la gorge , j’imprimerai tout ce que vous voudrez . Il ne s’agissait donc plus que de réunir quelques amis, de s’emparer de cette imprimerie de vive force, de s’y barricader, et d’y soutenir un siège au besoin pendant qu’on imprimerait nos proclamations et nos décrets ; Hetzel nous l’offrait. Un détail de son arrivée au lieu de notre réunion mérite d’être noté. Comme il approchait de la porte cochère, il vit, dans l’espèce de crépuscule de ce triste jour de décembre, un homme debout et immobile à quelque distance et qui semblait guetter. Il alla à cet homme et reconnut l’ancien commissaire de police de l’Assemblée, M. Yon.- Que faites-vous là ? dit brusquement Hetzel. Est-ce que vous êtes là pour nous arrêter ? En ce cas, voici ce que j’ai pour vous. – Et il tira deux pistolets de ses poches.M. Yon répondit en souriant :- Je veille en effet, non contre vous, mais pour vous ; je vous garde.M. Yon sachant notre réunion chez Lan- drin, et craignant que nous n’y fussions arrêtés, faisait spontanément la police pour nous.Hetzel s’était déjà ouvert de son projet au représentant Labrousse qui devait l’accompagner et lui don- ner l’appui moral de l’Assemblée dans sa périlleuse expédition. Un premier rendez-vous, convenu entre eux, au café Cardinal, ayant manqué, Labrousse avait laissé au maître du café pour Hetzel un billet ainsi conçu : – Madame Elisabeth attend M. Hetzel rue des Moulins, n° 10. – C’est sur ce mot qu’Hetzel était venu.Nous acceptâmes les offres d’Hetzel, et il fut entendu qu’à la nuit tombante le représentant Versigny, qui remplissait les fonctions de secrétaire du comité, lui porterait nos pro- clamations, nos décrets, les nouvelles qui nous seraient parvenues, et tout ce que nous jugerions à propos de publier. On régla qu’Hetzel attendrait Versigny sur le trottoir du bout de la rue Ri- chelieu qui longe le café Cardinal.Cependant Jules Favre, Michel (de Bourges) et moi, nous avions rédigé le décret final qui devait combiner la déchéance votée par la droite avec la mise hors la loi votée par nous. Nous rentrâmes dans le salon pour le lire aux représentants assemblés et le leur faire signer.En ce moment la porte s’ouvrit et Emile de Girardin se présenta. Depuis la veille nous ne l’avions pas encore vu.Emile de Girardin, en le dégageant de cette vapeur qui enveloppe tout combattant dans la mêlée des partis et qui, à distance, change ou obscurcit la figure des hommes, Emile de Girardin est un rare penseur, un écrivain précis, énergique, logique, adroit, robuste, un journaliste dans lequel, comme dans tous les grands journalistes, on sent l’homme d’Etat. On doit à Emile de Girardin ce progrès mémorable, la presse à bon marché. Emile de Girardin a ce grand don, l’opiniâtreté lucide. Emile de Girardin est un veilleur public ; son journal, c’est son poste ; il attend, il regarde, il épie, il éclaire, il guette, il crie qui vive ; à la moindre alerte, il fait feu avec sa plume ; prêt à toutes les formes du combat, sentinelle aujourd’hui, général demain. Comme tous les esprits sérieux, il comprend, il voit, il reconnaît, il palpe, pour ainsi dire, l’immense et magni- fique identité que couvrent ces trois mots : révolution, progrès, liberté ; il veut la révolution, mais

  • Nous ajoutions peu de foi à ces bruits, et les faits ont prouvé que nous avions rai- son.

Cependant Jules Favre avait rédigé le décret suivant, qu’il proposa et qui fut immédiatement adopté :
surtout par le progrès ; il veut le progrès, mais uniquement par la liberté. On peut, et selon nous quelquefois avec raison, différer d’avis avec lui sur la route à prendre, sur l’attitude à tenir et sur la position à conserver, mais personne ne peut nier son courage qu’il a prouvé sous toutes les formes, ni rejeter son but qui est l’amélioration morale et matérielle du sort de tous. Emile de Girardin est plus démocrate que républicain, plus socialiste que démocrate ; le jour où ces trois idées, démo- cratie, république, socialisme, c’est-à-dire le principe, la forme et l’application, se feront équilibre dans son esprit, les oscillations qu’il a encore, cesseront. Il a déjà la puissance, il aura la fixité.Dans le cours de cette séance, on va le voir, je ne fus pas toujours d’accord avec Emile de Girardin. Rai- son de plus pour que je constate ici combien j’apprécie cet esprit, fait de lumière et de courage. Emile de Girardin, quelque réserve que chacun puisse ou veuille faire, est un des hommes qui ho- norent la presse contemporaine ; il unit au plus haut degré la dextérité du combattant à la sérénité du penseur.J’allai à lui et je lui demandai :- Vous reste-t-il quelques ouvriers à la Presse ?Il me ré- pondit : – Nos presses sont sous le scellé et gardées par la gendarmerie mobile, mais j’ai cinq ou six ouvriers de bonne volonté, on peut tirer quelques placards à la brosse.- Eh bien, repris-je, impri- mez nos décrets et nos proclamations. – J’imprimerai, répondit-il, tout ce qui ne sera pas un appel aux armes.Il ajouta en s’adressant à moi : – Je connais votre proclamation. C’est un cri de guerre, je ne puis imprimer cela.On se récria. Il nous déclara alors qu’il faisait de son côté des proclamations, mais dans un sens différent du nôtre. Que selon lui, ce n’était pas par les armes qu’il fallait com- battre Louis Bonaparte, mais par le vide. Par les armes il sera vainqueur, par le vide il sera vaincu. Il nous conjura de l’aider à isoler l’homme qu’il appelait éloquemment « le déchu du 2 décembre ». Faisons le vide autour de lui ! s’écriait Emile de Girardin. Proclamons la grève universelle ! Que le marchand cesse de vendre, que le consommateur cesse d’acheter, que l’ouvrier cesse de travailler, que le boucher cesse de tuer, que le boulanger cesse de cuire, que tout chôme, jusqu’à l’lmprimerie nationale, que Louis Bonaparte ne trouve pas un compositeur pour composer le Moniteur , pas un pressier pour le tirer, pas un colleur pour l’afficher ! La grève universelle ! l’isolement, la solitude, le vide autour de cet homme ! Que la nation se retire de lui. Tout pouvoir dont la nation se retire tombe comme un arbre dont la racine se séparerait. Louis Bonaparte, abandonné de tous dans son crime, s’évanouira. Rien qu’en croisant les bras autour de lui, on le fera tomber. Au contraire, tirez-lui des coups de fusil, vous le consolidez. L’armée est ivre, le peuple est ahuri et ne se mêle de rien, la bourgeoisie a peur du président, du peuple, de vous, de tout ! Pas de victoire possible. Vous allez devant vous, en braves gens, vous risquez vos têtes, c’est bien ; vous entraînez avec vous deux ou trois mille hommes intrépides dont le sang, mêlé au vôtre, coule déjà. C’est héroïque, soit. Ce n’est pas politique. Quant à moi, je n’imprimerai pas d’appel aux armes et je me refuse au combat. Organisons la grève universelle !Ce point de vue était hautain et superbe ; mais malheureusement je le sentais irréalisable. Deux aspects du vrai saisissent Girardin, le côté logique et le côté pratique. Ici, selon moi, le côté pratique faisait défaut.Michel (de Bourges) lui répondit. Michel (de Bourges), avec sa dialectique ferme et sa raison vive, posait le doigt sur ce qui était pour nous la question im- médiate, le crime de Louis Bonaparte, la nécessité de se dresser debout devant ce crime. C’était plutôt une conversation qu’une discussion ; mais Michel (de Bourges), puis Jules Favre, qui parla ensuite, s’y élevèrent à la plus haute éloquence. Jules Favre, digne de comprendre le puissant esprit

DÉCRET REPUBLIQUE FRANÇAISE

LIBERTÉ – ÉGALITÉ – FRATERNITÉ « Les représentants soussignés, demeurés libres, réunis en assemblée de permanence ;
»Vu l’arrestation de la plupart de leurs collègues, vu l’urgence ;
de Girardin, eût volontiers adopté cette idée, si elle lui eût semblé praticable, de la grève univer- selle, du vide autour de l’homme ; il la trouvait grande, mais impossible. Une nation ne s’arrête pas court. Même frappée au cœur, elle va encore. Le mouvement social, qui est la vie animale des so- ciétés, survit au mouvement politique. Quoi que pût espérer Emile de Girardin, il y aura toujours un boucher qui tuera, un boulanger qui cuira, il faut bien manger ! Faire croiser les bras au travail universel, chimère ! disait Jules Favre, rêve ! Le peuple se bat trois jours, quatre jours, huit jours ; la société n’attend pas indéfiniment. Quant à la situation, sans doute elle était terrible, sans doute elle était tragique, et le sang coulait ; mais cette situation, qui l’avait faite ? Louis Bonaparte. Nous, nous l’acceptions telle qu’elle était, rien de plus.Emile de Girardin, ferme, logique, absolu dans son idée, persista. Quelques-uns pouvaient être ébranlés. Les arguments, si abondants dans ce vigoureux et inépuisable esprit, lui arrivaient en foule. Quant à moi, je voyais devant moi le devoir comme un flambeau.Je l’interrompis, je m’écriai : – Il est trop tard pour délibérer sur ce qu’on fera. Ce n’est pas à faire. C’est fait. Le gant du coup d’Etat est jeté, la gauche le ramasse. C’est aussi simple que cela. L’acte du Deux-Décembre est un défi infâme, insolent, inouï, à la démocratie, à la civilisa- tion, à la liberté, au peuple, à la France. Je répète que nous avons ramassé ce gant. Nous sommes la loi, mais la loi vivante qui peut s’armer au besoin et combattre. Un fusil dans nos mains, c’est une protestation. Je ne sais pas si nous vaincrons, mais nous devons protester. Protester dans le parlement d’abord ; le parlement fermé, protester dans la rue ; la rue fermée, protester dans l’exil ; l’exil accompli, protester dans la tombe. Voilà notre rôle à nous, notre fonction, notre mission. Le mandat des représentants est élastique ; le peuple le donne, les événements l’élargissent.Pendant que nous délibérions, notre collègue Napoléon Bonaparte, fils de l’ancien roi de Westphalie, était survenu. Il écoutait. Il prit la parole. Il flétrit énergiquement et avec l’accent d’une indignation sin- cère et généreuse le crime de son cousin, mais il déclara que dans sa pensée une protestation écrite suffisait, protestation des représentants, protestation du conseil d’Etat, protestation des magis- trats, protestation de la presse ; que cette protestation serait unanime et éclairerait la France, que pour toute autre forme de résistance on n’aurait pas l’unanimité. Que, quant à lui, ayant toujours trouvé la Constitution mauvaise, l’ayant dans la Constituante combattue dès le premier instant, il ne la défendrait pas le dernier jour ; il ne donnerait, certes, pas une goutte de sang pour elle. Que la Constitution était morte, mais que la République était vivante ; et qu’il fallait sauver, non la Consti- tution, cadavre, mais la République, principe !Les réclamations éclatèrent. Bancel, jeune, ardent, éloquent, impétueux, tout débordant de conviction, s’écria que ce qu’il fallait voir, ce n’était pas les défauts de la Constitution, mais l’horreur du crime commis, la trahison flagrante, le serment violé ; il déclara qu’on pouvait avoir voté contre la Constitution dans l’Assemblée constituante et la défendre aujourd’hui en présence d’un usurpateur, et que c’était logique, et que plusieurs d’entre nous étaient dans ce cas. Il me cita comme exemple. – Preuve, dit-il, Victor Hugo. – Il termina ainsi :

  • Vous avez assisté à la construction d’un navire, vous l’avez trouvé mal bâti, vous avez donné des conseils qui n’ont pas été écoutés. Cependant vous avez dû monter à bord de ce vaisseau, vos en- fants et vos frères y sont avec vous, votre mère y est embarquée. Un pirate arrive, la hache dans une main pour saborder le navire ; la torche dans l’autre pour l’incendier. L’équipage veut se dé- fendre, court aux armes. Direz-vous à l’équipage : Moi, je trouve ce navire mal construit et je veux

»Considérant que pour l’accomplissement de son crime Louis Bonaparte ne s’est pas contenté de multiplier les moyens de destruction les plus formidables contre la vie et les propriétés des citoyens de Paris, qu’il a foulé aux pieds toutes les lois, anéanti toutes les garanties des nations civilisées ;
»Considérant que ces criminelles folies ne font qu’augmenter la violente répro- bation de toutes les consciences et hâter l’heure de la vengeance nationale, mais le laisser détruire ?- En pareil cas, ajouta Edgar Quinet, qui n’est pas du parti du navire est du parti du pirate.On nous cria de toutes parts : Le décret ! lisez le décret !J’étais debout adossé à la chemi- née. Napoléon Bonaparte vint à moi, et, s’approchant de mon oreille :- Vous livrez, me dit-il tout bas, une bataille perdue d’avance. Je lui répondis : – Je ne regarde pas le succès, je regarde le de- voir. Il répliqua : – Vous êtes un homme politique, et par conséquent vous devez vous préoccuper du succès. Je vous répète, avant que vous alliez plus loin, que c’est une bataille d’avance perdue. Je repris : – Si nous engageons la lutte, la bataille est perdue, vous le dites, je le crois ; mais si nous ne l’engageons pas, c’est l’honneur qui est perdu. J’aime mieux perdre la bataille que l’honneur. Il resta un moment silencieux, puis il me prit la main.- Soit, reprit-il, mais écoutez. Vous courez, vous personnellement, de grands dangers. De tous les hommes de l’Assemblée, vous êtes celui que le président hait le plus. Vous l’avez, du haut de la tribune, surnommé Napoléon-le-Petit ; vous com- prenez, c’est inoubliable, cela. En outre, c’est vous qui avez dicté l’appel aux armes, et on le sait. Si vous êtes pris, vous êtes perdu. Vous serez fusillé sur place, ou tout au moins déporté. Avez-vous un lieu sûr où coucher cette nuit ?Je n’y avais pas encore songé. – Ma foi non, lui dis-je. Il reprit : – Eh bien, venez chez moi. Il n’y a peut-être qu’une maison dans Paris où vous soyez en sûreté, c’est la mienne. On ne viendra pas vous chercher là. Venez-y le jour, la nuit, à quelque heure qu’il vous plaira ; je vous attendrai, et c’est moi qui vous ouvrirai. Je demeure rue d’Alger, n° 5.Je le remerciai, l’offre était noble et cordiale, j’en fus touché. Je n’en ai point usé, mais je ne l’ai pas oubliée. On cria de nouveau : – Lisons le décret. Assis ! assis ! – Il y avait devant la cheminée une table ronde ; on y apporta une lampe, des plumes, des écritoires et du papier ; les membres du comité s’assirent à cette table ; les représentants prirent place autour d’eux sur les canapés et les fauteuils et sur toutes les chaises qu’on put trouver dans les chambres voisines. Quelques-uns cherchèrent des yeux Napoléon Bonaparte. Il s’était retiré. Un membre demanda qu’avant toute chose la réunion se déclarât Assemblée nationale et se constituât en nommant immédiatement un président et un bureau. Je fis remarquer que nous n’avions pas à nous déclarer Assemblée, que nous étions l’As- semblée, de droit comme de fait, et toute l’Assemblée, nos collègues absents étant empêchés par la force ; que l’Assemblée nationale, même mutilée par le coup d’Etat, devait conserver son entité et rester constituée après comme avant ; que nommer un autre président et un autre bureau, ce serait donner prise à Louis Bonaparte, et accepter en quelque sorte le décret de dissolution ; que nous ne devions faire rien de pareil ; que nos décrets devaient être publiés, non avec la signature d’un président quel qu’il fût, mais avec la signature de tous les membres de la gauche non arrê- tés, qu’ils auraient ainsi pleine autorité sur le peuple, et pleine action. On renonça à nommer un président. Noël Parfait proposa que nos décrets et nos actes fussent rendus, non avec la formule : l’Assemblée nationale – décrète : – etc. ; mais avec la formule : les représentants du peuple restés libres, – décrètent : – etc. ; – de cette façon nous conservions toute l’autorité attachée à la qualité de représentants du peuple, sans associer à la solidarité de nos actes les représentants arrêtés. Cette formule avait en outre l’avantage de nous séparer de la droite. Le peuple savait que les seuls repré- sentants restés libres étaient les membres de la gauche. On adopta l’avis de Noël Parfait.Je donnai lecture du décret de déchéance. Il était conçu en ces termes :DÉCLARATIONLes représentants du peuple restés libres, vu l’article 68 de la Constitution ainsi conçu :« ART. 68. – Toute mesure par qu’il importe de proclamer le droit, »Décrètent : »ARTICLE PREMIER. – L’état de siège est levé dans tous les départements où il a été établi, les lois ordinaires re- prennent leur empire.
»ART. 2. – Il est enjoint à tous les chefs militaires, sous peine de forfaiture, de se démettre immédiatement des pouvoirs extraordinaires qui leur ont été conférés.
»ART. 3. – Les fonctionnaires et agents de la force publique sont chargés, sous peine de forfaiture, de mettre à exécution le présent décret. »Fait en séance de permanence, le 3 décembre 1851. »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer