Histoire d’un crime de Victor Hugo

VI. Décrets des représentants restés libres
Le texte de l’arrêt que l’on croyait rendu par la Haute Cour de justice nous avait été apporté par l’ancien constituant Martin (de Strasbourg), avocat à la cour de cassation. En même temps nous apprenions ce qui se passait rue Aumaire. La ba- taille s’engageait, il importait de la soutenir et de l’alimenter ; il importait de placer toujours la résistance légale à côté de la résistance armée. Les membres réunis la veille à la mairie du Xe arrondissement avaient décrété la déchéance de Louis Bo- naparte ; mais ce décret, rendu par une réunion presque exclusivement composée des membres impopulaires de la majorité, pouvait être sans action sur les masses ; il était nécessaire que la gauche le reprît, le fît sien, lui imprimât un accent plus énergique et plus révolutionnaire, et s’emparât de l’arrêt de la Haute Cour, que l’on croyait réel, pour prêter main-forte à cet arrêt et le rendre exécutoire.

Dans notre appel aux armes, nous avions mis Louis Bonaparte hors la loi. Le décret de déchéance, repris et contresigné par nous, s’ajoutait utilement à cette mise hors la loi, et complétait l’acte révolutionnaire par l’acte légal.

Le comité de résistance convoqua les représentants républicains.

L’appartement de M. Grévy où nous étions étant trop resserré, nous assignâmes pour lieu de réunion le n° 10 de la rue des Moulins, quoique avertis que la police avait déjà fait une descente dans cette maison. Mais nous n’avions pas le choix ; en révolution, la prudence est impossible, et l’on s’aperçoit bien vite qu’elle est inutile. Se confier, se confier toujours, telle est la loi des grands actes qui déter- minent parfois les grands événements. L’improvisation perpétuelle des moyens, des procédés, des expédients, des ressources, rien pas à pas, tout d’emblée, ja- mais le terrain sondé, toutes les chances acceptées en bloc, les mauvaises comme les bonnes, tout risqué à la fois de tous les côtés, l’heure, le lieu, l’occasion, les amis, la famille, la liberté, la fortune, la vie, c’est là le combat révolutionnaire.

Vers trois heures, soixante représentants environ étaient réunis rue des Mou- lins, n° 10, dans le grand salon, sur lequel s’ouvrait un petit cabinet où siégeait le comité de résistance.

C’était une journée de décembre très sombre, et la nuit semblait déjà presque venue. Hetzel entra. L’éditeur Hetzel, qu’on pourrait appeler aussi le poète Hetzel, est un esprit généreux et un grand courage, il a, on le sait, montré de rares quali- tés politiques comme secrétaire général du ministère des affaires étrangères sous Bastide ; il vint s’offrir à nous, ainsi qu’avait déjà fait dans la matinée le brave et patriote libraire Hingray. Hetzel savait que ce qui nous manquait surtout, c’était une imprimerie. Tant que nous n’avions pas une imprimerie, nous n’avions pas la parole, et Louis Bonaparte parlait seul. Hetzel avait été trouver un imprimeur qui lui avait dit : Forcez – moi , mettez – moi le pistolet sous la gorge , j’imprimerai tout ce que vous voudrez . Il ne s’agissait donc plus que de réunir quelques amis, de s’emparer de cette imprimerie de vive force, de s’y barricader, et d’y soutenir un siège au besoin pendant qu’on imprimerait nos proclamations et nos décrets ; Hetzel nous l’offrait. Un détail de son arrivée au lieu de notre réunion mérite d’être noté. Comme il approchait de la porte cochère, il vit, dans l’espèce de crépuscule de ce triste jour de décembre, un homme debout et immobile à quelque distance et qui semblait guetter. Il alla à cet homme et reconnut l’ancien commissaire de police de l’Assemblée, M. Yon.

  • Que faites-vous là ? dit brusquement Hetzel. Est-ce que vous êtes là pour nous arrêter ? En ce cas, voici ce que j’ai pour vous. – Et il tira deux pistolets de ses poches.

M. Yon répondit en souriant :

  • Je veille en effet, non contre vous, mais pour vous ; je vous garde.

M. Yon sachant notre réunion chez Landrin, et craignant que nous n’y fussions arrêtés, faisait spontanément la police pour nous.

Hetzel s’était déjà ouvert de son projet au représentant Labrousse qui devait l’accompagner et lui donner l’appui moral de l’Assemblée dans sa périlleuse expé- dition. Un premier rendez-vous, convenu entre eux, au café Cardinal, ayant man-

qué, Labrousse avait laissé au maître du café pour Hetzel un billet ainsi conçu :

  • Madame Elisabeth attend M. Hetzel rue des Moulins, n° 10. – C’est sur ce mot qu’Hetzel était venu.

Nous acceptâmes les offres d’Hetzel, et il fut entendu qu’à la nuit tombante le représentant Versigny, qui remplissait les fonctions de secrétaire du comité, lui porterait nos proclamations, nos décrets, les nouvelles qui nous seraient parve- nues, et tout ce que nous jugerions à propos de publier. On régla qu’Hetzel atten- drait Versigny sur le trottoir du bout de la rue Richelieu qui longe le café Cardinal.

Cependant Jules Favre, Michel (de Bourges) et moi, nous avions rédigé le décret final qui devait combiner la déchéance votée par la droite avec la mise hors la loi votée par nous. Nous rentrâmes dans le salon pour le lire aux représentants assemblés et le leur faire signer.

En ce moment la porte s’ouvrit et Emile de Girardin se présenta. Depuis la veille nous ne l’avions pas encore vu.

Emile de Girardin, en le dégageant de cette vapeur qui enveloppe tout com- battant dans la mêlée des partis et qui, à distance, change ou obscurcit la figure des hommes, Emile de Girardin est un rare penseur, un écrivain précis, énergique, logique, adroit, robuste, un journaliste dans lequel, comme dans tous les grands journalistes, on sent l’homme d’Etat. On doit à Emile de Girardin ce progrès mé- morable, la presse à bon marché. Emile de Girardin a ce grand don, l’opiniâtreté lucide. Emile de Girardin est un veilleur public ; son journal, c’est son poste ; il at- tend, il regarde, il épie, il éclaire, il guette, il crie qui vive ; à la moindre alerte, il fait feu avec sa plume ; prêt à toutes les formes du combat, sentinelle aujourd’hui, général demain. Comme tous les esprits sérieux, il comprend, il voit, il reconnaît, il palpe, pour ainsi dire, l’immense et magnifique identité que couvrent ces trois mots : révolution, progrès, liberté ; il veut la révolution, mais surtout par le pro- grès ; il veut le progrès, mais uniquement par la liberté. On peut, et selon nous quelquefois avec raison, différer d’avis avec lui sur la route à prendre, sur l’attitude à tenir et sur la position à conserver, mais personne ne peut nier son courage qu’il a prouvé sous toutes les formes, ni rejeter son but qui est l’amélioration morale et matérielle du sort de tous. Emile de Girardin est plus démocrate que républicain, plus socialiste que démocrate ; le jour où ces trois idées, démocratie, république, socialisme, c’est-à-dire le principe, la forme et l’application, se feront équilibre dans son esprit, les oscillations qu’il a encore, cesseront. Il a déjà la puissance, il aura la fixité.

Dans le cours de cette séance, on va le voir, je ne fus pas toujours d’accord avec Emile de Girardin. Raison de plus pour que je constate ici combien j’apprécie cet esprit, fait de lumière et de courage. Emile de Girardin, quelque réserve que cha- cun puisse ou veuille faire, est un des hommes qui honorent la presse contem- poraine ; il unit au plus haut degré la dextérité du combattant à la sérénité du penseur.

J’allai à lui et je lui demandai :

  • Vous reste-t-il quelques ouvriers à la Presse ?

Il me répondit : – Nos presses sont sous le scellé et gardées par la gendarmerie mobile, mais j’ai cinq ou six ouvriers de bonne volonté, on peut tirer quelques placards à la brosse.

  • Eh bien, repris-je, imprimez nos décrets et nos proclamations. – J’imprimerai, répondit-il, tout ce qui ne sera pas un appel aux armes.

Il ajouta en s’adressant à moi : – Je connais votre proclamation. C’est un cri de guerre, je ne puis imprimer cela.

On se récria. Il nous déclara alors qu’il faisait de son côté des proclamations, mais dans un sens différent du nôtre. Que selon lui, ce n’était pas par les armes qu’il fallait combattre Louis Bonaparte, mais par le vide. Par les armes il sera vain- queur, par le vide il sera vaincu. Il nous conjura de l’aider à isoler l’homme qu’il appelait éloquemment « le déchu du 2 décembre ». Faisons le vide autour de lui ! s’écriait Emile de Girardin. Proclamons la grève universelle ! Que le marchand cesse de vendre, que le consommateur cesse d’acheter, que l’ouvrier cesse de tra- vailler, que le boucher cesse de tuer, que le boulanger cesse de cuire, que tout chôme, jusqu’à l’lmprimerie nationale, que Louis Bonaparte ne trouve pas un compositeur pour composer le Moniteur , pas un pressier pour le tirer, pas un colleur pour l’afficher ! La grève universelle ! l’isolement, la solitude, le vide au- tour de cet homme ! Que la nation se retire de lui. Tout pouvoir dont la nation se retire tombe comme un arbre dont la racine se séparerait. Louis Bonaparte, aban- donné de tous dans son crime, s’évanouira. Rien qu’en croisant les bras autour de lui, on le fera tomber. Au contraire, tirez-lui des coups de fusil, vous le consolidez. L’armée est ivre, le peuple est ahuri et ne se mêle de rien, la bourgeoisie a peur du président, du peuple, de vous, de tout ! Pas de victoire possible. Vous allez de- vant vous, en braves gens, vous risquez vos têtes, c’est bien ; vous entraînez avec vous deux ou trois mille hommes intrépides dont le sang, mêlé au vôtre, coule déjà. C’est héroïque, soit. Ce n’est pas politique. Quant à moi, je n’imprimerai pas d’appel aux armes et je me refuse au combat. Organisons la grève universelle !

Ce point de vue était hautain et superbe ; mais malheureusement je le sentais irréalisable. Deux aspects du vrai saisissent Girardin, le côté logique et le côté pra- tique. Ici, selon moi, le côté pratique faisait défaut.

Michel (de Bourges) lui répondit. Michel (de Bourges), avec sa dialectique ferme et sa raison vive, posait le doigt sur ce qui était pour nous la question immédiate, le crime de Louis Bonaparte, la nécessité de se dresser debout devant ce crime. C’était plutôt une conversation qu’une discussion ; mais Michel (de Bourges), puis Jules Favre, qui parla ensuite, s’y élevèrent à la plus haute éloquence. Jules Favre, digne de comprendre le puissant esprit de Girardin, eût volontiers adopté cette idée, si elle lui eût semblé praticable, de la grève universelle, du vide autour de l’homme ; il la trouvait grande, mais impossible. Une nation ne s’arrête pas court. Même frappée au cœur, elle va encore. Le mouvement social, qui est la vie ani- male des sociétés, survit au mouvement politique. Quoi que pût espérer Emile de Girardin, il y aura toujours un boucher qui tuera, un boulanger qui cuira, il faut bien manger ! Faire croiser les bras au travail universel, chimère ! disait Jules Favre, rêve ! Le peuple se bat trois jours, quatre jours, huit jours ; la société n’attend pas indéfiniment. Quant à la situation, sans doute elle était terrible, sans doute elle était tragique, et le sang coulait ; mais cette situation, qui l’avait faite ? Louis Bo- naparte. Nous, nous l’acceptions telle qu’elle était, rien de plus.

Emile de Girardin, ferme, logique, absolu dans son idée, persista. Quelques-uns pouvaient être ébranlés. Les arguments, si abondants dans ce vigoureux et inépui- sable esprit, lui arrivaient en foule. Quant à moi, je voyais devant moi le devoir comme un flambeau.

Je l’interrompis, je m’écriai : – Il est trop tard pour délibérer sur ce qu’on fera. Ce n’est pas à faire. C’est fait. Le gant du coup d’Etat est jeté, la gauche le ramasse. C’est aussi simple que cela. L’acte du Deux-Décembre est un défi infâme, insolent, inouï, à la démocratie, à la civilisation, à la liberté, au peuple, à la France. Je répète que nous avons ramassé ce gant. Nous sommes la loi, mais la loi vivante qui peut s’armer au besoin et combattre. Un fusil dans nos mains, c’est une protestation. Je ne sais pas si nous vaincrons, mais nous devons protester. Protester dans le parle- ment d’abord ; le parlement fermé, protester dans la rue ; la rue fermée, protester dans l’exil ; l’exil accompli, protester dans la tombe. Voilà notre rôle à nous, notre fonction, notre mission. Le mandat des représentants est élastique ; le peuple le donne, les événements l’élargissent.

Pendant que nous délibérions, notre collègue Napoléon Bonaparte, fils de l’an- cien roi de Westphalie, était survenu. Il écoutait. Il prit la parole. Il flétrit énergi- quement et avec l’accent d’une indignation sincère et généreuse le crime de son cousin, mais il déclara que dans sa pensée une protestation écrite suffisait, protes- tation des représentants, protestation du conseil d’Etat, protestation des magis- trats, protestation de la presse ; que cette protestation serait unanime et éclairerait la France, que pour toute autre forme de résistance on n’aurait pas l’unanimité. Que, quant à lui, ayant toujours trouvé la Constitution mauvaise, l’ayant dans la Constituante combattue dès le premier instant, il ne la défendrait pas le dernier jour ; il ne donnerait, certes, pas une goutte de sang pour elle. Que la Constitu- tion était morte, mais que la République était vivante ; et qu’il fallait sauver, non la Constitution, cadavre, mais la République, principe !

Les réclamations éclatèrent. Bancel, jeune, ardent, éloquent, impétueux, tout débordant de conviction, s’écria que ce qu’il fallait voir, ce n’était pas les défauts de la Constitution, mais l’horreur du crime commis, la trahison flagrante, le ser- ment violé ; il déclara qu’on pouvait avoir voté contre la Constitution dans l’As- semblée constituante et la défendre aujourd’hui en présence d’un usurpateur, et que c’était logique, et que plusieurs d’entre nous étaient dans ce cas. Il me cita comme exemple. – Preuve, dit-il, Victor Hugo. – Il termina ainsi : – Vous avez as- sisté à la construction d’un navire, vous l’avez trouvé mal bâti, vous avez donné des conseils qui n’ont pas été écoutés. Cependant vous avez dû monter à bord de ce vaisseau, vos enfants et vos frères y sont avec vous, votre mère y est embarquée. Un pirate arrive, la hache dans une main pour saborder le navire ; la torche dans l’autre pour l’incendier. L’équipage veut se défendre, court aux armes. Direz-vous à l’équipage : Moi, je trouve ce navire mal construit et je veux le laisser détruire ?

  • En pareil cas, ajouta Edgar Quinet, qui n’est pas du parti du navire est du parti du pirate.

On nous cria de toutes parts : Le décret ! lisez le décret !

J’étais debout adossé à la cheminée. Napoléon Bonaparte vint à moi, et, s’ap- prochant de mon oreille :

  • Vous livrez, me dit-il tout bas, une bataille perdue d’avance.

Je lui répondis : – Je ne regarde pas le succès, je regarde le devoir.

Il répliqua : – Vous êtes un homme politique, et par conséquent vous devez vous préoccuper du succès. Je vous répète, avant que vous alliez plus loin, que c’est une bataille d’avance perdue.

Je repris : – Si nous engageons la lutte, la bataille est perdue, vous le dites, je le crois ; mais si nous ne l’engageons pas, c’est l’honneur qui est perdu. J’aime mieux perdre la bataille que l’honneur.

Il resta un moment silencieux, puis il me prit la main.

  • Soit, reprit-il, mais écoutez. Vous courez, vous personnellement, de grands dangers. De tous les hommes de l’Assemblée, vous êtes celui que le président hait le plus. Vous l’avez, du haut de la tribune, surnommé Napoléon-le-Petit ; vous comprenez, c’est inoubliable, cela. En outre, c’est vous qui avez dicté l’appel aux armes, et on le sait. Si vous êtes pris, vous êtes perdu. Vous serez fusillé sur place, ou tout au moins déporté. Avez-vous un lieu sûr où coucher cette nuit ?

Je n’y avais pas encore songé. – Ma foi non, lui dis-je.

Il reprit : – Eh bien, venez chez moi. Il n’y a peut-être qu’une maison dans Pa- ris où vous soyez en sûreté, c’est la mienne. On ne viendra pas vous chercher là. Venez-y le jour, la nuit, à quelque heure qu’il vous plaira ; je vous attendrai, et c’est moi qui vous ouvrirai. Je demeure rue d’Alger, n° 5.

Je le remerciai, l’offre était noble et cordiale, j’en fus touché. Je n’en ai point usé, mais je ne l’ai pas oubliée.

On cria de nouveau : – Lisons le décret. Assis ! assis ! – Il y avait devant la che- minée une table ronde ; on y apporta une lampe, des plumes, des écritoires et du papier ; les membres du comité s’assirent à cette table ; les représentants prirent place autour d’eux sur les canapés et les fauteuils et sur toutes les chaises qu’on put trouver dans les chambres voisines. Quelques-uns cherchèrent des yeux Na- poléon Bonaparte. Il s’était retiré.

Un membre demanda qu’avant toute chose la réunion se déclarât Assemblée nationale et se constituât en nommant immédiatement un président et un bu- reau. Je fis remarquer que nous n’avions pas à nous déclarer Assemblée, que nous étions l’Assemblée, de droit comme de fait, et toute l’Assemblée, nos collègues absents étant empêchés par la force ; que l’Assemblée nationale, même mutilée par le coup d’Etat, devait conserver son entité et rester constituée après comme avant ; que nommer un autre président et un autre bureau, ce serait donner prise à Louis Bonaparte, et accepter en quelque sorte le décret de dissolution ; que nous ne devions faire rien de pareil ; que nos décrets devaient être publiés, non avec la signature d’un président quel qu’il fût, mais avec la signature de tous les membres de la gauche non arrêtés, qu’ils auraient ainsi pleine autorité sur le peuple, et pleine action. On renonça à nommer un président. Noël Parfait proposa que nos décrets et nos actes fussent rendus, non avec la formule : l’Assemblée nationale

  • décrète : – etc. ; mais avec la formule : les représentants du peuple restés libres,
  • décrètent : – etc. ; – de cette façon nous conservions toute l’autorité attachée à la qualité de représentants du peuple, sans associer à la solidarité de nos actes les représentants arrêtés. Cette formule avait en outre l’avantage de nous séparer de la droite. Le peuple savait que les seuls représentants restés libres étaient les membres de la gauche. On adopta l’avis de Noël Parfait.

Je donnai lecture du décret de déchéance. Il était conçu en ces termes : DÉCLA- RATION Les représentants du peuple restés libres, vu l’article 68 de la Constitution ainsi conçu : « ART. 68. – Toute mesure par laquelle le président de la République dissout l’Assemblée, la proroge, ou met obstacle à l’exercice de son mandat, est un crime de haute trahison.
»Par ce seul fait le président est déchu de ses fonctions ; les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance ; le pouvoir exécutif passe de plein droit à l’Assemblée nationale ; les juges de la Haute Cour de justice se réunissent immédiatement, à peine de forfaiture ; ils convoquent les jurés dans le lieu qu’ils désignent pour procéder au jugement du président et de ses complices. »Décrètent :

ARTICLE PREMIER. – Louis Bonaparte est déchu de ses fonctions de président de la République.

ART. 2. – Tous citoyens et fonctionnaires publics sont tenus de lui refuser obéis- sance sous peine de complicité.

ART. 3. – L’arrêt rendu le 2 décembre par la Haute Cour de justice, et qui déclare Louis Bonaparte prévenu du crime de haute trahison, sera publié et exécuté. En conséquence, les autorités civiles et militaires sont requises, sous peine de forfai- ture, de prêter main-forte à l’exécution dudit arrêt. Fait à Paris en séance de per- manence, le 3 décembre 1851. 3 ”Cette” ”liste”, ”qui” ”appartient” ”à” ”l’histoire”, ”ayant” ”servi” ”de” ”base” ”à” ”la” ”liste” ”de” ”proscription”, ”on” ”la” ”retrouve- ra” ”tout” ”entière” ”dans” ”les” Notes ”de” ”ce” ”livre”..

Le nom d’Emile de Girardin sur cette liste frappa mes yeux. Il était toujours pré- sent.
3LOUIS NAPOLÉON est mis hors la loi.L’état de siège est aboli.Le suffrage universel est ré- tabli.VIVE LA RÉPUBLIQUE !AUX ARMES !POUR LA MONTAGNE RÉUNIE, Le délégué ,VICTOR
HUGO.La seconde était ainsi conçue :HABITANTS DE PARISLes gardes nationales et le peuple des départements marchent sur Paris pour vous aider à saisir le TRAÎTRE Louis-Napoléon BO- NAPARTE.Pour les représentants du peuple :VICTOR HUGO, président .SCHŒLCHER, secrétaire
.Cette dernière affiche, imprimée sur des petits carrés de papier, se répandit, dit un historiographe du coup d’Etat, à des milliers d’exemplaires.De leur côté, les malfaiteurs installés dans les hôtels du gouvernement répliquaient par des menaces ; les larges placards blancs, c’est-à-dire officiels, se multipliaient. On lisait dans l’un :« Nous, préfet de police, »Arrêtons ce qui suit : »Art. 1er. – Tout rassemblement est rigoureusement interdit. Il sera immédiatement dissipé par la force. »Art. 2. – Tout cri séditieux, toute lecture en public, tout affichage d’écrit politique n’émanant pas d’une au- torité régulièrement instituée, sont également interdits. »Art. 3. – Les agents de la force publique veilleront à l’exécution du présent arrêté. »Fait à la préfecture de police, le 3 décembre 1851. »Le préfet de police , »DE MAUPAS. » »Vu et approuvé, »Le ministre de l’intérieur , »DE MORNY. »On li- sait dans l’autre :« Le ministre de la guerre, »Vu la loi sur l’état de siège, »Arrête : »Tout individu pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main, SERA FUSILLÉ. »Le géné- ral de division , ministre de la guerre , »DE SAINT-ARNAUD. »Nous reproduisons ces proclama- tions scrupuleusement, et jusqu’à la ponctuation. Les mots SERA FUSILLÉ étaient en majuscules dans l’affiche signée DE SAINT-ARNAUD.Les boulevards se couvraient d’une foule en fermenta- tion. L’agitation, grandissant dans le centre, gagnait trois arrondissements, le VIe, le IXe et le XIIe. Le quartier des écoles entrait en rumeur. Les étudiants en droit et en médecine acclamaient de Flotte sur la place du Panthéon. Madier de Montjau, ardent, éloquent, parcourait et remuait Bel- leville. Les troupes, à chaque instant grossies, prenaient position sur tous les points stratégiques de Paris.A une heure, un jeune homme nous fut amené par l’avocat des associations ouvrières, l’ancien constituant Leblond, chez lequel le comité avait délibéré le matin même. Nous étions en permanence, Carnot, Jules Favre, Michel (de Bourges) et moi. Ce jeune homme, qui avait la pa- role grave et le regard intelligent, se nommait King. Il était envoyé vers nous par le comité des association ouvrières dont il était délégué. Les associations ouvrières, nous dit-il, se mettaient à la disposition du comité d’insurrection légale nommé par la gauche. Elles pouvaient jeter dans la lutte cinq ou six mille homme hommes résolus. On ferait de la poudre ; quant aux fusils, on en trouverait. Les associations ouvrières nous demandaient un ordre de combat signé de nous. Jules Favre prit une plume et écrivit :« Les représentants soussignés donnent mandat au citoyen King et à ses amis de défendre avec eux, et les armes à la main, le suffrage universel, la République, les lois. »Il data et nous signâmes tous les quatre.- Cela suffit, nous dit le délégué, vous entendrez par- ler de nous.Deux heures après, on vint nous annoncer que le combat commençait. On se battait rue Aumaire.== V. Le Cadavre de Baudin ==Du côté du faubourg Saint-Antoine, nous avions, je l’ai dit, à peu près perdu toute espérance, mais les hommes du coup d’Etat n’avaient pas perdu toute inquiétude. Depuis les tentatives et les barricades du matin, une surveillance rigoureuse y avait été organisée. Quiconque abordait le faubourg avait chance d’être examiné, suivi, et, au moindre soupçon, arrêté. La surveillance était pourtant parfois en défaut. Vers deux heures, un homme de

  • Signez-vous le décret ? lui demandai-je.
  • Sans hésiter.
  • En ce cas, vous consentez à l’imprimer ?
    petite taille, à l’air sérieux et attentif, traversait le faubourg. Un sergent de ville et un agent en bour- geois lui barrèrent le chemin. – Qui êtes-vous ? – Vous le voyez, un passant. – Où allez-vous ? – Là, tout près, chez Bartholomé, contremaître à la sucrerie. – On le fouille. Lui-même ouvre son porte- feuille ; les agents retournent les poches de son gilet et déboutonnent sa chemise sur sa poitrine ; enfin le sergent de ville dit en grommelant : – Vous me faisiez pourtant l’effet d’avoir été ici ce matin, allez-vous-en. C’était le représentant Gindrier. S’ils ne s’étaient pas arrêtés aux poches du gilet et s’ils avaient fouillé le paletot, ils y auraient trouvé son écharpe ; Gindrier eût été fusillé.Ne point se laisser arrêter, se conserver libres pour la lutte, tel était le mot d’ordre des membres de la gauche ; c’est pourquoi nous avions nos écharpes sur nous, mais point visibles.Gindrier n’avait pas mangé de la journée ; il songea à rentrer chez lui et regagna les quartiers neufs du chemin de fer du Havre où il demeurait. Rue de Calais – c’est une rue déserte qui va de la rue Blanche à la rue de Clichy – un fiacre passait. Gindrier s’entend appeler par son nom. Il se retourne et aper- çoit dans le fiacre deux personnes, parentes de Baudin, et un homme qu’il ne connaissait pas. L’une des parentes de Baudin, madame L…, lui crie : – Baudin est blessé ! Elle ajouta : – On l’a porté à l’hospice Saint-Antoine. Nous allons le chercher. Venez avec nous. – Gindrier monta dans le fiacre.Cependant l’inconnu était le porte-sonnette du commissaire de police de la rue Sainte- Marguerite-Saint-Antoine. Il avait été chargé par le commissaire d’aller chez Baudin, rue de Clichy, numéro 88, prévenir sa famille. Ne rencontrant que des femmes, il s’était borné à leur dire que le représentant Baudin était blessé. Il s’était offert à les accompagner et se trouvait dans le fiacre. On avait prononcé devant lui le nom de Gindrier. Ce pouvait être une imprudence. On s’en expliqua avec lui ; il déclara qu’il ne trahirait pas le représentant, et il fut convenu que devant le commis- saire de police Gindrier serait un parent et s’appellerait Baudin.Les pauvres femmes espéraient. La blessure était grave peut-être, mais Baudin était jeune et d’une bonne constitution. – On le sauvera, disaient-elles. Gindrier gardait le silence. Chez le commissaire de police, le voile se déchira. – Com- ment va-t-il ? demanda madame L… en entrant. – Mais, dit le commissaire, il est mort. – Comment ! mort ? – Oui, tué sur le coup.Ce fut un moment douloureux. Le désespoir de ces deux femmes si brusquement frappées au cœur éclata en sanglots. – Ah ? infâme Bonaparte ! s’écriait madame L…, il a tué Baudin. Eh bien, je le tuerai. Je serai la Charlotte Corday de ce Marat.Gindrier réclama le corps de Baudin. Le commissaire de police ne consentit à le rendre à la famille qu’en exigeant la promesse qu’on l’enterrerait sur-le-champ et sans bruit et qu’on ne le montrerait pas au peuple. – Vous comprenez, ajouta-t-il, que la vue d’un représentant tué et sanglant pourrait soulever Paris. – Le coup d’Etat faisait des cadavres, mais ne voulait pas qu’on s’en servît.A ces conditions, le com- missaire donna à Gindrier deux hommes et un sauf-conduit pour aller chercher Baudin à l’hospice où il avait été déposé.Cependant le frère de Baudin, jeune homme de vingt-quatre ans, étudiant en médecine, survint. Ce jeune homme a été depuis arrêté et emprisonné ; son crime, c’est son frère ; poursuivons. On se rendit à l’hospice. Sur le vu du sauf-conduit, le directeur introduisit Gindrier et le jeune Baudin dans une salle basse. Il y avait là trois grabats couverts de draps blancs sous lesquels on distinguait la forme immobile de trois corps humains. Celui des trois qui occupait le lit du milieu, c’était Baudin. Il avait à sa droite le jeune soldat tué une minute avant lui à côté de Schœlcher, et à sa gauche une vieille femme qu’une balle perdue avait atteinte rue de Cotte et que Tout de suite. Il reprit :N’ayant plus de presses, comme je vous l’ai dit, je ne puis faire tirer qu’en placards et à la brosse ; c’est long, mais ce soir à huit heures vous aurez cinq cents les exécuteurs du coup d’Etat n’avaient ramassée que plus tard ; dans le premier moment on ne re- trouve pas toutes ses richesses.Les trois cadavres étalent nus sous leur suaire.On avait seulement laissé à Baudin sa chemise et son gilet de flanelle. On avait trouvé sur lui sept francs, sa montre et sa chaîne d’or, sa médaille de représentant, et un porte-crayon en or dont il s’était servi rue Popincourt, après m’avoir passé l’autre crayon, que je conserve. Gindrier et le jeune Baudin s’ap- prochèrent tête nue du grabat qui était au milieu. On souleva le suaire, et la face de Baudin mort leur apparut. Il était calme et semblait dormir. Aucun trait du visage n’était contracté ; une nuance livide commençait à marbrer ses joues.On dressa procès-verbal. C’est l’usage. Il ne suffit pas de tuer les gens, Il faut encore dresser procès-verbal. Le jeune Baudin dut signer comme quoi, sur la réquisition du commissaire de police, « on lui faisait livraison »du cadavre de son frère. Pendant ces signatures, Gindrier, dans la cour de l’hospice, s’efforçait, sinon de consoler, du moins de cal- mer les deux femmes désespérées.Tout à coup un homme qui venait d’entrer dans la cour, et qui depuis quelques instants le considérait avec attention, l’aborda brusquement :- Que faites-vous là ?- Que vous importe ! dit Gindrier.- Vous venez chercher le corps de Baudin ?- Oui.- Cette voiture est à vous ?- Oui.- Montez-y tout de suite, et baissez les stores.- Que voulez-vous dire ?- Vous êtes le représentant Gindrier. Je vous connais. Vous étiez ce matin à la barricade. Si quelque autre que moi vous voit, vous êtes perdu.Gindrier suivit le conseil et monta dans le fiacre. Tout en montant il de- manda à l’homme :- Vous êtes de la police ?L’homme ne répondit pas. Un moment après, il revint, et dit à voix basse près de la portière du fiacre derrière laquelle Gindrier s’était renfermé :- Oui, j’en mange le pain, mais je n’en fais pas le métier.Les deux hommes de peine envoyés par le com- missaire de police prirent Baudin sur le lit de bois et l’apportèrent à la voiture. On le mit au fond du fiacre, la face couverte, et enveloppé du suaire de la tête aux pieds. Un ouvrier qui était là prêta son manteau qu’on jeta sur le cadavre, afin de ne pas attirer l’attention des passants. Madame L… se plaça à côté du corps, Gindrier en face, le jeune Baudin près de Gindrier. Un fiacre suivait où étaient l’autre parente de Baudin et un étudiant en médecine nommé Dutèche.On partit. Pendant le trajet, la tête du cadavre secoué par la voiture allait et venait d’une épaule à l’autre ; le sang de la blessure recommença à couler et reparaissait en larges plaques rouges à travers le drap blanc. Gin- drier, le bras étendu et la main posée sur sa poitrine, l’empêchait de tomber en avant ; madame L… le soutenait de côté.On avait recommandé au cocher d’aller lentement ; le trajet dura plus d’une heure.Quand on arriva au n° 88 de la rue de Clichy, la descente du corps attira des curieux devant la porte. Les voisins accoururent. Le frère de Baudin, aidé de Gindrier et de Dutèche, monta le ca- davre au quatrième étage, où Baudin demeurait. C’était une maison neuve et il n’y habitait que depuis quelques mois.Ils le portèrent dans sa chambre, qui était en ordre et telle qu’il l’avait quit- tée le 2 au matin. Le lit où il n’avait pas couché la nuit précédente n’était pas défait. Un livre qu’il lisait était resté sur sa table, ouvert à la page où il s’était interrompu. Ils déroulèrent le suaire, et Gindrier lui coupa avec des ciseaux sa chemise et son gilet de flanelle. Ils lavèrent le corps. La balle était entrée par l’angle de l’arcade de l’œil droit et sortie par le derrière de la tête. La plaie de l’œil n’avait pas saigné. Il s’y était formé une sorte de tumeur ; le sang avait coulé à flots par le trou de l’occiput. On lui mit du linge blanc, on lui fit un lit blanc et on le coucha, la tête sur son oreiller, la face découverte. Les femmes se lamentaient dans la chambre à côté.Gindrier, déjà, avait rendu le exemplaires
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