Histoire d’un crime de Victor Hugo

Le ministre de l’intérieur , DE MORNY.
Il y eut en outre une liste d’éloignés où figuraient Edgar Quinet, Victor Chauf- four, le général Laidet, Pascal Duprat, Versigny, Antony Thouret, Thiers, Girardin, et Rémusat. Quatre représentants, Mathé, Greppo, Marc Dufraisse et Richardet, furent ajoutés à la liste ou expulsés . Le représentant Miot fut réservé aux tortures des casemates d’Afrique. Ainsi, en dehors des massacres, la victoire du coup d’Etat se solda par ces chiffres : quatre-vingt-huit représentants proscrits, un tué.

Je déjeunais habituellement à Bruxelles dans un café appelé le café des Mille- Colonnes et que fréquentaient les proscrits. Le 10 janvier, j’avais invité à déjeuner Michel (de Bourges), et nous étions assis à la même table. Le garçon m’apporta le Moniteur français ; j’y jetai un coup d’œil.

  • Ah ! dis-je, c’est la liste de proscription. Je la parcourus du regard, et je dis à Michel (de Bourges) : – J’ai à vous annoncer une mauvaise nouvelle . – Michel (de Bourges) devint pâle. J’ajoutai : – Vous n’êtes pas sur la liste .- Son visage rayonna.

Michel (de Bourges), si vaillant devant la mort, était faible devant l’exil.

VIII. David d’Angers
Brutalités et férocités mêlées. Le grand statuaire David d’Angers fut arrêté chez lui, rue d’Assas, n° 16 ; le commissaire de police, en entrant, lui demanda :

  • Avez-vous des armes chez vous ?
  • Oui, dit David. Pour me défendre. Et il ajouta :
  • Si j’avais affaire à des gens civilisés.
  • Où sont ces armes ? reprit le commissaire. Voyons-les. David lui montra son atelier plein de chefs-d’œuvre.
    On le mit dans un fiacre, et on le conduisit au dépôt de la préfecture de police.

Il y a là place pour cent vingt détenus. Ils étaient sept cents. David était, lui douzième, dans un cachot pour deux. Pas de jour ni d’air. Un soupirail étroit au- dessus de leur tête. Un affreux baquet dans un coin, commun à tous, couvert, mais non fermé d’un couvercle de bois. A midi on apportait la soupe. Une espèce d’eau puante et chaude , me disait David. Ils se tenaient debout contre le mur et piéti- naient sur les matelas qu’on avait jetés à terre, n’ayant pas de place pour s’y cou- cher. A la fin pourtant ils se serrèrent tant les uns contre les autres qu’ils parvinrent à s’étendre tout de leur long. On leur avait jeté des couvertures. Quelques-uns dor- maient. Au petit jour, les verrous grinçaient, la porte s’ouvrait, le gardien criait : – Levez-vous ! Ils passaient dans le couloir voisin ; le gardien enlevait les matelas, jetait quelques seaux d’eau sur le pavé, épongeait tant bien que mal, rapportait

les matelas sur la dalle humide, et leur disait : Rentrez. On les verrouillait jusqu’au lendemain matin. De temps en temps on amenait une centaine de nouveaux dé- tenus et l’on en venait chercher une centaine d’anciens (ceux qui étaient là depuis deux ou trois jours). Que devenaient-ils ? La nuit, de leur cachot, les prisonniers entendaient des détonations, et les passants, le matin, voyaient, nous l’avons dit, des mares de sang dans la cour de la préfecture.

L’appel des sortants se faisait par ordre alphabétique.

Un jour on appela David d’Angers. David prit son paquet et se disposait à partir, quand le directeur de la geôle qui semblait veiller sur lui survint tout à coup, et dit vivement : – Restez, monsieur David, restez.

Un matin il vit entrer dans sa cellule Buchez, l’ancien président de l’Assemblée constituante. – Ah ! dit David, c’est bien, vous venez visiter les prisonniers. – Je suis prisonnier, dit Buchez.

On voulait exiger de David qu’il partît pour l’Amérique. Il refusa. On se contenta de la Belgique. Le 19 décembre il arriva à Bruxelles. Il vint me voir et me dit : – Je suis logé au Grand-Monarque, rue des Fripiers, n° 89. – Et il ajouta en riant : – Grand monarque. Le roi. Les fripiers. Les royalistes. 89. La Révolution. Le hasard a de l’esprit.

IX. Notre dernière réunion
Le 3 tout venait à nous, le 5 tout se retira de nous.

Ce fut comme une mer immense qui s’en va. Elle était venue formidable, elle s’en alla sinistre. Sombres marées du peuple.

Et qui eut cette puissance de dire à cet océan : Tu n ’iras pas plus loin ? Hélas ! un pygmée.

Ces retraites d’abîme sont insondables. L’abîme a peur. De quoi ?

De quelque chose de plus profond que lui. Du crime. Le peuple recula. Il recula le 5, le 6 il disparut.
Il n’y eut plus rien à l’horizon, qu’une sorte de vaste nuit commençante. Cette nuit a été l’empire.
Nous nous retrouvâmes le 5 ce que nous étions le 2. Seuls.

Mais nous persévérâmes. Notre situation d’âme était ceci : désespérés, oui ; dé- couragés, non.

Les mauvaises nouvelles nous arrivaient, comme l’avant-veille les bonnes, coup sur coup. Aubry (du Nord) était à la Conciergerie. Notre éloquent et cher Crémieux était à Mazas. Louis Blanc qui, quoique banni, venait au secours de la France et nous apportait la grande puissance de son nom et de son âme, avait dû, comme Ledru-Rollin, s’arrêter devant la catastrophe du 4. Il n’avait pu dépasser Tournay.

Quant au général Neumayer, il n’avait pas « marché sur Paris », mais il y était venu. Quoi faire ? Sa soumission.

Nous n’avions plus d’asile. Le n° 15 de la rue Richelieu était surveillé, le n° 11 de la rue du Mont-Thabor était dénoncé. Nous errions dans Paris, nous retrouvant çà et là, et échangeant quelques mots à voix basse, ne sachant pas où nous couche- rions et si nous mangerions, et, parmi ces têtes qui ignoraient quel oreiller elles auraient le soir, il y en avait au moins une qui était mise à prix.

On s’abordait, et voici les choses qu’on se disait :

  • Qu’est devenu un tel ?
  • Il est arrêté.
  • Et un tel ?
  • Mort.
  • Et un tel ?
  • Disparu.

Nous eûmes cependant encore une réunion. Ce fut le 6, chez le représentant Raymond, place de la Madeleine. Nous nous y rencontrâmes presque tous. Je pus y serrer la main d’Edgar Quinet, de Chauffour, de Clément Dulac, de Bancel, de Versigny, d’Emile Péan, et je retrouvai avec plaisir notre énergique et intègre hôte de la rue Blanche, Coppens, et notre courageux collègue Pons-Tande, que nous avions perdu de vue dans la fumée de la bataille. Des fenêtres de la chambre où nous délibérions, on apercevait la place de la Madeleine et les boulevards militai- rement envahis et couverts d’une troupe farouche et profonde, rangée en bataille, et qui semblait encore faire front à un combat possible. Charamaule arriva.

Il tira de son large caban deux pistolets, les posa sur la table, et dit : – Tout est fini. Il n’y a plus de faisable et de sage qu’un coup de tête. Je l’offre. Etes-vous avec moi, Victor Hugo ?

  • Oui, répondis-je.

Je ne savais ce qu’il allait dire, mais je savais qu’il ne dirait rien que de grand. En effet :

  • Nous sommes ici, reprit-il, environ cinquante représentants du peuple, encore debout et assemblés. Nous sommes tout ce qui reste de l’Assemblée nationale, du suffrage universel, de la loi, du droit. Demain où serons-nous ? Nous ne savons. Dispersés ou morts. L’heure d’aujourd’hui est à nous ; cette heure passée, nous n’avons plus rien que l’ombre. L’occasion est unique. Profitons-en.

Il s’arrêta, nous regarda fixement de son ferme regard, et reprit :

  • Profitons de ce hasard d’être vivants, et d’être ensemble. Le groupe qui est ici, c’est toute la République. Eh bien, toute la République, offrons-la en nos per- sonnes à l’armée, et faisons devant la République reculer l’armée et devant le droit reculer la force. Il faut que dans cette minute suprême un des deux tremble, la force ou le droit ; si le droit ne tremble pas, la force tremblera. Si nous ne trem- blons pas, les soldats trembleront. Marchons au crime. Si la loi avance, le crime

reculera. Dans tous les cas, nous aurons fait notre devoir. Vivants, nous serons des sauveurs ; morts, nous serons des héros. Voici ce que je propose :

Il se fit un profond silence.

  • Mettons nos écharpes et descendons tous processionnellement, deux par deux, dans la place de la Madeleine. Vous voyez bien ce colonel qui est là devant le grand perron, avec son régiment en bataille. Nous irons à lui, et là, devant ses soldats, je le sommerai de se ranger au devoir, et de rendre à la République son régiment. S’il refuse…

Charamaule prit dans ses deux mains ses deux pistolets.

  • Je lui brûle la cervelle.
  • Charamaule, lui dis-je, je serai à côté de vous.
  • Je le savais bien, me dit Charamaule. Il ajouta :
  • Cette explosion réveillera le peuple.
  • Mais, s’écrièrent plusieurs, si elle ne le réveille pas ?
  • Nous mourrons.
  • Je suis avec vous, lui dis-je. Nous nous serrâmes la main. Mais les objections éclatèrent.

Personne ne tremblait, mais tous examinaient. Ne serait-ce pas une folie ? Et une folie inutile ? Ne serait-ce pas jouer, sans aucune chance de succès possible, la dernière carte de la République ? Quelle fortune pour Bonaparte ! écraser d’un coup tout ce qui restait de résistants et de militants ! En finir une fois pour toutes. On était vaincu, soit, mais fallait-il ajouter l’anéantissement à la défaite ? Aucune chance de succès possible. On ne brûle pas la cervelle à une armée. Faire ce que conseillait Charamaule, ce serait s’ouvrir la tombe, rien de plus. Ce serait un grand suicide, mais ce serait un suicide. Dans de certains cas, n’être que des héros, c’est de l’égoïsme. On a tout de suite fait, on est illustre, on s’en va dans l’histoire ; c’est commode. On laisse à d’autres derrière soi le rude labeur de la longue protesta- tion, l’inébranlable résistance de l’exil, la vie amère et dure du vaincu qui continue de combattre la victoire. Une certaine patience fait partie de la politique. Savoir attendre la revanche est quelquefois plus difficile que brusquer le dénouement. Il y a deux courages, la bravoure et la persévérance ; le premier est du soldat, le second est du citoyen. Une fin quelconque, même intrépide, ne suffit pas. Se tirer d’affaire par la mort, c’est trop vite fait ; ce qu’il faut, ce qui est malaisé, c’est ti- rer d’affaire la patrie. Non, disaient de très nobles contradicteurs à Charamaule et à moi, cet Aujourd’hui que vous nous proposez, c’est la suppression de Demain ; prenez garde, il y a une certaine quantité de désertion dans le suicide…

Le mot « désertion »heurta douloureusement Charamaule. – Soit, dit-il. Je re- nonce.

Cette scène fut grande, et Quinet, plus tard, dans l’exil, m’en parlait avec une émotion profonde.

On se sépara. On ne se revit plus.

J’étais errant dans la rue. Où coucher ? telle était la question. Je pensais que le n° 19 de la rue Richelieu était probablement espionné comme le n° 15. Mais la nuit était froide ; je me décidai à rentrer, à tout hasard, dans cet asile, peut-être dan- gereux. J’eus raison de m’y confier. J’y soupai d’un morceau de pain, et j’y passai une très bonne nuit. Le lendemain, au point du jour, en m’éveillant, je pensai aux devoirs qui m’attendaient, je songeai que j’allais sortir, et que probablement je ne rentrerais plus dans cette chambre, et je pris un peu du pain qui me restait, et je l’émiettai sur le bord de la fenêtre pour les oiseaux.

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