Histoire d’un crime de Victor Hugo

VI.
Ce désastre de Sedan était facile à éviter pour le premier venu, impossible pour Louis Bonaparte. Il l’évita si peu qu’il vint le chercher. Lex fati .

Notre armée semblait arrangée exprès pour la catastrophe. Le soldat était in- quiet, désorienté, affamé. Le 31 août il y avait, dans les rues de Sedan, des sol- dats qui cherchaient leur régiment et qui allaient de porte en porte demandant du pain. On a vu qu’un ordre de l’empereur indiquait le lendemain 1er septembre pour jour de repos . En effet l’armée était épuisée de fatigue. Et pourtant elle n’avait eu que de courtes étapes. Le soldat perdait presque l’habitude de marcher. Tel corps, le 1er, par exemple, en était à ne faire que deux lieues par jour (le 29 août, de Stonne à Raucourt).

Pendant ce temps-là l’armée allemande, inexorablement commandée, et me- née au bâton comme l’armée de Xercès, accomplissait des marches de quatorze lieues en quinze heures, ce qui lui permettait d’arriver à l’improviste et de cerner l’armée française endormie. Se laisser surprendre était la coutume ; le général de Failly s’était laissé surprendre à Beaumont ; le jour, les soldats démontaient leurs fusils pour les nettoyer, la nuit ils dormaient, sans même couper les ponts qui les livraient à l’ennemi ; ainsi l’on négligea de faire sauter les ponts de Mouzon et de Bazeilles. Le 1er septembre, le jour n’avait pas encore paru que déjà une avant- garde de sept bataillons commandée par le général Schultz saisissait la Rulle et assurait la jonction de l’armée de la Meuse avec la garde royale. Presque à la même minute, avec la précision allemande, les wurtembergeois s’emparaient du pont de la Platinerie, et, cachés par le bois Chevalier, les bataillons saxons, déployés en co- lonnes de compagnie, occupaient tout le chemin de la Moncelle à Villers-Cernay.

Aussi, on l’a vu, le réveil de l’armée française fut horrible. A Bazeilles, un brouillard s’ajoutait à la fumée. Nos soldats, assaillis dans cette ombre, ne savaient ce que la mort leur voulait ; ils se battirent de chambre en chambre et de maison en mai- son 3 . Ce fut en vain que la brigade Reboul vint appuyer la brigade Martin des Pallières ; il fallut céder. En même temps, Ducrot était forcé de se concentrer au bois de la Garenne, en avant du calvaire d’Illy ; Douay, ébranlé, se repliait ; Lebrun seul tenait bon sur le plateau de Stenay. Nos troupes occupaient une ligne de cinq kilomètres ; le front de l’armée française faisait face à l’est, la gauche face au nord, l’extrême gauche (brigade Guyomar) face à l’ouest ; mais on ne savait si l’on fai- sait face à l’ennemi, on ne le voyait pas ; l’extermination frappait sans se montrer ; on avait affaire à Méduse masquée. Notre cavalerie était excellente, mais inutile.
Le champ de bataille, obstrué par un grand bois, coupé de bouquets d’arbres, de maisons et de fermes et de murs de clôture, était bon pour l’artillerie et l’infan- terie, mauvais pour la cavalerie. Le ruisseau de Givonne, qui coule au fond et le traverse, eut pendant trois jours plus de sang que d’eau. Entre autres lieux de car- nage, Saint-Menges fut épouvantable. La trouée par Carignan vers Montmédy pa- rut possible un moment, puis se ferma. Il n’y eut plus que ce refuge, Sedan ; Se- dan, encombré de charrois, de fourgons, d’attelages, de baraques à blessés ; tas de combustible. Cette agonie des héros dura dix heures. Ils refusaient de se rendre, ils s’indignaient, ils voulaient achever leur mort, si vaillamment commencée. On les livra.

Nous l’avons dit, trois hommes, trois soldats intrépides, s’étaient succédé dans
le commandement, Mac-Mahon, Ducrot, Wimpffen ; Mac-Mahon n’eut que le temps d’être blessé, Ducrot n’eut que le temps de faire une faute, Wimpffen n’eut que le temps d’avoir une idée héroïque, et il l’eut ; mais Mac-Mahon n’est pas respon- sable de sa blessure, Ducrot n’est pas responsable de sa faute, et Wimpffen n’est pas responsable de l’impossibilité de la trouée. L’obus qui a frappé Mac-Mahon l’a
3 « Les français furent littéralement tirés du sommeil par notre attaque . »Helvig.

retiré de la catastrophe ; la faute de Ducrot, l’ordre inopportun de retraite donné au général Lebrun, s’explique par l’horreur confuse de la situation, et est plutôt une erreur qu’une faute ; Wimpffen, désespéré, avait besoin pour sa trouée de vingt mille soldats et n’en a pu réunir que deux mille ; l’histoire dégage ces trois hommes ; il n’y a eu, dans ce désastre de Sedan, qu’un seul et fatal général, l’em- pereur. Ce qui s’est noué le 2 décembre 1851 s’est dénoué le 2 septembre 1870 ; le carnage du boulevard Montmartre et la capitulation de Sedan sont, nous y in- sistons, les deux parties d’un syllogisme ; la logique et la justice ont la même ba- lance ; il était dans cette destinée funeste de commencer par un drapeau noir, le massacre, et de finir par un drapeau blanc, le déshonneur.

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